Moyen-Orient. Pour l’auteur de "Holocaustes", tout laisse à penser que Benyamin Netanyahou, en représailles de l’attaque iranienne, s’apprête à frapper durement le Hezbollah.
C’est un tournant - un de plus - au Moyen-Orient. En tirant dans la nuit de samedi à dimanche plus de 300 drones et missiles, l’Iran a, pour la première fois, cherché à frapper directement Israël sur son territoire. Auteur de Holocaustes (Plon), essai qui analyse l’engrenage de violence déclenché par le 7 octobre, Gilles Kepel évoque pour L’Express les conséquences de cette attaque iranienne, qui "place Netanyahou dans la situation de la victime autorisée à répliquer". Pour le professeur des universités, le Premier ministre israélien, après avoir affaibli le Hamas, pourrait lourdement frapper le Hezbollah, autre pilier de "l’axe de la résistance", et connaître sur le plan intérieur un de ces rebonds politiques dont il a le secret. Entretien.
En attaquant pour la première fois directement le territoire israélien sans faire de grands dégâts, l’Iran n’a-t-il pas fait un cadeau à Benyamin Netanyahou ?
Gilles Kepel L’Iran me semble effectivement dans une position paradoxale de faiblesse. Ces six mois de guerre à Gaza, avec des dizaines de milliers de victimes civiles, ont terni la réputation d’Israël et de Netanyahou. Mais la réalité militaire n’est pas glorieuse pour le Hamas, qui n’a plus qu’une toute petite partie de ses effectifs intacts, cachés sous Rafah autour de Yahya Sinwar. Ce fer de lance de "l’axe de la résistance" n’est plus capable de représenter une menace importante.
En attaquant directement Israël, lequel a bénéficié non seulement de ses propres forces de défense antiaérienne, mais également d’interceptions réalisées par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, l’Iran place Netanyahou dans la situation de la victime autorisée à répliquer. Le Premier ministre est bien sûr dépendant des Etats-Unis, et Joe Biden lui a explicitement dit "pas d’escalade", c’est-à-dire de ne pas s’en prendre directement à l’Iran. Mais cela n’empêche pas une attaque contre le Hezbollah, ce qui au passage rendrait heureux une grande partie des Libanais, qui ne supportent plus la dictature qu’exerce cette organisation ayant largement contribué à la ruine totale du pays. Cela signifierait que le deuxième mandataire de Téhéran au Levant serait lui aussi très affaibli. A partir de là, l’Iran perdrait une grande partie de sa capacité de nuisance. Ce qui enchanterait non seulement Israël, mais aussi la plupart des pays sunnites. Netanyahou bénéficie en tout cas aujourd’hui d’une sorte de blanc-seing pour prendre des mesures militaires qui fassent mal à l’Iran.
Vous pensez donc qu’Israël s’apprête à frapper plus durement le Hezbollah ?
Tout l’indique en tout cas. Plus de 80 000 Israéliens vivant sur la frontière nord sont toujours évacués, ce qui permet une attaque sans qu’il y ait de rétorsion majeure. Le Hezbollah n’a pas été capable de représailles quand Saleh al-Arouri, n° 2 de la branche politique du Hamas, a été tué le 2 janvier en plein cœur du fief de la Dahieh, banlieue sud de Beyrouth. Depuis lors, les dirigeants militaires du parti de Dieu sont systématiquement ciblés par des attaques israéliennes. L’Etat hébreu a prouvé qu’il avait des moyens très sophistiqués pour identifier ses principaux chefs, tout comme ses centres névralgiques.
Cette attaque de l’Iran marque-t-elle un tournant pour Israël ?
Cela confirme en tout cas, après le 7 octobre, que l’inviolabilité d’Israël n’existe plus. Cet Etat a été créé en 1947 par l’ONU pour donner aux juifs un havre, dans lequel ils n’auraient plus à craindre un génocide comparable à celui des nazis. Par-delà les massacres, les mutilations et les viols commis par le Hamas, le 7 octobre a ébranlé cette pierre angulaire de l’idéologie étatique sioniste, d’où le traumatisme fort ressenti en Israël. L’attaque par des centaines de drones et missiles iraniens dans la nuit du 13 au 14 avril, même si elle a été inaccomplie et que le bilan humain n’est nullement comparable, participe de la même logique. Après avoir été remise en question par le sol, l’inviolabilité l’Israël l’a été par le ciel. Outre Netanyahou lui-même, toute la doctrine sioniste d’un territoire inviolable et de la supériorité technologique montre des failles, ce qui contraint Israël, s’il veut s’insérer durablement dans la région, à se réinventer assez largement.
Netanyahou va-t-il tirer profit électoralement de cette attaque ?
S’il parvient à infliger des coups très violents au Hezbollah, il peut faire un de ces rebonds dont sa carrière a été familière. En dépit de ses ennuis judiciaires, sans même parler de son défaut de vigilance avant le 7 octobre, Netanyahou peut espérer réussir sa survie politique si, finalement, il se présente comme l’homme qui a très fortement affaibli le Hamas (fusse au prix de dizaines de milliers de morts à Gaza…) avant de réduire les capacités offensives du Hezbollah. Mais les victimes civiles pèseront durablement sur son avenir politique.
Comment expliquer ce que vous présentez comme une actuelle faiblesse iranienne ?
N’oublions pas que le général Zahedi, tué le 1er avril à Damas, était le patron des opérations militaires iraniennes dans tout le Levant. C’est un poste décisif, qui faisait de lui le plus haut gradé des Gardiens de la révolution basés en dehors de l’Iran. La force al-Qods, en tenant Israël sous la menace, est une force de dissuasion. En cas d’attaque israélienne sur les centres de recherches nucléaires, le Hezbollah a les moyens d’infliger des dommages importants à l’Etat hébreu. Mais aujourd’hui, l’Iran est dans une situation complexe sur le plan extérieur. Le pays s’est fait attaquer le 3 janvier, lors de la commémoration du quatrième anniversaire de la mort du général Soleimani, le plus grand symbole du pouvoir iranien, par un groupe djihadiste EI-K, le même qui a ciblé la Russie le 22 mars à Moscou. En réaction, l’Iran a tiré des missiles dans une zone désertique du Pakistan voisin, d’où seraient venus les assaillants. Allié aux Etats-Unis et puissance nucléaire, ce dernier a répondu bien plus violemment, et le ministre iranien des Affaires étrangères iranien a dû se rendre à Islamabad pour dire qu’il s’agissait d’un malentendu. Même là, le régime n’a pas été capable d’une vraie rétorsion.
Avec l’attaque dans la nuit du 13 au 14 avril, les Iraniens ont voulu montrer qu’ils étaient capables de cibler le territoire israélien. Mais on a l’impression qu’ils sont au maximum de leur capacité, proposant d’ailleurs d’en rester là. Cette attaque, contrairement au 7 octobre, n’a bénéficié d’aucun effet de surprise. Cela fait quinze jours que Téhéran avertissait de représailles à venir.
L’Iran a dès le départ mandaté les Houthis pour répliquer, ce qui représente un investissement à très bas prix, mais qui rapporte relativement gros en perturbant le trafic marchand en mer Rouge et dans le canal de Suez. Mais cela nuit aussi à l’allié chinois, car les cargaisons s’empilent dans les ports de Shanghai ou de Ningbo. La Chine, qui subit une importante crise économique, n’est pas ravie. Son communiqué, après l’attaque de l’Iran contre Israël, ressemble d’ailleurs à un jugement de Salomon en disant que les grandes puissances devaient s’assurer qu’il n’y ait pas de débordement, alors que la Russie de Poutine a, elle, salué cette "juste réplique".
Mais le régime iranien fait aussi face à une situation interne compliquée. Après la répression des femmes, des Kurdes ou des sunnites dans le sud-est du pays, après une abstention sans précédent cette année aux élections législatives, l’assise de l’équipe ultra-radicale au pouvoir est de plus en plus étroite. Cela est aussi une conséquence de la militarisation du régime, et du fait que les Gardiens de la révolution se sont substitués, en grande partie, au clergé, qui avait accès à toutes les couches de la société. Les Gardiens sont issus des milieux périphériques. Soleimani a par exemple été enterré à Kerman, une lointaine province, et non à Téhéran. Là où le clergé a à la fois l’oreille du peuple et du prince, les Gardiens de la révolution sont bien moins connectés avec les sphères bourgeoises et commerçantes. Ce qui explique notamment la violence de la répression d’un pouvoir fait de ruffians, face aux contestations de la société civile urbaine et éduquée.
L'Express