Conflit au Proche-Orient. En surfant sur la figure du "martyr" en Palestine, le Hamas sert sa propre cause. Ceux qui reprennent ce vocable en Occident nourrissent, consciemment ou non, l’ambition du groupe terroriste.
Par Alix L'Hospital - L'Express
Depuis l’attaque menée par le Hamas contre Israël, le 7 octobre, certains médias et organisations occidentales n’ont de cesse de qualifier les près de 19 000 Palestiniens tués à Gaza, selon les chiffres du Hamas, de "martyrs". Une terminologie que le groupe terroriste emploie pour qualifier les morts côté palestinien. Ainsi de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira qui, dans son édition arabe, évoque systématiquement les "martyrs" tués par "l’occupation israélienne". Idem aux Etats-Unis, où le slogan "gloire à nos martyrs" surgit régulièrement sur les campus ou dans les communications de certaines organisations telles Students for Justice in Palestine (SJP). A Barcelone aussi, des manifestants ont déroulé en octobre une banderole sur laquelle était écrit "honneur aux martyrs". Sans oublier la France, où le collectif Palestine Vaincra multiplie, entre autres, les hommages aux "martyrs" palestiniens.
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En Palestine, le terme "chahid" (le "témoin" dans l’Islam, souvent traduit par "martyr") est très ancré dans le vocabulaire depuis le XXè siècle pour désigner celui qui s’est battu pour la cause palestinienne au prix de sa vie. Mais le martyr ne désigne pas seulement le combattant. Tout individu, homme, femme ou enfant, tué par le camp israélien peut être qualifié de "martyr". Le terme est ainsi autant employé par le Croissant-Rouge (la division palestinienne de la Croix-Rouge) que par certains représentants de l’Autorité palestinienne, le Fatah ou le Hamas.
La figure du martyr a largement imprégné la société palestinienne, notamment au cours de la seconde Intifada (2000-2005), sous l’impulsion de l’endoctrinement et des attentats suicides menés sous l’égide du Hamas ou du Jihad islamique. Dans son étude intitulée "L’impossible stratégie palestinienne du martyre" publiée en 2003, la professeure de sociologie politique à l’Inalco, Laetitia Bucaille, écrit que "conférer le statut de "martyr" au civil inactif permet de valoriser une lecture du combat qui opposerait des Palestiniens inoffensifs à des Israéliens détenteurs de la force. Cette lecture étaye la thèse de l’inégalité profonde du rapport de forces entre oppresseurs et opprimés".
Celle-ci ajoute que "l’aura que suscite la figure du "martyr" est manifeste au regard du discours que développe la classe d’âge des 15-24 ans, ceux qu’on nomme "les petits frères". Cette génération a observé la première Intifada avec des yeux d’enfants. Marquée par la violence des interventions de l’armée israélienne, elle se souvient aussi des "héros" tombés pour la cause. Lorsqu’on demande aux adolescents d’exprimer leurs désirs personnels et leurs projets d’avenir, plusieurs affirment sans précision qu’ils souhaitent devenir "martyrs"."
"Le Hamas, comme le Djihad islamique, surfe sur l’histoire tragique des Palestiniens et l’aura de la figure du "martyr" au sein de la société pour faire avancer "la cause", mais telle qu’ils la conçoivent, c’est-à-dire par le prisme du djihad, et pour promouvoir leur idéologie mortifère auprès des Palestiniens", décrit l’écrivain syrien et fin connaisseur du monde arabe Omar Youssef Souleimane.
Pour le Hamas, la figure du martyr, et sa dimension proprement religieuse, est si centrale que sa branche armée (les Brigades Izz al-Din al-Qassam) s’est nommée en référence au syrien Izz al-Din al-Qassam (1882-1935), l’un des précurseurs du mouvement islamiste du nationalisme palestinien, perçu par beaucoup comme l’un des premiers martyrs de la région. Dans ses déclarations, le chef du Hamas Ismail Haniyeh fait régulièrement référence aux martyrs comme étant "le tribut de la liberté, de la libération et de l’indépendance".
"Les Occidentaux qui emploient ce terme semblent oublier la charge religieuse islamique qu’il recouvre, surtout aux yeux du Hamas et, partant, la nature de cette guerre : une croisade contre les Juifs, une guerre sainte et pas seulement une guerre territoriale", relève l’historien Georges Bensoussan. Mais il ne faut pas s’y tromper : certains de ceux qui utilisent ce terme en Occident partagent cette représentation binaire du bien contre le mal (dont Israël est l’incarnation)."
Or, faut-il le rappeler, tous les Palestiniens ne sont pas acquis à l’idéologie du Hamas. Selon un article de Foreign Affairs, citant le Baromètre arabe, un réseau de recherche indépendant qui fait référence pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, seuls 29 % des Gazaouis avaient confiance dans le Hamas juste avant l’attaque sanglante du 7 octobre. Davantage de Gazaouis attribuent la responsabilité de leurs difficultés alimentaires à une mauvaise gestion du Hamas (31 %) qu’à un blocus extérieur décidé par Israël et l’Egypte (16 %). Mieux : seule une minorité de Gazaouis partage le voeu du Hamas visant à détruire Israël, et 73 % privilégient une résolution pacifique au conflit israélo-palestinien, contre 20 % qui penchent pour une solution militaire pouvant aboutir à la destruction d’Israël. A noter que la moitié d’entre eux estime que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement.
Comment expliquer, dans ce cas, que de nombreux Palestiniens continuent à qualifier leurs morts de "martyrs" ? Au-delà des enjeux spirituels (pour les Palestiniens musulmans, le martyr accède à la vie éternelle), patriotique (il participe à redonner sa dignité à la nation palestinienne) et social (il devient un héros pour la société et son portrait sera affiché publiquement), relevés par de nombreux spécialistes, l’enjeu économique joue un rôle important.
En 2022, le New York Times rapportait dans ses colonnes l’histoire du Palestinien Muhammad Abu Naise, 27 ans, tué lors d’une opération israélienne dans un camp de réfugiés en Cisjordanie. D’après le journal, le jeune homme n’appartenait à aucun mouvement politique - ce qui n’a pas empêché le Jihad islamique d’envelopper son corps dans un drapeau noir. Après les funérailles, des membres du groupe politique ont déposé une pancarte à accrocher à l’extérieur de la maison familiale indiquant : "Le Jihad islamique et son aile militaire honorent le martyr héroïque Muhammad Abu Naise". Son père ne voulait pas l’afficher. "À cause de ces mots, Israël pourrait utiliser l’excuse et dire : "Nous n’avons pas tué de civil"", a-t-il déclaré selon le New York Times. Avant d’être convaincu par sa femme et sa famille. L’argument ? Le soutien financier que pourrait apporter le Jihad islamique.
Pour revendiquer les morts, les groupes armés "offrent souvent un soutien financier aux familles", relevait le titre. Dans son article paru dans la revue "Tsantsa" en 1999, l’ethnologue suisse Christine von Kaenel-Mounoud expliquait plus en détail que "pendant la période faste du MRP (Mouvement de la résistance palestinienne), le combattant était assuré, au cas où il devait perdre la vie, de la prise en charge économique et éducative de sa famille par l’organisation politique pour laquelle il combattait. Enjeu qui n’était pas des moindres au vu des conditions de vie dans les camps et le difficile accès aux emplois." Difficile cependant d’estimer précisément ce qu’il en est aujourd’hui, à l’heure où les morts palestiniennes se comptent par milliers depuis le 7 octobre.
Dans sa chronique du Point intitulée ""Chahid" ou le mort VIP", l’écrivain algérien Kamel Daoud estimait que "transformer le mort palestinien en "chahid", c’est non seulement réduire l’expérience universelle de la mort à une "assignation confessionnelle", mais c’est en outre imposer par la sémantique une "hiérarchie entre les cadavres". Cela suggère, soulignait l’auteur, "que ""nos" morts sont des morts nobles, et les "leurs", des dépouilles ou des carcasses. On peut en sourire si on est incroyant, ou à peine s’intéresser au titre de chahid si l’on se soucie des bilans ou des faits. Mais cette décoration abstraite, en vogue dans le monde dit "musulman", signe avant tout une sournoise et triste classification : comme si, face à un Occident qu’on accuse de hiérarchiser les vivants, on répondait en hiérarchisant les morts".