Par Alexandre Devecchio
GRAND ENTRETIEN - Selon le spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, la tragédie du 7 octobre a précipité un basculement géopolitique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. L'élimination par Tsahal du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s'inscrit dans ce grand chamboulement, explique-t-il.
Dans son nouveau livre, Le Bouleversement du monde (Plon), qui vient de paraître, Gilles Kepel analyse les conséquences du pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023. Selon le spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, cette tragédie a précipité un basculement géopolitique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. L'élimination par Tsahal du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s'inscrit dans ce grand chamboulement, explique-t-il.
Après la prise en défaut du renseignement israélien le 7 octobre de l'an dernier, elle sonne comme une revanche éclatante pour Israël et Benyamin Netanyahou, au prix de nombreuses victimes au Sud Liban. Elle pourrait aussi annoncer un changement de paradigme, car à travers Nasrallah, principale figure mystico-politique du chiisme contemporain, c'est la République islamique d'Iran qui est touchée et son régime tout entier qui est fragilisé.
LE FIGARO. - L'armée israélienne a annoncé, samedi, la mort de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Cette opération a lieu un an, presque jour pour jour, après le 7 octobre. Est-ce une revanche pour Israël?
GILLES KEPEL. - Indéniablement. On peut même situer ce bouleversement dans une temporalité plus vaste. C'est actuellement le moment des fêtes juives de Kippour qui, dans l'histoire contemporaine, restaient connotées avec la percée fulgurante des armées égyptienne et syrienne lors de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, qui avaient bousculé les défenses israéliennes, un souvenir traumatique pour l'État hébreu. Puis, le 7 octobre 2023, cinquante ans plus un jour après, la razzia pogromiste du Hamas avait pris en défaut, avec un effet de surprise identique, la frontière de Gaza, avec le massacre de plus de mille personnes dans les kibboutz et parmi les jeunes festivaliers de Nova, puis la prise massive d'otages entraînés dans les tunnels de l'enclave côtière. Après une «riposte disproportionnée» - selon les préconisations de la doctrine de défense de Tsahal - qui s'est traduite par une hécatombe à Gaza qui dépasserait les 40 000 morts, 100 000 blessés, outre deux millions de déplacés, mais où Israël s'embourbait militairement et qui a eu des effets d'image et de réputation catastrophiques pour l'État juif, l'offensive contre le Hezbollah au Liban lui permet d'engranger un succès militaire et politique où Tsahal et le Mossad font une démonstration fulgurante de savoir-faire dans la belligérance électronique de demain. Cette nouvelle guerre de Kippour de 2024 a vocation à renverser le symbolisme de la faiblesse d'Israël en octobre 1973 puis 2023, et à retourner celle-ci en l'expression d'une force à ce stade en tout cas, sans préjuger de la suite.
Mais sur le plan technique, de l'explosion des bipeurs, puis talkie-walkie, piégés préalablement par le Mossad, qui a neutralisé des milliers de cadres militaires du Parti de Dieu, et a semé la panique dans les rangs adverses, jusqu'aux frappes ciblées avec une précision inouïe qui ont liquidé l'essentiel de l'état-major et finalement occis Nasrallah en principe l'un des hommes les mieux protégés du monde la démonstration de virtuosité militaire est exceptionnelle, et en ce sens, c'est une revanche sur la prise en défaut du renseignement israélien le 7 octobre de l'an dernier. Le Hezbollah est décapité, ses militants et sympathisants sonnés, mais cela se fait au prix de nombreuses victimes civiles au Sud Liban, dans la Bekaa et dans la banlieue sud de Beyrouth, la dahiyé (banlieue, en arabe dialectal), les zones d'habitat chiite et fief du parti. Pour les autres communautés libanaises, et les chiites hostiles au Hezbollah, qui ressentaient la domination militaro-policière du parti affidé de Téhéran, c'est un changement de paradigme, et chacun retient son souffle, dans l'attente des conséquences.
Vous avez souvent affirmé que Benyamin Netanyahou poursuivait la guerre car il jouait sa survie politique. Est-ce une revanche pour lui aussi?
Il lui fallait laver sa responsabilité personnelle dans l'incapacité à prévoir la razzia pogromiste du 7 octobre: il était convaincu d'avoir neutralisé le Hamas, en le faisant stipendier par les 30 millions à 40 millions de dollars mensuels versés en liquide par le Qatar à Gaza grâce à l'avion venu de Doha à l'aéroport Ben-Gourion, puis convoyé à la barrière d'Erez par le Mossad, et aussi en laissant circuler toutes les marchandises possibles (et les armes fournies par l'Iran) par les tunnels avec le Sinaï égyptien. Contre l'évidence, il ne prenait pas Sinwar au sérieux dans son esprit, le leader charismatique du Hamas, orateur enflammé, aboyait mais ne mordrait pas. Pour laver sa réputation, échapper à la défaite politique comme aux conséquences judiciaires, il lui fallait un succès militaire, quelqu'en soit le coût humain, tant par les dizaines de milliers de victimes civiles palestiniennes et désormais libanaises, que par le sacrifice assumé des otages israéliens au profit du primat de l'offensive. Il veut laisser dans l'histoire l'image néo-biblique d'un roi d'Israël qui a anéanti ses pires ennemis, afin d'occulter rétrospectivement son erreur politique catastrophique de l'automne 2023.
Cette nouvelle guerre entre le Hezbollah libanais et Israël est-elle la conséquence directe du 7 octobre. En quoi s'inscrit-elle dans la continuité de la guerre contre le Hamas?
Après la liquidation à Gaza de Mohammed Deïf, chef militaire des brigades al-Qassam - l'armée du Hamas et d'Ismaël Haniyé, le président du bureau politique, tué à Téhéran dans une résidence sécurisée des gardiens de la révolution, puis l'occupation par Tsahal du corridor de Philadelphie, qui bloque les tunnels d'approvisionnement de l'enclave côtière, le Hamas est en voie d'asphyxie. Cela a permis de déplacer les troupes opérationnelles vers le nord, afin de lancer l'offensive contre le Hezbollah, afin d'émousser le fer de lance de l'axe de la résistance dirigé par Téhéran.
Après l'attaque des bipeurs, est-ce un tournant géopolitique majeur?
Oui, parce que, par-delà le Parti de Dieu lui-même, c'est la République islamique qui est touchée. Les morts en série de l'ancien président iranien Ebrahim Raissi, de Haniyé et de Nasrallah s'inscrivent dans une même logique qui consiste à saper les fondements de l'axe de la résistance; cela passe aussi par la Syrie d'Assad, qui ne tient que grâce à l'aide militaro-policière des pasdaran et du Hezbollah, et qui se trouve soudain considérable- ment affaiblie.
Ce n'est pas la première fois qu'Israël élimine des dirigeants du Hezbollah. Jusqu'ici l'organisation terroriste s'est toujours reconstituée. Le rapport de force dans la région peut-il être durablement bouleversé?
Nasrallah n'était pas un dirigeant comme les autres c'était, davantage même que le guide de la révolution islamique iranien, Ali Khamenei, peu charismatique et très âgé, la principale figure mystico-politique du chiisme militant contemporain. Dans les quartiers populaires du Liban, certains adeptes ne veulent pas croire à sa mort et pensent qu'il s'est occulté, qu'il va revenir, tel le Messie, pour effacer le Mal et les Ténèbres et remplir le monde de lumière et de justice si l'on en croit certains reportages très récents. Mais sa liquidation, qui parachève la décapitation de l'état-major militaire du Hezbollah, par-delà la déstabilisation majeure qu'elle induit dans le chiisme libanais, est un coup très dur pour la République islamique, car le Hezbollah constituait la force de dissuasion militaire protégeant Téhéran par sa capacité de frapper préventivement Israël en cas de velléité d'attaque américaine contre les sites nucléaires iraniens. S'il est effectivement neutralisé, cela laisse l'Iran exposé en première ligne, au moment où s'y multiplient les signes inquiétants pour la perpétuité même du régime.
EnIran, le guide suprême de la révolution, l’ayatollah Ali Khamenei a renouvelé son soutien à la milice chiite et la République islamique a promis que des troupes seraient déployées au Liban. L’Iran a-t-il les moyens de répliquer? Faut-il craindre que la guerre embrase toute la région?
La République islamique a été prise au dépourvu par l'initiative de Sinwar, chef d'un parti sunnite appartenant à la mouvance des Frères musulmans, le Hamas, qui a décidé de la razzia pogromíste du 7 octobre sans l'aval de ses parrains chiites, qui auraient été prévenus une demi-heure avant l'attaque. Téhéran et le Hezbollah, qui poursuivaient une stratégie de pression graduée contre Israël, se sont trouvés précipités malgré eux dans un engrenage qu'ils n'ont pas pu assumer militairement. L'offensive du 13 avril, quand l'Iran a tiré toutes sortes d'engins contre Israël sans faire de victimes, n'a pas impressionné quant à ses capacités offensives. S'il y avait un vrai danger pour l'Etat hébreu, le groupe aéronaval du porte-avions américain Theodore Roosevelt serait dans les parages or il vient de regagner ses eaux territoriales depuis une dizaine de jours. Je crois plutôt que le leadership à Téhéran est divisé comme jamais. La mort opportune dans un accident d'hélicoptère non élucidé de l'ancien président Raissi est éminemment suspecte ce fanatique sanguinaire, qui voulait succéder à l'octogénaire Khamenei, malade du cancer, a été remplacé par le médecin Massoud Pezechkian, chargé par l'establishment du régime de ménager autant que possible l'Occident... jusqu'à ce qu'il se retrouve malgré lui chef d'un cabinet de guerre! A mon sens, une partie de l'appareil dirigeant est dans une logique comparable à celle qui a prévalu en Russie à la fin de l'URSS: la République islamique est dans l'impasse, et c'est l'Iran tout entier qui risque de sombrer si le processus continue à se délabrer, après le coup terrible que représente la liquidation de Nasrallah et la décapitation du Hezbollah. N'oublions jamais que le facteur nationaliste perse reste dominant structurellement sous l'affichage conjoncturel du chiisme politique.
La Russie a condamné les opérations et les frappes israéliennes. Ce conflit s'inscrit-il dans un affrontement plus large entre l'Occident et ce qu'il est désormais convenu d'appeler le Sud global?
La thèse centrale de mon livre tout juste paru, Le Bouleversement du monde, est que les fondements de l'ordre planétaire établis en 1945, après la défaite du nazisme, et la désignation du génocide des Juifs comme le Mal absolu, sont désormais complètement chamboulés ainsi que l'antagonisme entre l'Ouest et l'Est, qui a perduré jusqu'à la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989: aucun des deux camps antagoniques ne niait, ni même ne relativisait, la Shoah. A ce clivage géopolitique qui fonctionnait selon une métaphore longitudinale, s'est substituée une mise en récit idéologique latitudinale dressant le Sud global, incarnation du Bien et de la victimisation, contre un Nord maléfique, coupable d'un crime contre l'humanité qui éclipserait l'extermination des Juifs la colonisation, accompagnée de l'esclavage et de la traite négrière (euro-américaine exclusivement esclavage, traite, course maritime en monde islamique, et enlèvements d'enfants chrétiens pour les convertir de force et en faire des janissaires ne sont jamais mentionnés par les trissotins du Global South...). Et Israël, dans cette narration qui est à la racine même du wokisme et du décolonialisme, serait l'exacerbation de l'ignominie du Nord, en perpétrant à Gaza un «génocide». Cela permet de récuser la légitimité même de la décision de l'ONU en 1947 de créer l'État hébreu sur un territoire prélevé dans la Palestine mandataire sous contrôle comme refuge pour protéger les Juifs survivants de l'Holocauste, puisqu'ils seraient àleur tour devenus génocidaires… Telle est l’incrimination contre Israël portéepar l’Afrique du Sud et d’autres États comme l'Espagne devant la plus haute autorité juridique de l’ONU, la Cour internationale de justice de La Haye. C’est le système onusien tout entier quiest devenudysfonctionnel :lasession pitoyable de la récente Assemblée générale à New York en a fourni l’illustration. Dans ce cadre, le pôle politico-économique censé représenter ce «Sud global», les Brics, est à ce stade taraudé par les compétitions internes entre Chine et Inde, entre Arabie et Émirats face à l’Iran, entre Éthiopie et Égypte autour des eaux du Nil, etc. Je ne crois pas que la Russie, embourbée dans le conflit ukrainien qui mobilise l'essentiel de ses ressources, soit en capacité significative de jouer un rôle actif au Moyen-Orient.
Que va-t-il se passer maintenant? En quoi le résultat des élections américaines peut-il influer sur cette situation?
Quelque soit le résultat les sondages sont si serrés et le système des grands électeurs si tordu que personne ne se risque à un pronostic aujourd'hui il y aura un président ou une présidente–qui entrera en fonction le 20 janvier. La Maison-Blanche sera de nouveau en capacité d’agir, alors qu’aujourd’hui Netanyahou fait ce qu’il veut, Biden est hors jeu et les deuxcandidats calculent au millimètre ce que toute déclaration peut leur coûter comme suffrages dans l’électorat juif ou–c’est la grande nouveauté–arabe américain. Le swing state («État bascule») par excellence, le Michigan,comporte une forte population arabe, notamment des chiites originaires du Liban, parmi lesquels compte la voix du Hezbollah! Ce paradoxe stupéfiantest en soi-même une illustration du «basculement du monde» où nous vivons dans l’après 7 octobre!