La longue guerre à laquelle se prépare le gouvernement russe présente beaucoup d'avantages pour Vladimir Poutine, qui ne rêve que d’une "guerre sans fin", selon l’analyste russe Maxim Samoroukov.
Propos recueillis par Emma Collet – L’Express
Bien loin de la "guerre éclair" à laquelle s’attendait Vladimir Poutine en Ukraine, qui comptait prendre Kiev en trois jours et renverser le gouvernement de Volodymyr Zelensky, "l’opération militaire spéciale" dans le Donbass s’étire de plus en plus. Mais si, plutôt qu’une guerre qui s’éternise indéfiniment, Vladimir Poutine redoutait surtout qu’elle se termine ? Selon Maxime Samoroukov, analyste à Berlin au think tank américain Canergie Endowment for International Peace, cette "guerre existentielle" de la Russie contre l’Occident, comme la présente Poutine, sert principalement les intérêts personnels du président russe. Un "caprice" que se permet l’autocrate sur le dos de la population, pour maintenir un contrôle accru sur la société.
L’Express : La Russie a récemment annoncé que le budget de sa défense connaîtra une augmentation inédite de 70 % et deviendra même supérieur à celui des dépenses sociales. Cela signifie-t-il que la Russie envisage une guerre longue ?
Maxim Samoroukov : Oui, c’est une preuve de plus que la Russie se prépare à une longue course. Tout d’abord, Moscou a prolongé le processus de mobilisation dans la population et continue d’augmenter le nombre de recrues dans les rangs de l’armée russe. Toutes les déclarations officielles montrent que la Russie se prépare à une guerre longue. De fait, aucun "officiel" n’envoie le signal d’une quelconque intention d’entamer des discussions pour un cessez-le-feu. A chaque prise de parole, Vladimir Poutine déclare que le peuple russe est en proie à une "grande guerre", sans jamais la nommer réellement. Mais il s’agit bien d’une guerre contre l’Ouest, existentielle, à travers laquelle le pays joue chaque jour, dit-il, sa survie en tant que civilisation.
Il semblait probable que Poutine perde en popularité au fur et à mesure que la Russie s’enlise dans la guerre. Pourtant, ce ne semble pas être le cas. Pourquoi ?
Il est important de rappeler que Vladimir Poutine n’a jamais rien promis de "concret" sur l’issue de cette guerre, ni sur ses objectifs. Il est resté très évasif. Je pense qu’il estime que cette guerre se tourne désormais contre l’Occident. Peu à peu, il en a convaincu la population. Sa force de persuasion est telle que malgré la mobilisation partielle de la population, qui a pourtant touché des dizaines de milliers de jeunes Russes, et malgré les sanctions sur des produits qui affectent la consommation des Russes, sa popularité n’a pas tant décliné que ça.
S’il maintient la société russe dans le flou, c’est justement pour lui éviter de réaliser que cette guerre, pour laquelle des milliers de Russes meurent, est une guerre pour rien. Elle est simplement le caprice de Poutine. D’un autre côté, la population n’est pas près d’admettre que cette guerre est vide de sens.
Peut-on dire que Poutine redoute la fin de la guerre en Ukraine ?
Oui, la fin de la guerre sera problématique pour Poutine. La tension de la guerre entretien, en Russie, un climat "d’exception" et stimule l’esprit patriotique. C’est grâce à cette atmosphère que Poutine peut mieux réprimer la société et les quelques dissidents toujours en Russie, sans réaction majeure de la population. Mais quand tout se terminera, beaucoup d’interrogations surviendront dans le pays. Tout le monde réalisera enfin ce qu’ils ont perdu ou se demandera quelles étaient au final les raisons existentielles de cette guerre…
Si la guerre finit, on ne pourra plus le rendre responsable de tous les problèmes auxquels font face les Russes, et leurs difficultés économiques. Certains réaliseront alors l’ampleur des crimes de guerre commis par la Russie, même si je ne pense pas que ce sera le problème majeur de la population. Continuer la guerre à tout prix est devenu la priorité de Poutine : c’est le piller de son pouvoir, de sa domination sur la société russe.
Cela changera-t-il si la guerre s’exporte en Russie ?
C’est déjà le cas. Des villes russes aux frontières ukrainiennes ont déjà été évacuées, des attaques de drones ont touché plusieurs endroits en Russie, même la capitale, Moscou. Pour l’instant, les Russes choisissent de l’ignorer. La société russe est très fatiguée, voire "robotisée". De plus, les autorités russes évitent de relayer ces incidents. Cependant, la guerre ne peut pas s’exporter massivement sur le territoire russe. Les pays occidentaux s’assurent que l’Ukraine n’attaque pas directement la Russie, car il s’agit d’une puissance nucléaire, et que cela pourrait mener à une guerre atomique. Pour cette raison, la guerre en Ukraine restera en Ukraine et ne se transformera jamais en une guerre à grande échelle en Russie.
Vladimir Poutine n’a, dans ces conditions, rien à craindre. Il se sent totalement en sécurité dans son pays et dans son pouvoir. Et c’est pourquoi, en partie, il choisit de prolonger cette guerre le plus possible.
Et si l’Ukraine gagne, que va-t-il alors se passer ?
Il faut d’abord se demander ce que signifie une victoire de l’Ukraine. Pour les Ukrainiens, elle passe par la reconquête des territoires selon les frontières définies en 1991. Si elle y parvient, pourquoi la Russie considérerait-elle cela comme une défaite, et pourquoi la Russie arrêterait-elle la guerre à ce moment-là ? Même après la libération de tous les territoires ukrainiens, la Russie, selon moi, poursuivra la guerre d’une manière ou d’une autre. Par exemple, l’armée continuera de s’attaquer aux frontières ukrainiennes ou s’efforcera de reconquérir la Crimée… Tout ça pour, finalement, maintenir cette atmosphère qui réussit si bien à Poutine. Il a plongé le monde dans une guerre sans fin.
Cette guerre offre-t-elle d’autres opportunités à Poutine ?
En s’adaptant à la réalité, il sait quels bénéfices il en tire. Il y a par exemple ses relations avec l’Asie, une région dont il avait fait sa priorité depuis une décennie. Bien sûr, la guerre ne présente pas que des avantages : les sanctions fonctionnent bel et bien sur l’économie russe. Il réalise aussi que la position de la Russie décline dans l’espace post-soviétique, ce qu’on appelle "l’étranger proche" de la Russie. Prenons l’exemple du Haut-Karabakh, où Poutine n’a pu - ou pas voulu - aider l’Arménie, par faiblesse. Poutine s’est muté en dirigeant qui prend les choses comme elles le sont. Il a abandonné les plans sur le long terme.
L’opposition russe en exil, bien qu’en manque de structure apparente pour le moment, l’inquiète-t-elle ?
Non, je ne pense pas. Même avant la guerre en Ukraine, le Kremlin a sciemment détruit toutes les structures de la société civile. En Russie, actuellement, il n’y a plus d’opposition, ni élection, ni institutions indépendantes. Tout est sous le contrôle d’État. Donc je ne pense pas que quelqu’un ou qu’une institution, qui se trouverait en dehors du pays, puisse efficacement influencer un processus de démocratisation ou de changement de régime. Actuellement, aucune menace ne pèse sur le pouvoir russe. Les seules choses qui pourraient le faire vaciller proviendront des erreurs que les autorités feront par elles-mêmes.