Guerre à Gaza : Bachar el-Assad, la stratégie payante du fantôme du Moyen-Orient

Guerre à Gaza : Bachar el-Assad, la stratégie payante du fantôme du Moyen-Orient
الخميس 23 مايو, 2024

Syrie. Membre de "l’axe de la résistance" mis en place par l’Iran, le dictateur syrien n’intervient pas contre Israël et laisse les grandes puissances utiliser son territoire pour leurs guerres à distance. Objectif ? Survivre et normaliser son régime.

Par Corentin Pennarguear, L'Express

Sur les clichés, la soirée paraît douce et joyeuse à Tartous, en Syrie, ce 8 avril. Dans cette ville portuaire de la Méditerranée, Bachar el-Assad se soumet à une nuée de selfies avant de prendre place au centre du banquet de l’iftar, la rupture du jeûne du ramadan, au bras de sa femme Asma. Détendu, en chemise noire légère, le dictateur syrien vient envoyer un message au monde entier ce soir-là, sept jours après qu’une frappe israélienne a éliminé sept commandants iraniens en plein cœur de Damas. "Il voulait souligner que, pour lui, c’est business as usual, que cette frappe ne change rien à sa stratégie régionale : la Syrie ne participera pas à la réplique de l’Iran et ne sera pas le théâtre de la réponse armée à Israël", observe l’analyste syrien Haid Haid, chercheur à la Chatham House de Londres.

Après treize ans de guerre civile, Bachar el-Assad reste à la tête du grand voisin d’Israël - l’ennemi historique - et sous perfusion de l’Iran. Depuis le 7 octobre et le début de la guerre à Gaza, pas un jour ne passe sans que l’aviation israélienne ne pénètre en territoire syrien, le plus souvent pour mener des attaques contre des dépôts d’armes du Hezbollah ou des milices chiites pro-Iran. Membre de "l’axe de la résistance" mis en place par Téhéran, le régime syrien, pourtant, ne réplique pas. Ou si peu.

Bachar el-Assad se contente d’encourager la "résistance palestinienne" et de fustiger "l’ennemi sioniste", mais ses paroles restent en l’air. "Depuis le début de la guerre à Gaza, Assad fait le maximum pour se tenir à l’écart de toute escalade régionale", poursuit Haid Haid. En réalité, l’ancien ophtalmologue laisse faire : les milices chiites qui harcèlent les troupes américaines présentes en Syrie ; les assassinats ciblés du Mossad contre des commandants iraniens ; les frappes israéliennes sur les aéroports de Damas ou d’Alep ; les attaques de milices pro-Iran vers le plateau du Golan, territoire disputé entre Damas et l’Etat hébreu… "L’opinion répandue chez les dirigeants internationaux, qu’ils soient à Moscou, à Washington DC ou à Téhéran, consiste à penser que mener des attaques en Syrie n’a que peu de conséquences, indique Dareen Khalifa, spécialiste du Moyen-Orient à l’International Crisis Group. C’est un champ de bataille low cost, qui peut servir de rampe de lancement pour les milices pro-Iran et de cible pour les missiles israéliens. Israël a sans doute commis une erreur de calcul avec sa frappe sur le consulat iranien du 1er avril, mais tant qu’ils ne visent que certaines installations et certaines personnes en Syrie, les Israéliens s’en tireront sans problème."

La première raison de cette passivité tient à l’état du régime syrien, exsangue après treize ans de guerre. Seul, le clan Assad ne contrôle qu’une petite zone du territoire, se reposant sur ses alliés russes et surtout iraniens pour tenir les deux tiers de la Syrie. Le reste se trouve aux mains des Turcs, des Kurdes (aidés par un millier de soldats américains) et de quelques groupes armés indépendants. Dans son discours du 11 novembre dernier, le chef du Hezbollah libanais, Hassan Nasrallah, a souligné que le régime syrien n’était pas présent concernant la lutte contre Israël, tout en reconnaissant : "Nous ne pouvons pas lui en demander davantage." "Depuis dix ans, la politique de Damas consiste à prendre des coups et à ne pas répondre, ou alors de manière minime, car la priorité du régime d’Assad reste sa propre survie, soutient Joseph Bahout, directeur de l’Institut de politiques publiques Issam Farès à Beyrouth. Il n’a aucune envie d’ouvrir un front avec Israël, ce qui est réciproque : les Israéliens ne visent presque jamais les intérêts du régime en Syrie, mais des milices pro-Iran et des agents iraniens présents sur place." Dans les cercles de pouvoir du Proche-Orient, plusieurs rumeurs font état d’une connivence entre les services de sécurité du clan Assad et l’armée israélienne. Ce serait d’ailleurs le seul moyen pour qu’Israël ait des informations aussi précises et puisse éliminer des commandants iraniens en plein Damas.

Ces rumeurs sont d’autant plus fortes que Bachar el-Assad voue une haine tenace au Hamas depuis 2012. A l’époque, alors que le régime perd du terrain face aux rebelles, l’organisation palestinienne décide de quitter Damas pour installer son siège au Qatar, et marque ainsi son opposition frontale à la répression de la population sunnite par le pouvoir alaouite (une branche de l’islam proche du chiisme). Le Hamas aurait ensuite prêté main-forte à la rébellion, voire envoyé des hommes combattre en Syrie, d’après le récit fait aujourd’hui par Assad. "Dans la foulée du 7 octobre, les Iraniens sont allés à Damas pour demander à Bachar el-Assad de rejoindre le front contre Israël, assure Joseph Bahout depuis Beyrouth. Sa réponse fut glaciale, à la hauteur de sa rancœur contre le Hamas, qu’il estime central dans le soulèvement en Syrie. Assad voulait montrer que le sort de ce groupe n’a plus aucune importance pour lui." L’agence de presse officielle syrienne ne mentionne d’ailleurs jamais le nom du Hamas dans ses communiqués sur la guerre à Gaza, évoquant uniquement "les braves martyrs de la Palestine".

Loin de l’enclave palestinienne, Assad reste focalisé sur ses périples internes. Il profite de l’attention portée à Gaza pour reprendre son éradication de toute opposition chez lui, avec une reprise intensive des bombardements depuis octobre, notamment sur Idleb, la capitale des rebelles dans le nord-ouest de la Syrie. "Assad a disparu des radars internationaux grâce aux crises ailleurs dans le monde, notamment en Ukraine et à Gaza, ce qui permet au régime de bénéficier d’un conflit gelé - ou du moins d’un conflit oublié - en Syrie", souligne Joseph Bahout. La voie est dégagée pour avancer sur le chemin de la normalisation.

Ostracisé depuis 2013 et l’utilisation d’armes chimiques contre sa propre population, Bachar el-Assad s’assied désormais autour de la table lorsque la Ligue arabe se réunit pour parler de la guerre à Gaza. Sous l’égide du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, qui l’avait invité au sommet de Djeddah en mai 2023, le dictateur syrien peut à présent donner son opinion sur les affaires régionales et sermonner ceux qui "envisagent de pactiser avec l’ennemi sioniste", comme en novembre dernier à Riyad. "La situation interne est difficile pour le régime, avec une économie en souffrance, une armée mal équipée et qui n’a accès qu’à une partie réduite de son territoire, pointe l’analyste syrien Haid Haid. Assad a su tirer profit de la guerre à Gaza pour accélérer sa normalisation avec les pays du Golfe, ce qui a été mis en évidence par la nomination d’un ambassadeur émirati en Syrie pour la première fois depuis 2011. C’était sans doute une manière pour les Emirats arabes unis [NDLR : qui disposent de relations avec Israël depuis les accords d’Abraham de 2020] de remercier le régime syrien, après lui avoir demandé de ne pas intervenir dans une escalade régionale."

Le dictateur syrien mise aussi sur l’avenir. Il sait qu’en intervenant contre Israël, ses efforts pour reprendre langue avec les Occidentaux seraient réduits à néant. D’autant que, ces derniers mois, des fissures apparaissent dans le front européen contre le boucher de Damas. Certains, comme le Danemark ou la Grèce, envisagent de déclarer la Syrie comme un pays sûr, afin d’y renvoyer des réfugiés présents sur leur sol. "Il n’existe plus de consensus fort entre les gouvernements européens au sujet du régime d’Assad, avance Joseph Bahout. Je peux vous assurer qu’en coulisses, via les services de renseignement, plusieurs pays européens ont repris lien avec Damas. Certains vont jusqu’à se rendre de nouveau sur place. De plus en plus, les Européens attendent de voir ce que les Américains décideront à propos de la Syrie après l’élection présidentielle de novembre."

A Washington, plusieurs signaux viennent troubler le message vis-à-vis de Bachar el-Assad. Le Caesar Act, qui sanctionne toute entreprise ou pays qui pourrait collaborer de près ou de loin avec le régime syrien, arrive à expiration à la fin de l’année. En février, la Chambre des représentants a voté à une large majorité (389 voix pour, 32 contre) une nouvelle loi contenant une salve de sanctions contre le régime et contre ceux qui participent à sa normalisation. Mais d’après le Washington Post, la Maison-Blanche a écarté ces nouvelles sanctions d’un paquet législatif voté en avril, probablement pour ne pas toucher ses alliés du Golfe et envenimer la situation régionale dans un Moyen-Orient sous tension. Suffisant pour semer le doute dans les esprits. Sur les bords de la Méditerranée, Bachar el-Assad peut avoir le sourire.