Par Lucas Mediavilla, LE FIGARO
DÉCRYPTAGE - L’Administration Biden a encore musclé ses restrictions à l’export de composants et technologies servant au développement de l’IA. Bruxelles s’inquiète de ces nouvelles règles, Pékin s’insurge. Les géants américains de la tech dont Nvidia montent au créneau.
Un dernier cadeau empoisonné avant de passer la main. Lundi après-midi, à moins d’une semaine de l’investiture de Donald Trump, l’Administration Biden a mis le feu aux poudres des chancelleries chinoise et européennes avec de nouvelles restrictions à l’exportation pour les puces servant au développement de l’IA. Ce « nouveau cadre », défini par la Maison-Blanche, vise officiellement à promouvoir l’innovation dans l’IA tout en protégeant les intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale. « Entre de mauvaises mains, les systèmes d’IA puissants peuvent exacerber des risques importants pour la sécurité nationale, notamment en permettant le développement d’armes de destruction massive, en soutenant de puissantes cyber-opérations offensives et en favorisant les violations des droits de l’homme », justifie la Maison-Blanche.
Ces nouvelles règles s’inscrivent dans la continuité des précédentes, qui ont mis sur pied un système de restrictions à l’expert pour les puces les plus avancées, notamment vers la Chine. Mais le texte présenté lundi va plus loin, en mettant en place des quotas nationaux, au-delà desquels l'exportation de puces IA - principalement des GPU de Nvidia -sera limitée.
Coup de semonce
Le texte divise le monde en trois catégories. Une liste de 18 pays «alliés», dont la France, l'Allemagne, le Japon, la Grande-Bretagne, la Corée du Sud, Taïwan, l'Australie, le Canada ou encore les Pays-Bas, ne connaîtront pas de restrictions à l'importation. Une liste de 120 pays, classés « tiers 2», pourra obte nir tous les deux ans entre 50000 «puces informatiques avancées » et jusqu'à 100000, s'ils signent des accords avec les États-Unis. Les universités, organes de recherche, pourront acheter jusqu'à 1700 puces pour leurs besoins sans que cela ne soit ajouté au décompte national. Le texte met également en place un pro- cessus de validation (Universal Verified End User) auxquels peuvent candidater les entreprises et qui permet de s'approvisionner de façon plus importante.
La nouvelle réglementation impose également aux géants disposant des plus grosses capacités de calculs dédiés à l'IA autrement dit les géants du cloud AWS, Microsoft Azure, Google, Oracle, des règles strictes quant à l'implantation de leur puissance de calcul. Ils ne pour- ront pas déployer plus de 50% de celle-ci en dehors des États-Unis, ni concentrer plus de 25% de cette puissance de calcul dans un pays «tiers 1», ou plus de 7% dans un pays qui n'appartient pas à cette catégorie. Ce texte interdit en revanche l'exportation de puces avancées pour la Chine, la Russie, l'Iran ou encore la Corée du Nord. Ces pays étaient déjà soumis à des restrictions. Mais à l'image de la Chine, ils se fournissaient parfois grâce à l'entremise de pays tiers. En mettant en place des quotas pour une liste de 120 pays, Washington pourra mieux tracer l'approvisionnement et li- miter ce marché gris.
Avec cette batterie de nouvelles règles, les États-Unis font de la diffusion des technologies d'IA une véritable arme diplomatique. Selon la secrétaire d'État au commerce Gina Raimondo, les textes adoptés lundi doivent protéger les États-Unis contre les risques pour la sécurité nationale associés à l'IA, tout en veillant à ce que les contrôles n'étouffent pas l'innovation ou le leadership technologique des États-Unis. La réaction des uns et des autres n'a évidemment pas tardé. Pékin a dénoncé une violation «flagrante» des règles du commerce international. C'est «un nouvel exemple de la généralisation du concept de sécurité nationale et de l'abus du contrôle des exportations», a insisté le ministère chinois du Commerce.
L'Europe compte plusieurs de ses pays dans la liste des alliés des États-Unis qui ne connaîtront pas de restrictions à l'export. Mais certains États parmi les Vingt-Sept de l'UE n'auront pas ce régime de faveur. La vice-présidente de la Commission européenne chargée de la Souveraineté technologique, ainsi que le vice-président chargé du «Green Deal » européen ont exprimé mardi leurs « préoccupations». «C'est dans l'intérêt économique et sécuritaire des États-Unis que l'UE achète des puces d'IA avancées aux Etats-Unis sans restriction », indiquent les deux commissaires, rappelant l'étroite collaboration des deux zones notamment en matière de sécurité.
Puis, mercredi, Bruxelles a commencé à tirer les conséquences de ce nouveau coup de semonce. Dans un avertissement transmis à ses États membres, la Commission a invité ces derniers à «réexaminer les investisse ments à l'étranger et à évaluer les risques pour la sécurité économique » dans trois domaines clés les semi-conducteurs, l'intelligence artificielle, et les technologies quantiques. L'exécutif européen a demandé un rapport complet à chacun des Vingt-Sept pour identifier les risques de sécurité économiques liés à de tels investissements.
Reste à savoir si les nouvelles règles, qui entreront en vigueur dans 120 jours, survivront à l'arrivée de Donald Trump et de sa nouvelle Administration. Si les oppositions entre le démocrate Biden et le républicain Trump sont nombreuses, les deux hommes ont été jusqu'ici plutôt alignés en matière de restriction à l'export sur le volet technologique. Mais les débats risquent d'être musclés, tant les nouvelles irritent certains géants américains de la tech.
Communiqué incendiaire
Ces derniers vendent évidemment des puces à travers le monde et notamment Nvidia, dont la part de marché atteint entre 80% et 90% des puces dédiées à I'IA. Ils ont également tout intérêt à la diffusion de l'IA, dont ils sont les leaders incontestés au travers leurs solutions. Dans un communiqué incendiaire publié lundi midi, le groupe de San José a dé noncé une réglementation «sans précé dent et peu judicieuse qui menace de faire dérailler l'innovation et la croissance économique dans le monde entier ».
Selon la société dirigée par Jensen Huang, l'Administration américaine menace d'étouffer la concurrence» et de «dilapider l'avantage technologique durement acquis par les États-Unis». Aux yeux du chef de file de l'IA, la réglementation ne renforcerait en rien la sécurité nationale, les GPU de Nvidia étant déjà largement disponibles dans les PC de jeu et le matériel de consommation courante. Oracle, de son côté, parle de l'idée «la plus destructrice qui ait jamais frappé l'industrie technologique américaine». D'autres géants, à l'image de Microsoft, estiment que ces règles ne feront que renforcer la stratégie d'autonomisation de la Chine sur ses propres puces IA, et que les puces chinoises pourraient s'imposer assez rapidement dans le monde comme un recours des pays visés par des limitations.
Les autres géants américains de la tech Amazon, AMD, Apple, Intel, IBM, Meta, Microsoft, Open Al, Qualcomm regroupés dans le puissant lobby Information Technology Industry Council (Itic), montent aussi au créneau. Se disant très préoccupé par les nouvelles règles qui «menacent de fragmenter les chaînes d'approvisionnement et de décourager l'utilisation de la technologie américaine», l'Itic exhorte la future Administration Trump à retirer le texte.