Guerre Israël-Hamas : l’administration Biden tente d’infléchir la politique israélienne
Les Etats-Unis ont déposé à l’ONU un projet de résolution appelant à un « cessez-le-feu immédiat et durable » et Joe Biden ne soutient plus les plans d’offensive dans le sud de la bande de Gaza. De son côté, Benyamin Nétanyahou adopte un ton plus conciliant.
Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant) et Piotr Smolar (Washington, correspondant), Le Monde
Gagner du temps, sans donner l’impression de se dédire : voilà au moins un objectif qu’ont en commun le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et le président américain, Joe Biden. Les deux dirigeants partagent toujours l’ambition de détruire la capacité de nuisance du Hamas. Mais, en raison du désastre humanitaire en cours dans la bande de Gaza, la Maison Blanche ne soutient plus l’idée d’une opération terrestre massive contre la ville de Rafah, dans le sud de l’enclave. Un projet de résolution américain, en circulation au Conseil de sécurité de l’ONU, appelle dorénavant à un « cessez-le-feu immédiat et durable ». Selon le New York Times, il mentionne « la menace de famine et d’épidémies provoquées par le conflit ». Le texte devait être soumis au vote du Conseil de sécurité vendredi 22 mars.
Ces derniers mois, les Etats-Unis ont bloqué trois résolutions allant dans ce sens. Le langage de la Maison Blanche a évolué. L’expression « pause humanitaire » a disparu. La priorité est à un arrêt de l’opération militaire « lié à la libération des otages » toujours aux mains du Hamas, selon l’expression employée par le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, dans un entretien avec la chaîne de télévision saoudienne Al-Hadath lors de son passage à Djedda (Arabie saoudite), mercredi 20 mars. Ce dernier a aussi abandonné les formulations alambiquées sur le fait que Washington attendait de voir un plan d’action israélien convaincant à Rafah. « Nous ne voulons pas voir d’opération terrestre majeure parce que nous ne voyons pas comment cela peut être accompli sans infliger de terribles dégâts aux civils », a résumé Antony Blinken dans le même entretien.
Il a fallu plusieurs semaines à l’administration Biden pour admettre l’évidence : un déplacement forcé vers le nord de l’enclave palestinienne des réfugiés qui ont convergé à Rafah redoublerait la catastrophe humanitaire. Dorénavant, la Maison Blanche plaide pour une autre option. D’où l’invitation lancée au gouvernement israélien pour qu’il dépêche dans les jours prochains à Washington une délégation prête à entendre l’analyse des militaires américains.
En gage de conciliation, Benyamin Nétanyahou a choisi d’envoyer à Washington deux personnalités politiques et non des militaires : son plus proche conseiller chargé des relations avec les Etats-Unis, Ron Dermer, et son conseiller à la sécurité nationale, Tzachi Hanegbi. Séparément, le ministre de la défense, Yoav Gallant, qui ne cache pas ses désaccords sur la conduite de la guerre avec le chef du gouvernement, doit lui aussi se rendre dans la capitale américaine pour rencontrer son homologue, Lloyd Austin.
M. Nétanyahou a prévenu, jeudi, que l’opération à Rafah « prendra un peu de temps ». C’est reconnaître la réalité : un déploiement massif exigerait de remobiliser des réservistes, ce que l’armée ne fait pas, en dépit des menaces d’invasion, martelées par le premier ministre depuis le 7 février.
Le flou règne
Accaparé par sa survie politique et la préservation de son gouvernement jusqu’à la fin de la session parlementaire d’hiver, en avril, il est accusé de prolonger une guerre que l’armée considère, pour sa part, comme essentiellement achevée depuis janvier. Il refuse de négocier le transfert de la responsabilité des zones conquises à l’Autorité palestinienne et laisse la guerre muter en une occupation sans date de fin. La menace d’une opération à Rafah perpétue cette stagnation.
Qu’elle finisse par être exclue, et M. Nétanyahou pourra en faire porter la faute sur Washington. Depuis décembre 2023, il se présente comme le seul, sur la scène politique israélienne, à même de guider le pays vers une « victoire totale », en résistant aux pressions de l’administration Biden et en empêchant l’allié américain d’imposer la création d’un Etat palestinien après la guerre. Washington, pour sa part, a presque cessé d’évoquer ce grand projet diplomatique. Faute d’un véritable reformatage de l’Autorité palestinienne, il lui faut se contenter du gouvernement d’experts décidé par le président Mahmoud Abbas, encore au centre du jeu à 88 ans.
Pour l’heure, selon le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, ces consultations bilatérales visent à explorer « une approche alternative qui ciblerait des éléments-clés du Hamas à Rafah et sécuriserait la frontière entre l’Egypte et la bande de Gaza sans une invasion terrestre majeure ». Le flou règne. Un tel plan, à base d’opérations spéciales dans Rafah, existe-t-il à ce stade ? Dureraient-elles des mois, voire des années, durant lesquelles l’armée israélienne prétendrait pourchasser ce qu’il reste du Hamas dans toute l’enclave ? Ou s’agit-il de gagner du temps pour poursuivre les négociations avec le mouvement islamiste sur les otages, seule ligne d’horizon concrète de l’administration américaine ?
La Maison Blanche se trouve confrontée à la contradiction entre ses déclarations de principes et la faiblesse de ses actes. Si elle a accru, de façon nette, la pression sur Benyamin Nétanyahou, elle refuse à ce stade de conditionner ou de geler l’aide militaire à l’Etat hébreu, ou de mettre en cause son gouvernement dans l’obstruction de l’aide humanitaire. Elle voit aussi la guerre se transformer en un sujet de confrontation partisan. « Toute personne juive qui vote pour les démocrates hait sa religion », a osé l’ancien président Donald Trump, dans une confusion habituelle chez lui sur ce sujet, réduisant les juifs américains à une diaspora israélienne.
Jusqu’à récemment, il existait une forme d’unanimité bipartisane dans le soutien à l’opération militaire à Gaza. Certes, l’administration Biden a cherché à démontrer plus de considération pour les vies palestiniennes, voyant monter, dans les primaires démocrates, la colère d’une partie de la jeunesse. Mais le discours solennel du chef de file démocrate au Sénat, Chuck Schumer, le 14 mars, a représenté un basculement. L’élu de New York a appelé à de nouvelles élections en Israël, lorsque la guerre aura baissé en intensité.
Les républicains font bloc
En réaction à ce qu’ils estiment être une ingérence dans les affaires intérieures d’un allié, les sénateurs républicains ont bousculé la tradition de leur déjeuner hebdomadaire, le 20 mars, en y invitant le premier ministre israélien par visioconférence. Le speaker de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a expliqué aux journalistes qu’il envisageait d’adresser une invitation officielle à M. Nétanyahou pour qu’il prononce une allocution devant le Congrès.
Une telle démarche, qui rappellerait une prestation similaire du premier ministre en 2015 pour dénoncer le projet d’accord sur le nucléaire iranien, n’est pas du tout certaine de se concrétiser. Mais la photographie politique est claire. Pour une fois, les républicains font bloc au Congrès. Ils soutiennent Israël avec ardeur, sans considération pour les civils palestiniens. Ce sont au contraire les démocrates, si disciplinés et unis depuis le début de la présidence Biden, qui affichent leurs divisions.
Le projet de loi de finances, de 1 200 milliards de dollars (1 100 milliards d’euros), enfin déposé, jeudi, au terme d’un compromis bipartisan, comprend une mesure réclamée par les républicains : le gel de toute contribution américaine à l’UNRWA, la mission de l’ONU qui constitue le seul filet de sécurité humanitaire à Gaza.
Au moment même où la famine menace, les Etats-Unis participent ainsi à l’opération de sabordage de l’UNRWA, orchestrée depuis des années par la droite israélienne. Une décision incompréhensible pour l’aile progressiste du Parti démocrate. « Tragiquement, de nombreux membres du Congrès semblent heureux de faire partie du caucus [groupe d’élus] de la famine, heureux de couper les fonds à l’UNRWA, et de rendre plus difficile l’acheminement de l’aide aux Palestiniens au milieu de cette crise », a tonné le sénateur du Vermont Bernie Sanders, le 20 mars.