Gilles Kepel : «Le 11 Septembre d'Israël, version iranienne»

Gilles Kepel : «Le 11 Septembre d'Israël, version iranienne»
الاثنين 9 أكتوبر, 2023


TRIBUNE - L’attaque sanglante du Hamas contre l’État hébreu a été comparée à la guerre du Kippour d’octobre 1973. Mais pour l’islamologue, l’opération rappelle davantage le 11 septembre 2001 et constitue un coup porté, non seulement à Israël, mais aussi aux puissances occidentales.

La spectaculaire razzia menée par le Hamas en franchissant la frontière israélienne à l'aube du Shabbat le samedi 7 octobre a été comparée à la guerre d'octobre 1973 – dite aussi du Kippour ou du Ramadan – déclenchée par le raïs égyptien Anouar al-Sadate et le président syrien Hafez al-Assad, un demi-siècle auparavant, au jour près. Celle-ci avait considérablement affaibli l'État hébreu, le contraignant à initier le retrait des territoires occupés lors de la «Guerre des Six Jours» de juin 1967. Elle bouleversa l'économie mondiale et les rapports de force au Moyen-Orient, faisant de l'Arabie saoudite du roi Fayçal, initiateur de l'embargo pétrolier arabe qui déclencha la hausse massive des cours du brut, la superpuissance régionale.

La coïncidence des dates n’est pas fortuite, jusque dans l’effet de surprise maximisé par l’attaque au moment d’une fête religieuse juive qui suspend la vigilance de Tsahal : mais c’est bien plutôt dans la continuité de la « double razzia bénie » lancée par al-Qaida contre New York et Washington, le 11 septembre 2001, que s’inscrit symboliquement l’assaut du Hamas. De même que Ben Laden avait réussi à frapper l’opinion musulmane – et mondiale – en manifestant que l’orgueilleuse Amérique était un colosse aux pieds d’argile, superposant dans l’opinion mondiale un millénium islamiste au troisième millénaire chrétien, les dirigeants du Hamas et leur parrain iranien ont exposé comme jamais la fragilité d’Israël, foulant aux pieds la superbe électronique et technologique de la « start-up nation ».

L’infranchissable et onéreuse barrière de sécurité a été cisaillée et franchie, survolée, contournée par la mer, avec une déconcertante facilité, des otages civils et militaires par centaines – selon les premières estimations – emmenés dans les tunnels de Gaza, au milieu de scènes de lynchage, laissant des rues jonchées de cadavres, spectacle terrifiant relayé partout à la surface du globe par les réseaux sociaux. Du jamais-vu depuis la guerre de 1948, lors de la création de l’État hébreu. Quelle que soit l’ampleur des destructions que subit déjà en rétorsion l’enclave palestinienne, le coup porté est inouï : à Israël, mais aussi par consécution à l’Occident nord-atlantique dont ce pays est le symbole abhorré par de nombreux Arabes, musulmans et populations du tiers-monde anciennement colonisé. Quelques années après septembre 2001, al-Qaida n’existait plus, mais les nouveaux rapports de force internationaux en ont été bouleversés. L’hyperpuissance américaine, selon l’expression d’Hubert Védrine, a disparu en tant que mode de domination culturelle sur la planète, ouvrant la voie à un multilatéralisme conflictuel qui s’étend aujourd’hui, deux décennies plus tard, de la guerre d’Ukraine à l’ubiquité des Brics. Les images de raids sur Sderot et d’autres localités du sud d’Israël vont se graver dans les esprits comme une variation terrestre de l’attaque aérienne des tours du World Trade Center.

Ben Laden et Zawahiri avaient aussi conçu le 11 Septembre comme une réplique du djihadisme sunnite à la fatwa chiite de l’ayatollah Khomeyni du 14 février 1989, qui avait galvanisé le monde musulman en faisant de l’Iran le défenseur des croyants offensés par le « blasphème » de Salman Rushdie. Ce coup médiatique mondial avait obnubilé le retrait soviétique de Kaboul le lendemain, qui aurait dû marquer la victoire du djihad afghan financé par les pétromonarchies sunnites et armé par la CIA, entraînant quelques mois plus tard la chute du mur de Berlin. La razzia du Hamas – bien que celui-ci soit un mouvement sunnite issu de l’internationale des Frères musulmans – n’a été rendue possible que grâce à l’aide tous azimuts de l’Iran chiite dont il est devenu le supplétif, tant par la fourniture de matériels que par l’impressionnante préparation conçue par les services de renseignements de Téhéran pour une opération de cette ampleur – anéantissant du même coup la morgue du Mossad et du Shin Beth, parangons désormais déchus de la supériorité israélienne en ce domaine. Les « tirs en solidarité avec Gaza » du Hezbollah, le parti chiite libanais affidé à la République islamique, contre la Galilée et la réplique israélienne immédiate augurent, vingt-quatre heures après la razzia du Hamas, tant de l’extension du conflit que de la coordination de la manœuvre par la force Qods des Pasdarans iraniens.

En reprenant ainsi la main dans le conflit israélo-palestinien désormais poussé au paroxysme de la violence, Téhéran veut en premier lieu torpiller le rapprochement saoudo-israélien impulsé par Washington dans la continuation des accords d’Abraham, et marqué par les visites officielles récentes de deux ministres de l’État juif dans le royaume – une première historique. D’ores et déjà, les images de dévastation à Gaza – incluant celles de mosquées écroulées – du fait des bombardements israéliens mettent en porte-à-faux Riad. Pour M. Netanyahou, dont la crédibilité vacillante en interne et à l’international a pâti de manière décisive d’un effet de surprise désastreux, l’ampleur de la riposte censée « ouvrir les portes de l’enfer » pour le Hamas est le sine qua non de la survie politique. En effet, le délitement moral d’Israël, sous l’effet d’une coalition gouvernementale otage des ministres les plus extrémistes, des attaques contre la Constitution, des manifestations massives et de la désobéissance civile de nombreux réservistes ayant refusé de s’entraîner par protestation contre cette dérive politique, ont créé les conditions d’un affaiblissement qu’a su mettre à profit la République islamique. Mais les effets collatéraux de la riposte de Tsahal avec son cortège prévisible de morts et de blessés en grande quantité - d’autant que le bilan provisoire du samedi 7 octobre laisse penser que le nombre des victimes israéliennes a dépassé celui des palestiniennes le premier jour des affrontements – se sont déjà fait sentir. Riad n’a pu que « mettre en garde Israël contre les risques possibles d’escalade dus à l’occupation et à la privation des droits légitimes du peuple palestinien, ainsi qu’aux provocations systématiques contre ses lieux saints », afin d’éviter que son rival chiite ne trouve là argument pour lui disputer le leadership mondial sur l’islam. Le rapprochement avec l’État hébreu est reporté sine die – au grand embarras de la Maison-Blanche. Celle-ci l’avait conçu pour faire pièce à la politique agressive de Téhéran, qui s’est considérablement rapproché du Kremlin, destinataire d’armes iraniennes utilisées par l’armée russe contre les troupes ukrainiennes. Inversement, la diplomatie philopoutinienne à laquelle s’est tenu M. Netanyahou tout au long de ses années au pouvoir, et qui constituait une assurance politique face à la République islamique, notamment dans l’espace aérien syrien, s’est aussi avérée un échec. Reçu sur le mode mineur à New York, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, par le président Biden, qui ne fait pas mystère du mépris dans lequel il tient « Bibi », ce dernier est contraint aujourd’hui d’appeler ses prédécesseurs à la rescousse… au risque de voir se refermer bientôt sur lui le piège judiciaire que son alliance avec l’extrême droite avait retardé – au prix d’un naufrage politico-sécuritaire de l’État hébreu. Celui-ci connaît l’un des plus graves périls de son existence, tandis que les signataires arabes actuels et potentiels du pacte d’Abraham, ainsi que l’Égypte et la Jordanie, vont devoir affronter leur opinion publique et que les ennemis de l’Occident en général, Téhéran en premier lieu et Moscou par ricochet, en sont les bénéficiaires, sous réserve d’un embrasement généralisé qui serait l’ombre portée du 11 Septembre, récupéré désormais par l’islamisme chiite.

Par Gilles Kepel - Le Figaro

  • Gilles Kepel est l’auteur de « Prophète en son pays » (Éditions de l’Observatoire, vient de paraître).