The Wall Street Journal / L'Opinion
Disposant de drones, de missiles fabriqués localement et de tunnels fortifiés, la milice islamiste est bien plus dangereuse que lors de la précédente invasion de Gaza par Israël.
La dernière fois qu’Israël a envahi la bande de Gaza, il y a près de dix ans, ses troupes ont écrasé des forces du Hamas complètement surclassées. Elles ont détruit les réseaux de tunnels et bouché les voies de contrebande, réussissant ainsi à priver le groupe islamiste de deux tiers de ses missiles au moment de leur retrait.
Cette fois-ci, alors que Tsahal intensifie son offensive sur la bande de territoire, elle est confrontée à un ennemi beaucoup plus puissant qui a reconstitué son arsenal avec l’aide de l’Iran. Depuis le début de l’invasion, le 27 octobre, le Hamas a attaqué l’armée israélienne à coups de drones chargés d’explosifs, de missiles antichars et de roquettes à fort impact, soit les mêmes armes qui ont transformé le champ de bataille en Ukraine.
Avec 26 morts en une semaine d’opération, la fréquence des pertes israéliennes est près de trois fois plus élevée qu’en 2014 où 67 soldats avaient perdu la vie à l’issue d’une campagne de sept semaines.
Cette nouvelle capacité du Hamas à répondre à l’invasion tient essentiellement à sa relation de longue date avec l’Iran qui n’a cessé de soutenir les miliciens palestiniens, tant en argent qu’en expertise technique. Comme l’a rapporté The Wall Street Journal, des centaines de combattants du Hamas se sont par ailleurs rendus en Iran dans les mois qui ont précédé l’attaque du 7 octobre afin d’y suivre un entraînement militaire.
Selon Avi Melamed, un ancien responsable des services de renseignement israéliens, un arsenal aussi sophistiqué signifie qu’Israël doit se préparer à livrer une lutte de longue haleine même s’il devrait finir par l’emporter. « Le Hamas est devenu une puissance militaire importante grâce à l’Iran, observe-t-il. Il est armé jusqu’aux dents. »
Le groupe islamiste a utilisé cette expertise pour développer la fabrication locale d’armes à partir de matériaux disponibles dans la bande de Gaza, malgré le blocus israélien et égyptien du territoire, des armes qu’il utilise aujourd’hui pour combattre l’armée israélienne.
Certains analystes estiment que même si Israël parvient à amoindrir sensiblement les capacités militaires du Hamas, les destructions réalisées pour atteindre cet objectif risquent d’engendrer une longue insurrection une fois la campagne terminée.
Les Etats-Unis ont mené plusieurs guerres contre des groupes de miliciens, notamment Al-Qaïda et les talibans, pour ensuite se retrouver face à des insurrections longues et tenaces. Or l’éradication du Hamas pourrait s’avérer encore plus difficile, estiment les mêmes analystes.
« A la différence d’Al-Qaïda, qui était une organisation plus petite, le Hamas a des racines très profondes », explique ainsi Dan Byman, chercheur principal et expert en contre-terrorisme au sein du groupe de réflexion Center for Strategic and International Studies.
Et même si une défaite du Hamas dissuadait les Palestiniens de rejoindre le groupe islamiste, ils pourraient quand même rallier d’autres groupes armés car l’offensive israélienne ne fera qu’alimenter leur colère. Israël n’a pour l’instant donné aucune indication sur ce qui se passera après l’opération militaire. Il ne devrait a priori pas maintenir de troupes terrestres permanentes dans la bande de Gaza, et aucune communauté de colons ne semble disposée à y vivre. Il faut dire, relève M. Byman, que même les Etats-Unis ont bénéficié d’un soutien tangible parmi la population dans les pays où ils ont combattu des insurrections.
« Les Etats-Unis avaient un avantage : beaucoup d’Irakiens et d’Afghans voulaient travailler avec eux, souligne-t-il. Or aucun Palestinien de Gaza n’est désireux de travailler avec les Israéliens. »
Lors d’une interview réalisée au Liban, Marwan Abdel-Al, un haut responsable du Front populaire de libération de la Palestine, un groupe armé laïc basé en Syrie et actif au Liban, à Gaza et en Cisjordanie, confirme que le Hamas et ses alliés sont mieux équipés que par le passé pour répondre à une invasion terrestre israélienne.
« La situation aujourd’hui est totalement diférente qu’en 2014 », observe-t-il, en évoquant les drones et les méthodes de guérilla avancées développées par le Corps des gardiens de la révolution islamique d’Iran ainsi que par le groupe mercenaire russe Wagner.
Le Front revendique d’avoir participé aux attaques du 7 octobre et de continuer à lancer des missiles sur Israël depuis Gaza.
M. Abdel-Al prévient Israël qu’il va s’enliser, tout comme l’Allemagne en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale ou les Etats-Unis au Vietnam. Et de marteler ce message : « Les hommes sur le terrain sont prêts ».
Le Hamas fabrique des roquettes depuis plus de vingt ans. La première génération de Qassam, des roquettes bon marché propulsées au sucre que le Hamas avait commencé à produire pendant le soulèvement palestinien connu sous le nom de deuxième Intifada, vers 2001, avait une portée de 3 à 5 kilomètres. La troisième génération, Qassam 3, pouvait tirer jusqu’à environ 15 kilomètres. Aujourd’hui, le Hamas a montré des missiles d’une portée de 240 kilomètres couvrant pratiquement tout le territoire d’Israël.
Auparavant, l’Iran produisait des roquettes au Soudan et les introduisait clandestinement dans la bande de Gaza par des tunnels partant du Sinaï avec l’aide de bédouins égyptiens. Ce trafic a en grande partie cessé depuis que l’Egypte a inondé les tunnels et que le Soudan a engagé un rapprochement avec Israël tout en prenant ses distances avec l’Iran. Selon des analystes, cela a conduit le Hamas et le Djihad islamique à se tourner vers une production locale d’armes et d’explosifs à partir de matériaux de récupération.
Pour fabriquer des roquettes, le Hamas utilise ainsi des tuyaux en acier en guise de métal pour les moteurs et les enveloppes des ogives. Et il récupère des têtes d’obus d’artillerie israéliennes non explosées comme explosifs. D’autres éléments, comme le système de fusion et les ailerons, sont faciles à construire et à souder. Enin, le combustible nécessaire à la propulsion de la roquette peut être introduit en contrebande.
Le moyen de défense le plus puissant du Hamas est sans doute son vaste réseau de tunnels qui s’étend sous Gaza comme une ville souterraine. Il y cache ses combattants, du carburant, des armes et, depuis le 7 octobre, des otages.
« Les tunnels changent vraiment tout, affirme Daphné Richemond-Barak, professeur à l’université Reichman de Herzliya, en Israël, et autrice d’un livre sur la guerre souterraine. Ils neutralisent tout avantage militaire. »
Les tunnels du Hamas ont été étendus et renforcés depuis la guerre de 2014, avec probablement des conseils de l’Iran qui garde certaines de ses propres installations militaires sous terre, précise Mme Richemond-Barak. Selon elle, le Hamas a également été inspiré par l’Etat islamique qui recourait à des tunnels similaires.
« Il s’agit probablement du réseau de tunnels le plus sophistiqué jamais vu dans une guerre, quelle qu’elle soit », souligne-t-elle.
Selon Lenny Ben-David, expert en armement du Hamas auprès du Jerusalem Center for Public Affairs, un groupe de réflexion, les tunnels mènent également à la mer. Ils peuvent ainsi être utilisés pour faire de la contrebande, pour lancer des véhicules sous-marins sans pilote ou comme conduits pour les hommes-grenouilles du Hamas.
Le rôle central des tunnels explique en partie l’ampleur des bombardements israéliens. Israël affirme que le Hamas stocke des armes et des centres de commandement sous des bâtiments civils, y compris des hôpitaux. Israël a également formé une unité de forces spéciales, baptisée Yahalom, spécialisée dans la recherche et la destruction des tunnels.
Si elle veut atteindre les armes du Hamas, l’armée israélienne doit « enlever la couche supérieure de Gaza », explique M. Ben-David.
Israël a ainsi annoncé avoir frappé plus de 11 000 cibles dans la bande de Gaza, qui compte deux millions d’habitants, à l’aide de missiles, de bombes et de pièces d’artillerie.
La campagne a prélevé un lourd tribut sur les Palestiniens de la bande de Gaza, tuant plus de 9 200 personnes, en majorité des femmes et des enfants, selon les autorités sanitaires du territoire contrôlé par le Hamas. Ce bilan ne fait pas de distinction entre les miliciens et les civils. On estime qu’1,5 million de personnes ont été déplacées, dont beaucoup ont fui vers le sud ou ont trouvé refuge dans des écoles, des hôpitaux et des centres d’aide internationale.
La semaine dernière, des frappes aériennes israéliennes répétées ont pris pour cible Jabalia, un camp de réfugiés qui s’est transformé en un dédale d’habitations permanentes. Les responsables des hôpitaux de Gaza ont affirmé que des centaines de personnes avaient été tuées ou blessées lors de ces frappes. L’armée israélienne a pour sa part indiqué avoir visé un bunker souterrain et tué des dizaines de militants du Hamas, dont un haut commandant qui a joué un rôle clé dans le massacre du 7 octobre.
En privé, le Hamas se dit convaincu de pouvoir soutenir une campagne de longue durée avant de se trouver à court d’armes, selon des responsables de la région. Quelques jours après l’attaque du 7 octobre, le Hamas aurait ainsi affirmé au ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian que ses miliciens « ont la capacité de continuer pendant des mois avec leurs propres moyens », indique le ministre libanais des Affaires étrangères, Abdallah Bou Habib, lors d’une interview.
En 2014, le Hamas s’appuyait principalement sur des projectiles de l’ère soviétique dépourvus de système de guidage dont certains remontaient à 1969, selon un rapport des Nations unies publié l’année suivante. Les drones entre les mains du Hamas étaient rares et il s’agissait généralement de modèles rudimentaires aux capacités de frappe limitées.
Durant la guerre actuelle, le Hamas a publié des vidéos dans lesquelles il réussit à endommager deux chars et plusieurs véhicules militaires après avoir ciblé des troupes israéliennes avec des munitions larguées par des drones, une innovation inspirée du champ de bataille ukrainien.
Les forces israéliennes ont également été confrontées à des attaquants équipés de roquettes à fragmentation hautement explosives F7, de fabrication nord-coréenne, de missiles guidés antichars portables Kornet — un modèle développé en Russie mais souvent copié par l’Iran —, et de roquettes antichars Tandem « Al-Yassin » produites localement.
Les parapentes, que le Hamas a utilisés comme un moyen d’infanterie aéroportée pour pénétrer en Israël le 7 octobre, constituent une autre innovation du champ de bataille. Ain d’éviter d’être repérés à Gaza, les combattants du Hamas sont allés en Iran pour suivre une formation au parapente, selon des personnes familières du sujet.
La semaine dernière, le Hamas a publié une vidéo montrant un véhicule sous-marin guidé appelé Al-Asef et présenté comme une « torpille ». Il ressemble au drone sous-marin, qui, selon Israël, a été utilisé en 2021 par le groupe islamique pour tenter une attaque contre un de ses navires.
Le Hamas s’est procuré toutes ces armes en dépit des efforts engagés par Israël et l’Egypte, au lendemain de la guerre de 2014, pour réduire le lux d’équipements passant par les tunnels reliant Gaza au Sinaï. Au fil du temps, certaines de ces voies de communication ont été reconstruites et la contrebande a repris, expliquent des responsables de la sécurité au Moyen-Orient.
Plus important encore, Israël n’a pas réussi à fermer l’accès par la mer aux 40 kilomètres de côtes de Gaza. La contrebande par voie maritime, notamment via les bateaux de pêche utilisés par les habitants de la bande, s’est avérée beaucoup plus difficile à surveiller pour l’armée israélienne.
La voie maritime peut expliquer la présence de fusils d’assaut spécialisés qui ont été retrouvés sur les cadavres de miliciens du Hamas le 7 octobre. Il s’agit d’AK-103-2 fabriqués à l’origine par une usine d’Etat russe et achetés exclusivement par le colonel Mouammar Kadhafi après la levée d’un embargo sur les armes en 2003, explique Adam Rousselle, chercheur au Militant Wire, un réseau d’experts qui examine les armes utilisées par les acteurs non étatiques.
Une équipe d’agents du Hamas a transféré de grandes quantités d’armes de la Libye vers Gaza, possiblement à une date aussi récente que 2017, selon un dossier du procureur libyen examiné par The WSJ. Pour ce faire, le groupe a reçu l’aide de deux anciens dirigeants du Groupe islamique combattant en Libye, ailié à Al-Qaïda, précise un responsable libyen des services de sécurité.
Lors du carnage commis au kibboutz Holit, un village rural situé à moins de 2 kilomètres de la bande de Gaza, le Hamas a utilisé des missiles sol-air portables de fabrication iranienne, selon Calibre Obscura, un analyste de sources ouvertes spécialisé dans l’identiication des armes utilisées par les acteurs non étatiques. La branche armée du Jihad islamique palestinien a par ailleurs publié une vidéo où le kibboutz est attaqué avec des missiles guidés antichars. Ces deux armes ont été produites par des filiales du ministère iranien de la Défense dans les années 1990.
Le Hamas a également développé une solide capacité locale de fabrication d’armes qui repose en partie sur des transferts de technologie iranienne.
Il a ainsi construit un drone appelé Ababil, développé d’après une conception iranienne. Le groupe dispose également d’un drone de fabrication domestique baptisé Zouari, en hommage à l’ingénieur tunisien, Mohammed al-Zawari, qui a aidé à développer ces armes avant d’être assassiné en Tunisie en 2016, un meurtre que le Hamas a imputé aux services de renseignement israéliens.
« Nous devons détruire tous ces sites et ne pas permettre qu’ils soient reconstruits », indique Yaakov Amidror, ancien conseiller israélien à la sécurité nationale et aujourd’hui chercheur principal au sein du groupe de réflexion conservateur Jerusalem Institute for Strategic Studies, en référence à l’infrastructure militaire du Hamas. « C’est pourquoi, après la guerre, prévient-il, Tsahal conservera sa liberté d’action à Gaza. Que ce soit par des frappes aériennes ou par des troupes au sol. »
Benoit Faucon et Sune Engel Rasmussen (Traduit à partir de la version originale en anglais par Yves Adaken)