L’embastillé Marwan Barghouti, le sulfureux exilé Dahlan, un neveu d’Arafat, un terne économiste… Parallèlement aux négociations de trêve à Gaza, les chancelleries occidentales comme celles du monde arabe sont à la recherche d’un nouveau «maestro palestinien» pour l’après-guerre. Une gageure, qui devra surmonter la longue rivalité Fatah-Hamas, l’inamovible Mahmoud Abbas et les plans israéliens dans l’enclave.
par Guillaume Gendron, La Libération
C’est une autre partie d’échecs, disjointe des interminables négociations de trêve à Gaza, enlisées à cause du jusqu’au-boutisme de Benyamin Nétanyahou et de l’intransigeance du Hamas. Ces tractations parallèles entendent répondre à une question aussi simple que ses contours sont flous et son horizon sans cesse repoussé. Une fois que les armes se seront tues, qui gouvernera la Palestine, ou ce qu’il en restera ? A quoi ressemblera l’impensable «jour d’après» dans l’enclave réduite en ruines et la Cisjordanie en ébullition ? Comment tourner la page «Hamas-Abbas» ? Obscène pour certains, cette discussion vertigineuse a pourtant commencé dans les heures suivant les massacres commis par le Hamas le 7 octobre. Et n’a jamais cessé depuis le début de la guerre à Gaza, qui a fait plus de 30 000 morts, selon le chiffre des autorités sanitaires locales, contrôlées par le mouvement islamiste.
«Un tremblement de terre, qui change tout pour tout le monde, à commencer par les Palestiniens, pose en préambule Nasser al-Kidwa, 70 ans et une vie entière à naviguer dans les couloirs du pouvoir, entre le siège de l'ONU à New York et la toile des factions à Ramallah. Un pedigree qui en fait un insider aux premières loges de ces palabres aux acteurs innombrables, des salons feutrés du Hamas à Doha à la moiteur de ses tunnels à Gaza, des luxueux canapés du sulfureux exilé Mohammed Dahlan à Abou Dhabi jusqu'à la Mouqata'a, la forteresse crépusculaire du président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas. Sans compter la Kirya de Tel-Aviv réunit le cabinet de guerre israélien, qui a ses propres plans, mais aussi la Maison Blanche, Riyad, le Kremlin, l'Elysée, Ankara... Et, étonnamment, les environs de Nice, dans brasserie sur le toit d'un hôtel huppé, Libération a longuement rencontré Al-Kidwa, tout juste revenu de Moscou.
«Ma femme est française, nous avons une maison de famille du côté de Draguignan, n'allez pas écrire comme les Israéliens que je me la coule douce sur la Riviera avec une jeune Française... On s'est mariés il y a trente- cinq ans» précise l'éphémère ministre palestinien des Affaires étrangères (2005-2006) et neveu de Yasser Arafat, ascendance qui lui a longtemps servi de carte de visite. Après une lisse carrière parmi les «processeurs de paix», Al-Kidwa s'est découvert opposant sur le tard, incarnant une voix dissonante au sein du Fatah, l'historique parti nationaliste laïque de son aïeul, dont il dirigeait la fondation. Son coup d'éclat? Financer, en vue des élections législatives et présidentielle de 2021, la liste dissidente menée par l'épouse de l'embastillé Marwan Barghouti, ex-chef de guerre du Fatah durant la seconde intifada érigé au fil des années en «Nelson Mandela palestinien. Scrutins bien évidemment avortés, comme tous ceux annoncés depuis la traumatique victoire électorale du Hamas en 2006 et la guerre civile à Gaza qui suivit, entérinant la prise de pouvoir du mouvement islamiste sur la bande côtière.
Depuis, le régime d'Abbas, enraciné en Cisjordanie, s'est calcifié dans la corruption. Et, aux yeux de ses administrés, dans la compromis sion avec Israël, pendant que le Hamas transformait Gaza en proto-Etat à visée terroriste. En deux décennies, ce schisme entre les principales factions palestiniennes, chacune sur son territoire, a fait les affaires de Benyarnin Nétanyahou, qui a vu Abbas muter de fade technocrate soutenu par les Américains en despote conspué sur les confettis de territoires encore aux mains de son impuissante «Sulta» l'Autorité palestinienne, en arabe). Avec, comme seule alternative, le Hamas à Gaza, les Israëliens avaient beau jeu de clamer qu'ils n'avaient pas de partenaire légitime», alors que le «processus de paix s'enfonçait dans un coma terminal.
I. A la recherche d'une impossible «réconciliation palestinienne»
Peu après le lancement de son parti Liberté avec Barghouti, en mars 2021, Al-Kidwa s'est vu convoquer dans le bureau du quasi-nonagénaire Abbas. Le raïs est né en 1935, ce qui en fait le plus vieux dirigeant du monde arabe. «Abbas m'a demandé: "Comment te rendre heureux?" J'ai répondu que le problème était un peu plus vaste...» sourit Al Kidwa, barbe de trois jours, chemise blanche et cure-dent entre les lèvres. Puis, ajoute-t-il, Majed Faraj, le chef de la redoutée Sécurité préventive, à la fois agence de renseignement et organe de répression, se serait montré plus explicite: «Si tu penses qu'on laissera quiconque saper l'unité du Fatah, tu te trompes. Même si l'on doit enlever nos uniformes et régler ça autrement...»
L'opposant tardif a compris le message. Il a fait ses valises et n'est plus retourné à Ramallah. Je suis allé d'un endroit à l'autre: l'histoire palestinienne classique. Comprendre celle de l'exil: né à Gaza, dans la conservatrice Khan Younès, Al-Kidwa a grandi dans les bagages de son père commerçant, cousin d'Arafat, lequel était également le frère de sa mère. Soit connecté des deux côtés au grand homme...
Après son éviction du Fatah, le Hamas lui a accordé une sorte d'asile à Gaza, d'où il a tenté de lancer une pompeusement intitulée "Initiative du sauvetage national". Le grand projet d'Al-Kidwa était l'ébauche d'une feuille de route permettant de former un contre-gouvernement unitaire autour de principes.communs. Avec, en ligne de mire, la résurrection de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), seul organe reconnu par la communauté internationale, que les islamistes tentent d'intégrer depuis des années.
Cette grande réconciliation palestinienne est une vieille lune. Maintes fois annoncée, souvent sabotée, jamais conclue. Malgré quelques signes, comme la réforme de la charte du Hamas en 2017, laissant entendre qu'ils pourraient s'accommoder de la solution à deux Etats. Mais, l'année suivante, quand le Premier ministre d'alors, Rami Hamdallah, était envoyé par Abbas prendre la température à Gaza, une mine explosait au passage de son cortège, le poste-frontière à peine passé... Abbas avait beau marteler qu'un Etat, même embryonnaire ou colonisé, ne pouvait avoir qu'une seule armée (one state, one guns, selon le slogan anglais qu'il sert à ses interlocuteurs étrangers), le Hamas faisait ainsi comprendre que sa démilitarisation n'était pas à l'ordre du jour. Par mesure de rétorsion, Abbas bloquait les fonds destinés aux fonctionnaires restés dans l'enclave... Néanmoins, les tentatives de réchauffement n'ont jamais cessé, menées notamment par Jibril Rajoub, inamovible poids lourd du Fatah, et Saleh al-Arouri, figure du politburo du Hamas. Ce dernier sera d'ailleurs le seul leader d'importance du mouvement assassiné par Israël en représailles du 7 Octobre, le 4 janvier à Beyrouth.
II. Les «porte-flingue» du Hamas à Gaza
Retour à Gaza, quelques mois avant l'attaque terroriste sidérante du Hamas. «On commençait à faire des progrès», assure Al-Kidwa. II rencontre même, début 2023, Yahya Sinwar, le chef du Hamas à Gaza et cerveau du 7 Octobre, natif cornme lui de Khan Younès. «J'ai tenté de lui faire comprendre que si le Hamas voulait revenir dans le processus politique, il fallait qu'il accepte de lächer sa mainmise sur Gaza, poursuit-il. Sinwar n'a pas répondu. Puis, au rendez-vous suivant, ça devait être en mai, il n'était plus là. On disait qu'il était "underground" (qui peut s'entendre comme sous terre ou en clandestinité, ndlr). Je n'ai pas bien compris pourquoł, on parlait de tensions internes au sein du Hamas....
Au moment de l'attaque, le diplomate est en France. Il regarde médusé les images du carnage, sur lequel il ne s'attarde pas. Tout juste lâche-t-il: «Encore aujourd'hui, je ne comprends pas totalement ce qui s'est passé ce jour-là. Le Hamas non plus, ni les Israéliens. On peut juste constater que tout s'est effondré. Nétanyahou et le Hamas, jusque-là, se nourrissaient mutuellement, ça devalt finir par exploser. Comme d'autres, dans les ténèbres, il voit une étincelle: «Aussi horribles que solent les événements actuels, ils ont rappelé au monde entier qu'il y a quelque chose qu'on appelle "la question palestinienne". Et qu'il faut la résoudre.
Alors que les bombes israéliennes pleuvent sur Gaza et que Nétanyahou se fixe comme objectif l'éradication totale du Hamas, les chancelleries occidentales commencent à phosphorer. Américains et Européens poussent pour une «Autorité palestinienne revitalisée, à même de reprendre le contrôle de Gaza une fois les chars israéliens retirés - si jamais ils se retirent. Nétanyahou, lui, approche l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair, caressant l'idée d'en faire une sorte de gouverneur de Gaza... Echaudé par les critiques sur son concept mort-né de «coalition internationale anti-Hamas», Emmanuel Macron demande à ses conseiliers de se lancer dans un casting parmi les leaders palestiniens pour préparer l'après... Al-Kidwa, lui, prend l'avion pour Doha mi-novembre et se retrouve dans les bureaux du Hamas, dans le quartier des ambassades, face à Ismaël Haniyeh, chef du politburo des islamistes, et Khaled Mechaal, son prédécesseur, dont l'assassinat raté en 1997 provoquera la première grande crise au pouvoir de Nétanyahou.
C'était tendu, se souvient-il. Je leur ai dit que la guerre changeait tout. Et qu'après, il y aurait un nouveau gouvernement en charge de la Cisjordanie et de Gaza, et que ça ne pourrait être le Hamas. Haniyeh a quand même eu l'audace de me dire: "Mais ça n'a jamais été notre ambition de gouverner... Une deuxième réunion a lieu. Les pontes du Hamas sont mutiques: Il y avait un éléphant dans la pièce, comme disent les Anglais. Comprendre: «Les porte-flingue de Gaza, ceux qui sont dans les tunnels. Ce sont eux qui ont le pouvoir aujourd'hui.
III. L'ombre du sulfureux Mohammed Dahlan
Comme il est des experts en kremlinologie, Il existe des «mouqatologues», du nom du palais-bunker palestinien à Ramallah. Ces derniers observent désormais que le centre de gravité du pouvoir a basculé à Doha, où Mahmoud Abbas, bien conscient de ce que s'y trame, s'est rendu le 12 février, s'affichant main dans la main avec l'émir du Qatar, Tamim ben Hamad al-Thani. «Doha, c'est la nouvelle Mecque des ambitieux: ils y vont tous en pèlerinage, grince depuis Gaza le journaliste Rami Abou Jamous.
Les mouqatologues n'ont pas manqué de relever que lors de ses rencontres avec le Hamas, Al-Kidwa était flanqué de Samir Masharawi, un lieutenant de Mohammed Dahian. Dans tout le Moyen-Orient, le nom même de Dahlan est synonyme d'intrigues. Dans les années 80, le natif-lui aussi de Khan Younès fut l'un des fondateurs des «Faucons du Fatah, mouvement de jeunesse militarisé de la faction à Gaza, quand son ami d'enfance Yahya Sinwar mettait sur pied la police religieuse du Hamas. Après avoir appris l'hébreu en prison, Dahlan s'imposa comme le maître de Gaza au sortir des accords d'Oslo, en 1994. A la tête d'une milice de 20 000 hommes en tant que chef de la Sécurité préventive de la fraichement établie Autorité palestinienne de Yasser Arafat, Dahlan bâtit sa réputation. Féroce dans son combat contre les membres du Hamas (rasages de barbe, brûlures au tisonnier), et ogresque dans son appétit pour les détournements de fonds. Malgré le soutien étroit de la CIA (George Bush l'appelait notre type sûr) et des Israéliens, Dahlan perdra le contrôle de l'enclave transformée en république bananière dans le conflit des Frères, soit la lutte sanglante pour la bande côtière en 2007 après la victoire des islamistes aux législatives. Pendant la période la plus intense des affrontements, le chef de guerre est à Berlin, officiellement pour se faire opérer des genoux, pendant que ses fidèles s'enfuient sur de frêles bateaux de pêche.
Dahlan sera ensuite chassé de Ramallah, poursuivi en 2011 pour «corruption et diffamation du Présidents». Une façon pour Mahmoud Abbas de se débarrasser de celui qu'il voit comme un «putschiste». Il se réfugie à Abou Dhabi, d'où il joue les marionnettistes régionaux - au fil des ans, la rumeur l'a mêlé à l'assassinat (selon la these officielle en Palestine) de Yasser Arafat, aux répressions post-printemps arabe et même à du trafic d'armes en Serbie. Aujourd hui âgé de 62 ans, Dahlan est un proche conseiller du président des Emirats arabes unis, Mohammed ben. Zayed (dit MBZ), qu'il aurait guidé dans les négociations des accords d'Abraham avec Israël. La manne que lui alloue le richissime émir lui permet de financer son propre parti, baptisé Courant réformiste, dans les Territoires palestiniens. Si sa cote de popularité est abyssale en Cisjordanie (la rue palestinienne le voit globalement comme un agent israélien), ses réseaux clientelistes sont puissants. Notamment à Gaza, où les opérations caritatives menées par son épouse font vivre des quartiers entiers, à l'instar de ces mariages de masse financés pour les plus démunis.
Après le 7 Octobre, Dahlan s'est replacé au centre du jeu, accordant une poignée d'interviews à la crème des médias anglo-saxons. Au New York Times, mi-février, le sexagénaire, photographié en jeans et rasé de frais, dessinait un plan pour l'après-guerre à Gaza et au- dela. Résumé en un slogan: No Abbas, no Hamas. La sécurisation de l'enclave serait confiée à une force panarabe d'interposition et le pouvoir politique à un nouveau leader palestinien, unifiant Gaza et la Cisjordanie. Qui s'appellerait Dahlan? L'exilé ne va pas jusque-là. «Dahlan jouera un rôle, absolument, juge Al-Kidwa. Mais pas en tant que leader. Du moins, ce n'est pas ce qu'll laisse entendre. Alors, pourquoi donner toutes ces interviews? «Il veut peser sur le processus, c'est différent...»
IV. L'homme providentiel ou l'homme de paille?
C'est là toute la subtilité: dans cette course de petits chevaux, les prétendants jouent surtout le coup d'après «l'après», redoutant l'ingratitude de la gestion de l'immédiat après-guerre. avec la crainte d'être vu comme «ramené à bord d'un char israélien» Ainsi, l'idée d'un gouvernement de transition technocratique a été poussée par la plupart des chancelleries, et plus particulièrement le tandem Washington-Riyad, avant la reprise de négociations redessinant un chemin vers la solution à deux Etats et d'hypothétiques élections palestiniennes. «Quconque se retrouver à la tête de de ce gouvernement de transition sera un fusible, analyse Inés Abdel Razek, de l'Institut palestinien pour la diplomatie publique. Aucune figure politique d'envergure ne veut s'y brûler. Al-Kidwa, lui, nie vigoureusement jouer les poissons pilotes pour Dahlan. Et grimace devant le mot «technocratique», «Je déteste ce terme. Qu'est-ce que ça veut dire? Que la situation actuelle n'est pas politique? Les Etats-Unis doivent comprendre que sortir un nouveau Abbas du chapeau ne suffira pas. Le diplomate compte sur ses doigts: «Il faut quelqu'un qui réunisse trois critères: haut niveau d'acceptabilité de la rue et des factions; vraie capacité à réformer; confiance des acteurs régionaux et des bailleurs internationaux. Abbas ne remplit même pas la première condition... Al- Kidwa s'y voit-il? Je n'ai pas de désir ardent pour le pouvoir. Mais si on a besoin de moi, je ne me défilerai pas. Le politicien madré sait qu'il a peu de chance de remplacer Abbas en personne. Ce n'est pas un homme des masses, à la différence de Dahlan ou Barghouti, analyse le sondeur palestinien Khalil Shikaki. C'est un diplomate habile, connecté à l'international et connu à l'intérieur du Fatah. Mais son nom n'imprime pas dans la population. Il n'a pas d'assise populaire.
L'intéressé se dit lassé des pronostics autour de tel ou tel nom, Ce qui l'obsède, c'est le système, les institutions. Celles des Palestiniens sont laminées. Symboliquement, littéralement. A Gaza, le bâtiment du Parlement a été bombardé. En Cisjordanie, celui construit aux abords de Jérusalem est une ruine et l'autre, à Ramallah, n'a pas vu une session s'y tenir depuis bientôt deux décennies. Quant à l'espoir d'une libération prochaine de Barghouti, dans le cadre des négociations de trêve, Al-Kidwa ne s'y accroche pas. On le souhaite tous, inch Allah. L'analyste Inės Abdel Razek, plus pessimiste encore: Les Palestiniens dans leur ensemble réclament la libération de tous les leaders des factions emprisonnés, bien au-delà du cas Barghouti. Mais l'Autorité palestinienne s'en retrouveralt cornérisée, voire renversée. Ce qui n'est pas du tout dans l'intérêt des Israéliens, et rend donc la chose peu probable.
Reste, dans les dans les scénarios de l'après, quel que soit le profil de lélu-homme providentiel ou homme de paille, deux défis de taille: comment évincer à la fois Abbas et le Hamas? Concernant le vieux raïs, Al-Kidwa a mis de l'eau dans son vin après avoir écouté les diplomates occidentaux, lui qui prenait à demi mot de l'expulser par la force de la Mougata'a. «Nous [les opposants) avons évolué là-dessus, admet-il en tranchant dans son entrecôte. On ne peut pas dégager Abbas comme ça. Il a encore la confiance de nombreux partenaires clés à l'étranger, et ça précipiteralt la Cisjordanie dans un nouveau round d'affrontement fratricide. C'est la dernière chose dont notre peuple martyrisé a besoin. Sa solution? Un «Abbas de cérémonte: «Il reste président, Il garde son bureau et ses gardes du corps, mais pour tout le reste, khalas. Un nouveau Premier ministre, avec un gouvernement doté de réels pouvoirs, fait le boulot.
V. «L'écran de fumée» de Mahmoud Abbas
Une formule qui sous-estime la capacité de résistance d'Abbas, pas du genre à se contenter de couper les rubans. Le cacique est surtout un génie de l'immobilisme et des manceuvres dilatoires, lui qui fut élu président pour un mandat de quatre ans... il y a dix-neuf ans. Et a toujours trouvé une façon de repousser la tenue de nouvelles élections, sans parler de son propre départ. Pour se donner un peu d'oxygène et éviter la formation d'un gouvernement d'alternance dans son dos, Abbas a annoncé fin février avoir accepté la démission de son Premier ministre, l'apparatchik moustachu Mohammad Chtayyeh, citant la réalité émergente à Gaza». Sacré euphémisme. «C'est une réponse aux pressions américaines et au "plan saoudien" pour l'après-Gaza [Riyad a mis dans la balance la reconnaissance de l'Etat d'Israël en échange d'un retrait des forces israéliennes et de la reprise du processus de paix] qui a tout de l'écran de fumée», note Inès Abdel Razek.
Même analyse du côté de Khalil Shikaki: «Tout cela est cosmétique. Abbas sait très bien qu'une Autorité palestinienne "revitalisée" et "redémocratisée" signifie avant tout son départ. Alors, s'il lui faut sacrifier un Premier ministre, pour gagner un peu de temps, c'est peu cher payé.» Intronisé le 14 mars, le successeur de Chtayyeh n'est autre que le conseiller économique d'Abbas, Mohammed Mustafa. Cet architecte des télécoms palestiniennes, formé aux Etats-Unis et apprécié des Saoudiens (un temps gestionnaire de leur fonds souverain) fut surtout chargé de la reconstruction de Gaza en 2014, après une première opération israélienne dévastatrice, mais sans commune mesure avec l'entreprise de destruction actuelle. Un technocrate, un vrai. «Un Mohammed remplace un autre, ironise Al-Kidwa. Le pouvoir est toujours dans les mains d'Abbas.»
Quant au Hamas, «il ne disparaîtra pas, quoi qu'en disent les Israéliens», pondère le neveu d'Arafat, à l'unisson avec l'écrasante majorité des experts et diplomates. «Mais il y aura un nouveau Hamas, veut-il croire. La branche armée va ressortir très diminuée. Et à Gaza, les gens en ont plus qu'assez: ils ont tout perdu sous les bombes pendant que les Qassam [les brigades du Hamas) étaient à l'abri sous terre. Tout cela va provoquer de profonds changements dans leurs rangs.» A Moscou se sont tenues plusieurs réunions entre représentants de toutes les factions (quatorze, en tout), Hamas et Jihad islamique inclus, pour trouver un terrain d'entente avec le Fatah. Sans résultat probant. Même chose à Ankara, où Abbas a été reçu le 5 mars par Recep Tayyip Erdogan. «Il ne faut pas s'attendre à des miracles», a commenté Riyad al-Maliki, chef de la diplomatie palestinienne. Le ton est monté après la nomination de Moustafa, dénoncée par le Hamas comme signe du «fossé entre l'Autorité et le peuple, le Fatah accusant en retour le Hamas d'avoir provoqué «une Nakba ["catastrophe", en arabe] plus horrible encore que celle de 1948 [le déplacement forcé de 700000 Palestiniens à la création de l'Etat d'Israël)» avec l'aventure du 7 Octobre».
Une déclaration comme une porte qui se claque sur l'idée d'un «gouvernement de consensus, dont la Russie et la Turquie rêvaient de faire accoucher les Palestiniens, au nez et à la barbe des Américains. Al-Kidwa, lui, garde les yeux rivés sur les rapports de force dans le monde arabe. «Les Saoudiens sont incontournables de par leur relation avec les Américains. Les Egyptiens sont indispensables, de par leur situation géographique et leurs services de renseignement. Et bien évidemment, on ne peut ignorer le Qatar, qui fait le lien avec le Hamas, et a prouvé sa redoutable efficacité... Dans les chancelleries occidentales, on cogite dur également, partant du principe que tout futur gouvernement intégrant le Hamas, classé parmi les groupes terroristes par les Etats-Unis et l'Union européenne, serait radioactif et «boycotté», comme en a convenu Al-Maliki dans les couloirs de l'antenne de l'ONU à Genève, fin février. Il s'agirait, à terme, de raviver les institutions palestiniennes moribondes (Autorité palestinienne, OLP) aujourd'hui aux mains du Fatah en y incluant des personnalités soutenues «de l'extérieur» par le Hamas, mais à l'islamisme assez modéré pour ne pas effrayer les bailleurs internationaux. La quadrature du cercle. Fin 2023, un haut diplomate français confiait à Libé: «Le rebranding, on sait faire. On prend des barbus à Jénine et à Gaza, on pose des limites et on les intègre au jeu politique... D'autres évoquent la formation d'un «Hamas light», gardé à l'œil par les services du Caire... «Le jeu a radicalement changé et les règles avec», esquive Al-Kidwa.
VI. Pour les Israéliens, ni Hamastan ni Fatahstan
Cela vaut aussi, et surtout, pour les Israéliens. Benyamin Netanyahou, qui avait laissé les islamistes prospérer avec sa politique du cash pour du calme (soit laisser le Qatar maintenir à flot le Hamas en son fief afin de maintenir les passes d'armes avec les islamistes à basse intensité et affaiblir Abbas), l'a promis: «Gaza ne redeviendra ni le Hamastan ni le Fatahstan... Longtemps réticent à dévoiler un plan allant au-delà des hostilités, le Premier ministre israélien a finalement fait connaître, fin février, sa vision «du jour post Hamas». Elle consiste en une bande côtière encore «réduite», cernée par une zone tampon élargie-les artificiers et les bulldozer sont déjà à l'œuvre-où l'armée israélienne serait libre d'intervenir, sans limite de temps. L'administration civile serait, elle, confiée à des «Gazaouis non connectés au Hamas». Terme vague, qui, en réalité, renvoie à une vieille stratégie des services sécuritaires israéliens, héritée des Britanniques, de s'appuyer sur des clans ou des «mokhtars», et vise à exclure l'UNRWA, l'agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, dans la tourmente. La recette du chaos», estime une source humanitaire. Un plan équivalent, baptisé «Ligue des villages, avait été imaginé pour dompter la Cisjordanie dans les années 70, mais s'était heurté à l'opprobre jeté sur ces familles de <collaborateurs». A Gaza, la distribution humanitaire qui a tourné au carnage à l'aube du 29 février-112 Gazaouis sont morts dans la cohue, piétinés ou abattus par des soldats israéliens a été organisée selon ce principe: un convoi d'une trentaine de camions arrangé par d'obscurs businessmen palestiniens, escorté par les tanks de Tsahal.
La catastrophe, désormais connue dans le monde arabe comme le massacre de la farine, semble avoir forcé les Israéliens à considérer d'autres alternatives. «Il faut que quelqu'un prenne les choses en main, aurait tonné Yoav Gallant, le ministre de la Défense lors d'un récent conseil de guerre. Et ça ne va pas être des Suédois qui vont le faire. Alors, ça doit être le Fatah. Que ça soit Dahlan ou Majed Faraj, peu importe. Le nom de Faraj, le monsieur sécurité d'Abbas, revient avec insistance ces derniers jours, tant dans les médias hébreux qu'arabes. On y lit qu'un plan israélo-américain, imaginé entre la Kirya de Tel-Aviv et le siège de la CIA, le verrait mettre sur pied une force anti-Hamas de 7000 hommes à Gaza, en piochant dans les anciennes troupes de Dahlan, que le Hamas avait réformées et désarmées. Nétanyahou, néanmoins, y aurait mis le holà, contre la volonté de son chef des armées. «Il n'y a pas de vide dans la nature, et si ce n'est le Hamas, ce sera quelqu'un d'autre, élude un diplomate israélien à Jérusalem. Gaza ne doit plus jamais être une plateforme de tirs. Plusieurs options sont sur la table, reste à trouver la formule...»
Depuis ses tunnels, le Hamas à Gaza, lui, tente de survivre. Et surtout, de le montrer, par des apparitions furtives de sa police à Rafah ou même dans la ville de Gaza et à travers de sporadiques salves de roquettes sur le pourtour israélien. Tant que les Israéliens n'auront pas une photo du cadavre de Sinwar à montrer, le Hamas pourra prétendre avoir gagné, aussi absurde que cela puisse paraître», résume un diplomate occidental. «Nétanyahou ne veut pas arrêter la guerre, croit savoir Al-Kidwa. Il a tout intérêt à ce qu'elle continue, autant pour sa situation personnelle [le Premier ministre israélien est toujours en procès pour corruption) que ses convictions: il n'a aucune envie qu'on imagine une solution politique... Le Premier ministre israélien n'essaye d'ailleurs même plus de calmer les appels à la recolonisation de Gaza de ses ministres suprémacistes.
Les cartes sont rebattues, certes, mais le gouvernement israélien est dans une logique jusqu'au-boutiste qui laisse peu de place à l'espoir, estime Inès Abdel Razek. Les Etats-Unis veulent revenir au statu quo ante, mais avec des changements cosmétiques, alors que les Palestiniens vivent la pire Nakba depuis 1948. Al-Kidwa, lui, ne s'appesantit pas sur le cauchemar au présent-la trêve introuvable, les dizaines de milliers de morts, les otages, les prisonniers palestiniens au milieu du désert, etc. Il veut continuer à voir loin. «Mais c'est vrai que pour ça, il faut un maestro palestinien, qui guide le peuple, qui mobilise le monde. Hélas, aujourd'hui, ce maestro, comme le fut Arafat, n'existe plus. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut rien essayer.»