Bernard Guetta, Journaliste et député européen (groupe Renew) - Le Monde
Le prince héritier saoudien pourrait profiter de l’impasse dans laquelle se trouve le conflit israélo-palestinien pour s’imposer comme l’homme de la situation, estime Bernard Guetta, député européen, dans une tribune au « Monde ».
Ce n’est qu’une hypothèse que la morosité ambiante dira folle, absurde et totalement irréaliste, mais imaginons tout de même. Imaginons qu’après de discrètes consultations avec les Etats-Unis et l’Union européenne ou certains de ses membres, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, dit « MBS », relance l’initiative de paix arabe amorcée en 2002 par le prédécesseur de son père.
Le roi Abdallah avait alors proposé que les pays de la Ligue arabe reconnaissent Israël en échange de la création d’un Etat palestinien sur les territoires occupés depuis 1967. Ce plan avait été ignoré par les dirigeants israéliens, car il ouvrait la porte à un partage de Jérusalem et à un retour des réfugiés et de leur descendance. Bien qu’entérinée par la Ligue arabe et applaudie par les Palestiniens, cette initiative était donc restée lettre morte, mais imaginons un instant qu’Américains, Européens et Saoudiens l’exhument bientôt, sans hâte excessive, mais sans procrastination non plus, et proposent d’en faire le point de départ de nouvelles discussions.
Quel premier ministre israélien pourrait opposer aujourd’hui la même sourde oreille qu’au début du siècle ? Même M. Nétanyahou ne le pourrait pas. Le successeur qu’il aura bientôt le pourrait encore moins, et maintenant que plusieurs nouveaux Etats arabes ont déjà reconnu Israël, ce n’est pas seulement la création d’un Etat palestinien qui pourrait être en négociation, mais la réalisation du vieux rêve de Shimon Pérès, la création d’un marché commun proche-oriental, ouvrant la voie à des accords de sécurité et de coopération régionales.
Une autre guerre de cent ans
Plus sûrement que toute opération militaire, cette dynamique conduirait à une complète élimination politique du Hamas et à une marginalisation de tous les groupes terroristes de moindre importance. La paix, une vraie paix, pourrait en découler. On objectera bien sûr, de tous côtés, qu’aussi beaux que soient les rêves, la réalité est que la tuerie du 7 octobre et les bombardements de Gaza mènent tout droit, si ce n’est à une guerre mondiale, à une guerre de cent ans. Les « sachants » la diront aussi inévitable qu’inextricable puisqu’il n’y aurait maintenant plus de Palestiniens prêts à une paix avec Israël ni d’Israéliens disposés à coexister avec un Etat palestinien.
Tout paraît leur donner raison tant la défiance, le ressentiment et le désir de vengeance sont partout à vif. Mais si l’on refuse de se laisser aveugler par la déraison ambiante, les raisons d’espérer ne manquent pourtant pas.
Trois semaines après le massacre organisé par le Hamas, la moitié des Israéliens se déclaraient hostiles à une opération terrestre à Gaza. Alors même que tous ont vu des images du samedi noir et que quasi tous connaissent, de près ou de loin, une famille endeuillée, ils conservent assez de lucidité pour savoir que des combats de rue à Gaza feraient autant de victimes dans l’armée israélienne que dans la population gazaouie et, surtout, ne mèneraient à rien.
Impasse et espoirs
Car que feraient les forces armées israéliennes après avoir repris le contrôle de la bande Gaza ? Elles en garderaient les commandes, alors qu’elles avaient dû s’en retirer en 2005 ? Elles les rétrocéderaient à l’Egypte, qui n’en voudrait à aucun prix ? Elles les repasseraient à l’Autorité palestinienne, qui n’a pas même les moyens de s’imposer en Cisjordanie ?
Pour Israël, un retour à Gaza serait une impasse. Afin d’éviter que la Cisjordanie ne s’enflamme et que les pays arabes ne soient entraînés dans un conflit auquel se joindrait alors l’Iran, il n’est pas d’autre moyen que de relancer le processus de paix.
Il faut penser ce qui paraît impensable, mais ne l’est en réalité pas, puisque Israël est trop affaibli par ses déchirements internes et par la cruauté de cette défaite pour ne pas vouloir éviter une véritable guerre ; que la Syrie et le Liban sont exsangues ; que l’Egypte est au bord d’une explosion sociale ; que l’Irak n’est plus qu’un patchwork et que le régime iranien, bien trop impopulaire et désargenté pour entrer en guerre, a déjà engrangé une victoire en empêchant le rapprochement en cours entre l’Arabie saoudite et Israël.
Un dérapage peut évidemment mettre le feu aux poudres, mais Israël vient cependant de prendre conscience qu’il n’était pas invincible, aucune frénésie guerrière n’habite la région, et les Palestiniens voient bien, sous ce déluge de bombes, que la violence ne les mène qu’à toujours plus de souffrances.
L’impasse est générale. Elle l’est pour tous et, par le plus étrange des paradoxes, la paix bénéficie en conséquence d’une rare fenêtre d’opportunité, grande ouverte à Mohammed Ben Salman. Ce jeune prince voudrait faire de l’Arabie saoudite une puissance aussi incontournable au Proche-Orient que dans le monde. Il désire aussi laver l’affront que l’Iran vient de lui infliger par le biais du Hamas. Despote éclairé, il entend avant tout rester dans l’histoire comme celui des Saoud qui aurait fait entrer son pays dans l’après-pétrole et le XXIe siècle. Il en cherchait hier les moyens et le voilà devenu l’homme de la situation.