Téhéran multiplie les menaces explicites contre Israël, mais craint une extension du conflit.
Par Ghazal Golshiri et Madjid Zerrouky - Le Monde
A trop souffler sur les braises, ne risque-t-on pas de se brûler en cas de vent contraire ? Face à une faiblesse conjoncturelle qu’ils perçoivent comme inédite du côté d’Israël, les dirigeants de la République islamique iranienne avancent sur une ligne de crête : ils veulent accentuer cet affaiblissement tout en évitant un affrontement armé direct avec l’Etat hébreu.
Après l’attaque du Hamas en Israël, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a nié, le 10 octobre, toute implication de la République islamique dans l’attaque sans précédent du Hamas, mais il a prévenu que les frappes israéliennes contre Gaza ne resteraient pas sans réponse. Mardi 17 octobre, il a haussé le ton. « Personne ne pourra arrêter les forces de la résistance », a-t-il tonné, alors que la guerre s’intensifie et que les Israéliens menacent Gaza d’une offensive terrestre.
En quelques jours, la rhétorique iranienne est ainsi passée de la défensive à la menace explicite : « Si les crimes du régime sioniste se poursuivent, les forces musulmanes et de la résistance vont perdre patience », a insisté le numéro un du régime iranien. « Nul ne doit espérer que certaines parties comme l’Iran puissent empêcher les forces de la résistance » d’entrer en action, a-t-il ajouté. Pour Téhéran, il s’agit désormais de dissuader Israël de lancer un assaut terrestre contre la bande de Gaza et de détruire le Hamas et le Jihad islamique, deux groupes sur lesquels il a investi militairement et politiquement depuis des années.
« L’AXE DE LA RÉSISTANCE » Le ministre des affaires étrangères iranien, Hossein Amir Abdollahian, a mis en garde, dès le 16 octobre, contre une « expansion des fronts de guerre » si les forces israéliennes continuaient leur assaut contre le territoire palestinien. « L’axe de la résistance a la possibilité de mener une guerre de longue durée avec l’ennemi [Israël] », a-t-il déclaré depuis Téhéran, de retour d’une tournée régionale au Liban, en Syrie, au Qatar et en Irak. « Nous ne donnons pas d’ordre aux forces de la résistance. Elles décident pour elles-mêmes », a-t-il ajouté.
Par « axe de la résistance », Hossein Amir Abdollahian faisait référence à la toile d’araignée de groupes armés que la République islamique a, dans une stratégie de dissuasion du faible au fort, patiemment tissée depuis trois décennies autour de son ennemi israélien et des positions américaines au Moyen-Orient. Ces organisations comprennent le Hezbollah libanais, les rebelles houthistes du Yémen, des unités de la Mobilisation populaire en Irak – un réseau de milices mobilisées à l’origine pour combattre l’organisation Etat islamique – ainsi que les divisions afghanes Fatemiyoun et pakistanaises Zeynabiyoun du corps des gardiens de la révolution, l’armée idéologique de Téhéran, une « légion étrangère » qui a régulièrement été déployée par l’Iran pour soutenir le régime de Damas. L’aviation israélienne a mené des frappes, le 12 octobre, sur les aéroports internationaux de Damas et d’Alep afin, selon elle, de perturber les livraisons d’armes iraniennes à destination de la Syrie et du Liban.
Ce ton de plus en plus menaçant cache cependant la crainte de perdre le contrôle de la situation en cas d’extension du conflit. « Hossein Amir Abdollahian essaie de se positionner comme le porte-parole de l’axe de la résistance tout en suggérant que ces groupes prennent leurs décisions de manière indépendante, décrypte Hamidreza Azizi, chercheur à la Stiftung Wissenschaft und Politik, un institut de recherche en relations internationales basé à Berlin. Ce qui inquiète l’Iran est surtout la perspective d’une intervention des Américains et un accroissement de leur soutien à Israël » qui encouragerait l’Etat hébreu à frapper les groupes proiraniens au-delà de Gaza. « L’Iran ne souhaite pas entrer en guerre généralisée, mais ce risque s’accentue de jour en jour », ajoute-t-il.
« L’Iran ne veut pas d’une escalade de ce conflit qui mènerait à une déflagration régionale, mais Téhéran fait face à un dilemme, explique Ali Vaez, directeur du groupe de travail sur l’Iran au sein de l’International Crisis Group. Si Israël entre dans Gaza et tente de détruire le Hamas, et si l’Iran ne réagit pas, la crédibilité de sa dissuasion face à Israël sera en jeu. Et s’il réagit, il lui sera difficile de calibrer sa réponse tout en maîtrisant la dynamique du conflit. C’est la quadrature du cercle. C’est pour cela que les dirigeants iraniens préfèrent que cette guerre reste limitée à Gaza. »
La guerre dans l’enclave a, jusqu’à présent, répondu à plusieurs objectifs de l’Iran face à Israël. Sans bloquer irrémédiablement le rapprochement entre l’Etat hébreu et les pays arabes dans le cadre des accords d’Abraham (traités d’Israël avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan), la perspective d’une normalisation des relations avec Riyad s’éloigne pour l’instant. L’établissement de relations diplomatiques entre Israël et l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’islam, serait considéré comme un revers majeur par l’Iran.
LE SUD-LIBAN, « LIGNE ROUGE »
Qualifiant l’opération du Hamas de « défaite irréparable » pour Israël, le Guide suprême iranien parie également sur une dégradation de l’image et de la réputation de l’Etat hébreu sur la scène in ternationale, avec la succession d’images de civils tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza, appelées à se multiplier en cas d’offensive terrestre. L’apparition d’une nouvelle ligne de fracture entre un bloc occidental qui ne ménage pas son soutien à Israël et un « Sud global » qui critique les bombardements sur la bande de Gaza sert aussi ses intérêts.
Les Iraniens savent bien, explique Sanam Vakil, directrice du programme sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Chatham House, qu’« une attaque terrestre israélienne dans Gaza va avoir lieu. Mais leur vraie ligne rouge est le sud du Liban », explique-t-elle. Si les affrontements entre Israël et le Hezbollah se poursuivent, l’Iran pourrait être entraîné dans le conflit, le groupe chiite libanais étant son plus ancien et plus précieux allié dans la région. Les signaux, sur le front israélo-libanais, sont de plus en plus alarmants. Dans un courriel envoyé jeudi, l’ambassade des Etats-Unis à Beyrouth a exhorté ses ressortissants à « planifier leur départ dès que possible, tant que les options commerciales sont encore disponibles ».
« Les affrontements entre le Hezbollah et Israël restent pour l’instant circonscrits à des règles du jeu connues, même si elles sont non écrites entre ces deux acteurs, tempère Ali Vaez, de l’International Crisis Group. Le danger pourrait plutôt venir du réseau plus large de l’axe de la résistance. Il y a beaucoup de groupes dont la subordination avec l’Iran est moins forte que celles du Hezbollah. Ils ne coordonnent pas nécessairement leurs actions avec Téhéran. »
Jeudi, des drones et des roquettes ont été lancés contre deux bases militaires en Irak abritant des troupes américaines, une nouvelle série d’attaques survenue après que des milices locales ont prévenu Washington de ne pas soutenir Israël face au Hamas. Un destroyer américain « opérant dans le nord de la mer Rouge » a abattu trois missiles sol-sol et plusieurs drones lancés par les rebelles houthistes au Yémen, et « se dirigeant potentiellement vers des cibles en Israël », a annoncé le Pentagone. Un nouveau signal d’alerte sur une possible extension du conflit.