Dans « Le Bouleversement du monde. L’après 7 Octobre » (Plon), le politologue Gilles Kepel décrypte le séisme provoqué par les massacres du Hamas.
Le Point: Dans quelle mesure l'escalade en cours entre Israël et le Hezbollah est-elle une suite logique de l'affrontement ouvert par les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023?
Gilles Kepel: Benyamin Netanyahou souhaite une victoire militaire qui fasse oublier son échec du 7 Octobre: elle passe, selon lui, par l'élimination des pires ennemis d'Israël. Le Hezbollah est aujourd'hui le maillon faible de l'« Axe de la résistance », qui va de Téhéran à Gaza. Après l'humiliation créée par l'explosion des bipeurs, qui a fait des dizaines de morts et surtout des milliers de blessés devenus non opérationnels parmi les cadres militaires du Parti de Dieu, puis la liquidation de son état-major réuni autour d'Ibrahim Aqil dans un sous-sol de la banlieue sud de Beyrouth, Netanyahou veut pousser son avantage afin de neutraliser son adversaire et ramener chez eux les 60 000 habitants du nord d'Israël, à proximité de la frontière libanaise, qui en sont partis il y a un an. Le risque d'escalade global est à son maximum.
De quelle manière le 7 Octobre et ses suites ont-ils modifié les lignes géopolitiques mondiales?
Le 7 Octobre bouleverse notre cadre de compréhension de l'univers géopolitique de l'après Seconde Guerre mondiale, qui était fondé sur l'horreur du génocide nazi, sur le «plus jamais ça», et dont l'une des conséquences fut la création d'Israël par l'ONU pour fournir un havre aux survivants et aux rescapés. Même la guerre froide opposant les pays communistes au monde capitaliste n'avait pas remis en cause l'horreur du génocide comme fondement de l'altérité monstrueuse. Au contraire, Occidentaux et Soviétiques rivalisaient dans le fait que chacun d'eux avait été le pire ennemi du nazisme. Même avec la remontée en puissance d'une Russie poutinienne hostile à l'Occident, même après l'invasion de l'Ukraine, ce socle posé en 1945 n'était pas fondamentalement contesté. Mais, aujourd'hui, à la suite des bombardements israéliens sur Gaza, qui ont déjà fait plus de 40000 morts, la notion même de génocide comme fondement moral de l'ordre du monde est retournée contre Israël par un groupe de pays et d'activistes qui se réclament du « Sud global». Ces acteurs remplacent le génocide nazi, comme archétype de l'horreur absolue, par le « génocide» commis par Israël sur les Palestiniens, présenté comme l'aboutissement et l'exacerbation de l'histoire coloniale. Une opposition verticale Sud-Nord s'est substituée à l'opposition horizontale Est-Ouest; le colonialisme du Nord est devenu le mal absolu; les victimes en sont les pays du Sud, qui estiment leur demande de réparation fondée.
Quelles sont les conséquences de ces évolutions pour les pays occidentaux?
Stigmatisées moralement, nos sociétés occidentales sont renvoyées dans leurs cordes de pays du Nord colonialistes. Elles n'ont plus aucun fondement à se réclamer d'un quelconque magistère, alors qu'elles se percevaient comme porteuses du progrès de l'humanité. Aux yeux des activistes du «Sud global », les concepts de liberté, de droits de l'homme ou de démocratie deviennent vides de sens. Le Nord-est condamné à expier le génocide colonial, auquel il contribuerait en soutenant Israël. Le Sud, pour sa part, incarnerait le Bien, à l'image de ce que fut naguère la figure rédemptrice du « prolétariat » marxiste. D'où la fusion de l'islamisme et du gauchisme, à l'œuvre au sein de LFI, où l'on voit des marxistes-léninistes, des athées, des Juifs et des homosexuels applaudir un mouvement, le Hamas, qui est islamiste, antisémite et homophobe. La figure la plus extraordinaire en est l'Américaine Judith Butler, la papesse du wokisme, qui voit le 7 Octobre comme un «acte de résistance» conduit par le Hamas. Il valait mieux pour elle tenir ces propos à Paris plutôt qu'à Gaza, où elle aurait risqué d'être éventrée comme juive et fusillée comme lesbienne...
Pourquoi la Palestine est-elle devenue le cri de ralliement de ces activistes anticoloniaux?
Parce qu'elle est au confluent de plusieurs forces idéologiques: l'extrême gauche d'abord, qui soutient depuis longtemps la résistance palestinienne, puis, à partir du milieu des années 1970, l'islamisme et son énorme capacité de mobilisation. Les gauchistes basculent alors dans la logique de soutien aux islamistes, vus comme porteurs de la lutte contre le capitalisme. Et le facteur nouveau, dans les pays européens, c'est l'irruption dans le champ politique institutionnel d'une forte population musulmane d'origine immigrée. La métamorphose démographique à l'œuvre dans nos sociétés est perçue, d'un côté, comme un «grand remplacement» par l'extrême droite, qui en tire un énorme capital électoral, et, de l'autre, comme une ressource clientéliste par l'extrême gauche. Jean-Luc Mélenchon a axé sa campagne pour les européennes et pour les législatives sur le thème de Gaza, avec Rima Hassan portant un keffieh. Les scores obtenus par les deux extrêmes identitaire témoignent de cette ligne. Une idéologie qui ne séduit pas seulement dans les quartiers, mais aussi parmi les jeunes bourgeois...
Dans les institutions qui forment les élites, de Columbia et Harvard, en Amérique, à Sciences Po, en France, ou à l'université britannique, les mouvements pro-Gaza ont permis d'introduire un coin générationnel et une remise en cause d'une partie du socle des valeurs, de gauche ou de droite, sur lesquelles était fondée justement l'appétence pour les démocraties, les droits de l'homme, la démocratie représentative... Tout cela est perçu comme relatif, car dépendant finalement de bénéfices posthumes, si j'ose dire, de la rente coloniale et, donc, exigeant une remise en cause fondamentale, pas seulement de l'ordre du monde mais aussi des fondements moraux des sociétés européennes elles-mêmes. Lors des dernières élections au Royaume-Uni, on a vu les travaillistes, même s'ils ont gagné au plan national du fait de l'effondrement des conservateurs, perdre une grande partie des suffrages musulmans qu'ils obtenaient d'habitude. Six députés ont été élus sur le thème de Gaza, ce qui est tout à fait extraordinaire. Il n'y avait jamais eu d'élus au Parlement britannique, ni d'ailleurs français, sur une thématique étrangère. Cela aboutit à créer une construction politique forclose dont le référent n'est plus à l'intérieur de la nation. Les enjeux ne sont plus l'amélioration des salaires ou une meilleure intégration, mais Gaza.
Un renversement des valeurs qui a aussi des conséquences en France...
Depuis les élections européennes, on n'a pas cherché à constituer un gouvernement appliquant la ligne d'une majorité mais à trouver un plus petit commun dénominateur qui lui permettrait de ne pas être renversé par la gauche « soumise aux « Insoumis», pour reprendre l'expression de Laurent Joffrin, qui traduit PS en « Parti soumis », ni par le RN. La polarisation identitaire entre Mélenchon. et Le Pen inhibe le système politique français, de venu dysfonctionnel. Nos démocraties sont mises en défaut par ce nouvel ordre du monde, mais c'est sans doute en France, pays jacobin centralisé, que le phénomène est le plus spectaculaire.
Peut-être aussi en Amérique, où Trump, s'il était réélu, le serait en partie grâce à Gaza?
Aux Etats-Unis, le rôle ahurissant des grands électeurs fait que le choix que feront les 350000 Arabes du Michigan, dont nombre d'entre eux sont des chiites d'origine libanaise influencés par le Hezbollah, pourrait être déterminant dans la présidentielle américaine. Il est hallucinant que le Parti de Dieu lié à l'Iran puisse peser, certes parmi d'autres facteurs, dans l'élection de la personna lité la plus puissante du monde.
Le 7 Octobre, écrivez-vous, a marqué la défaite de la stratégie israélo-américaine de contournement de la question palestinienne. Pour autant, la solution à deux États est-elle plus réaliste aujourd'hui?
Il faut partir de l'hypothèse que Benyamin Netanyahou recherche une victoire militaire, parce qu'en attendant l'investiture du prochain président il a le temps de tirer profit de l'absence du «surmoi» américain, du fait que Joe Biden a jeté l'éponge. Mais ce sera une victoire tactique, si tant est qu'il la remporte. Stratégiquement, il n'en va pas de même. Il va falloir trouver une solution pour l'après, pour la cohabitation. Si jamais l'État juif gagnait la guerre, il faudrait qu'il gagne ensuite la paix et, pour l'instant, on en est loin. Je ne suis pas sûr qu'Israël en ait même la capacité. Quant à un État palestinien.... Des deux parties du territoire qui pourrait être le sien, l'un, la bande de Gaza, est ravagé, et l'autre, la Cisjordanie, est mité par les suprémacistes sionistes religieux qui en mangent un morceau chaque jour. Donc tout cela implique, d'une part, qu'il y ait un changement politique au sommet d'Israël et, d'autre part et c'est encore plus difficile, de construire de la confiance, comme ça a été le cas.