Raphaël Glucksmann, Député européen - Le Monde
Dire les horreurs commises par le Hamas doit être un préalable à tout débat et ne revient ni à ignorer le contexte historique et politique dans lequel se sont déroulées ces atrocités, ni à occulter les responsabilités du gouvernement Nétanyahou ou la colonisation en Cisjordanie, assure, dans une tribune au « Monde », le député européen Raphaël Glucksmann.
Il est des moments dans l’histoire où l’évidence n’est plus partagée et où savoir la dire est le premier devoir du politique, le préalable à tout débat et à toute action. Commençons donc par dire ce que certains n’arrivent pas à exprimer au sein de la gauche française : nous sommes dévastés par le sort de ces enfants israéliens massacrés, de ces femmes violées et de ces familles brûlées vives, le Hamas est une organisation terroriste et son idéologie fanatique, son antisémitisme frénétique, son culte de la violence et de la mort conduisent logiquement aux crimes contre l’humanité commis le 7 octobre, et rien – ni la lutte légitime contre la colonisation ni le combat nécessaire pour la reconnaissance d’un Etat palestinien – ne peut ni ne pourra jamais justifier les horreurs de Kfar Aza ou de Réim.
Par dire que décapiter un être humain ou kidnapper des enfants ne sera jamais un acte de résistance et par rappeler que ni la résistance française hier ni la résistance ukrainienne aujourd’hui n’ont jamais fait quoi que ce soit de semblable ou d’approchant. Il n’y a donc pas là un « deux poids, deux mesures », comme on le lit un peu partout, mais plutôt un gouffre, celui qui sépare la résistance à l’oppression du terrorisme visant à l’anéantissement de l’autre. Le résistant peut être amené à tuer, mais il le fait à contrecœur, alors que le terroriste jouit de son crime comme cet assassin du Hamas qui appelle son père hilare en plein massacre : « Tu serais fier de moi, j’ai tué dix juifs ! Dix ! »
Par dire aussi que les cocktails Molotov lancés contre une synagogue à Berlin ou les slogans entendus à Sydney (« Gas the Jews ! ») n’ont rien à voir avec la solidarité envers le peuple palestinien, mais tout à voir avec l’antique haine des juifs et que cette haine qui présida à la pire page de l’histoire européenne doit être combattue par tous. Sans exception ni hésitation.
Dire des choses aussi simples, aussi basiques que celles-ci, clairement et sans « mais », ne revient ni à ignorer le contexte historique et politique dans lequel se sont déroulées ces atrocités, ni à occulter les responsabilités immenses du gouvernement Nétanyahou, pas plus qu’à passer sous silence la colonisation en Cisjordanie ou à minimiser les crimes commis par l’armée et les colons israéliens. Dire cela, c’est faire preuve du minimum incompressible d’humanité sans lequel aucun débat réellement politique n’est possible.
Eviter de revenir au néant politique
Dire cela – si l’on est guidé par la quête de justesse qui doit nous habiter dans ces moments tragiques si particuliers où l’on sent monter une colère qui menace de faire oublier que l’autre, ses droits et ses souffrances existent – doit également nous conduire à affirmer que toute punition collective des civils palestiniens est inacceptable, à exprimer notre empathie avec les milliers de morts civils de Gaza – pour beaucoup des enfants –, à refuser des bombardements indiscriminés et la mise en état de siège d’un peuple, et à reconnaître, avec gravité, qu’aucun monde ne peut naître de la réduction en cendres des écoles ou des mosquées et du néant de perspective politique entretenu par Israël depuis des années.
A dire que l’hostilité viscérale de Benyamin Nétanyahou à l’émergence d’un Etat palestinien l’a conduit à faciliter la croissance du Hamas, à fermer les yeux sur son financement international, voire à l’encourager, et à affecter les ressources militaires israéliennes à la protection de colons millénaristes accaparant des terres palestiniennes en Cisjordanie plutôt qu’à celle des citoyens vivant sur le sol israélien à la lisière de Gaza. A dire qu’Israël et quasiment le monde entier ont parié sur la lassitude des Palestiniens et leur oubli progressif, croyant dans la pérennité d’un statu quo aussi irréaliste qu’injuste.
A dire aussi que les leçons des offensives passées contre la zone la plus densément peuplée du monde pointent l’inanité d’une réponse purement militaire. Dire cela n’est pas se montrer « faible » face au terrorisme, c’est prendre en compte la longue souffrance des Palestiniens et comprendre que, sans réponse à cette souffrance-là, la guerre actuelle contre le Hamas est vouée à une forme d’échec. Même si nombre de ses chefs et de ses tueurs sont éliminés.
Deux chemins s’ouvrent aujourd’hui. Une voie est toute tracée, celle de l’intensification des actions militaires sans perspective politique, de l’entrée dans Gaza de l’armée israélienne, d’une progression lente et meurtrière dans des ruelles sinueuses, de l’amoncellement des ruines et des morts, puis d’un retrait – lorsque l’opération sera jugée suffisante ou lorsque l’émotion planétaire face aux très nombreuses victimes palestiniennes sera jugée trop forte – pour revenir ensuite au néant politique. On peut gager sans grand risque de se tromper que les dirigeants du Hamas, qui connaissent bien leur ennemi, qui le connaissent sans doute mieux qu’il ne les connaît malgré toute sa supériorité technologique, s’attendaient à cette réponse en lançant leurs troupes dans leur orgie de tueries le 7 octobre. Et qu’ils espèrent qu’elle finira par ébranler les pays voisins qui avaient fait le choix de la normalisation avec Israël.
L’autre chemin n’est pas tracé, voire fort peu esquissé, y compris chez nous. C’est celui de la raison politique, dénuée de toute forme de naïveté, consciente que le Hamas doit être détruit – la prise au sérieux de l’abîme du 7 octobre conduit infailliblement à cette conclusion –, mais qui s’interroge sur les moyens d’atteindre cet objectif sans réagir comme le voudrait l’adversaire ni tomber dans son piège. Une raison lucide sur le contexte historique, social et politique qui nourrit le Hamas et qui, s’il n’est pas pris en compte, condamne toute lutte antiterroriste à l’échec. Une raison condamnant inconditionnellement le Hamas, ses crimes et ses parrains, mais incapable de soutenir inconditionnellement un gouvernement israélien qui, de violations patentes du droit international en calculs aussi absurdes que cyniques, a tant fait pour renforcer l’ennemi mortel qu’il entend aujourd’hui éradiquer.
Cet autre chemin, celui de la lutte contre le terrorisme et du combat pour la paix, l’Union européenne (UE) doit aider à le dessiner. Ce chemin suppose que nos dirigeants prennent au sérieux, dans le même mouvement, le terrorisme qui frappe Israël en son cœur et la paix que le gouvernement israélien a, jusqu’ici, rendue impossible avec méthode, et qu’ils comprennent à quel point les deux sont liés. Il ne saurait y avoir de paix avec des terroristes qui ne veulent que la guerre, mais nul ne pourra vaincre durablement le terrorisme sans perspective de paix et de liberté pour le peuple palestinien.
Vers un Etat palestinien libre et viable
Prendre au sérieux la menace du Hamas suppose d’actionner tous les leviers à notre disposition pour affaiblir et assécher une organisation désignée comme terroriste en Europe depuis 2003. Plutôt que d’ajouter aux souffrances des civils palestiniens, déjà plus que meurtris – comme nous y invitait le plus que problématique commissaire européen hongrois Oliver Varhelyi en proposant de geler toutes les aides européennes à la Palestine, avant d’être rappelé à l’ordre –, les dirigeants européens devraient débattre des pressions à exercer sur les banquiers et les parrains des terroristes.
Sans l’argent et les armes du régime iranien, le Hamas aurait été incapable de monter une opération comme celle du 7 octobre. Ce régime est aujourd’hui l’architecte de la terreur dans la région et l’organisation des gardiens de la révolution est son bras armé, en Iran, en Syrie, au Liban et en Palestine. Cela fait des mois que nous demandons au Parlement européen que les gardiens de la révolution soient inscrits sur la liste des organisations terroristes de l’UE. Les Etats membres bloquent et rien n’avance.
Tout comme rien ne bouge à propos du Qatar, qui loge et finance les dirigeants du Hamas. Le pire massacre de juifs depuis la Shoah est revendiqué depuis cet émirat gazier que fréquentent avec enthousiasme les politiques français et européens, dont les discours martiaux sur le terrorisme s’effacent vite devant la perspective d’une conférence rémunérée à Doha. Le temps n’est-il pas venu de faire comprendre aux dirigeants qataris qu’il va falloir choisir entre l’amitié des démocraties européennes et l’hospitalité des terroristes ?
Montrer que nous sommes sérieux sur la lutte contre le terrorisme doit nous permettre d’être audibles, y compris en Israël, lorsque nous portons cette vérité simple : sans feuille de route crédible vers la reconnaissance d’un Etat palestinien libre et viable, sans renoncement à la colonisation qui le rend, de facto, impossible, le cycle de la mort ne s’arrêtera jamais. Cette perspective doit faire partie intégrante de la lutte antiterroriste. Nos gouvernements ne peuvent décemment demander à Israël de ne rien faire : quel Etat pourrait laisser ses citoyens se faire massacrer sans réagir ? Ils peuvent, en revanche, proposer un contrat de paix antiterroriste : libération de tous les otages et cessez-le-feu, reprise des négociations avec l’Autorité palestinienne pour aboutir à une solution politique, et démantèlement du Hamas, avec démilitarisation de la bande de Gaza sous supervision internationale.
Ce chemin semble irréaliste aujourd’hui. Mais l’option dite « réaliste » jusque-là – le statu quo et le désintéressement du monde – n’est plus envisageable. L’autre chemin, le plus probable, est un saut collectif dans l'abîme.