L’ÉDITO DE LUC DE BAROCHEZ. Les Européens sont directement concernés par la guerre civile au Soudan, qui fait le lit du terrorisme islamiste et de la migration.
Troisième plus grand pays d'Afrique, le Soudan est est ravagé, depuis plus d'un an, par une épouvantable guerre civile. L'émissaire spécial américain, Tom Perriello, a évoqué le mois dernier un bilan provisoire de 150000 morts. La famine qui se propage pourrait tuer 2 millions de personnes avant la fin de l'été sur une population totale de 50 millions. Il s'agit, à l'évidence, de la plus grave crise humanitaire du moment.
Les Européens préferent détourner le regard. Les politiciens comme les opinions publiques se montrent plus préoccupés par la tragédie de Gaza ou la guerre en Ukraine. Ils sont pourtant directement concernés par la descente aux enfers du Soudan, pays qui se trouve à l'intersection de trois régions géopolitiques en crise: le Sahel, le Proche- Orient et la Corne de l'Afrique.
Le drame soudanais n'a rien à voir avec le dérèglement climatique ou la sécheresse. Il est la conséquence de rivalités entre les deux chefs de la junte militaire, dont le coup d'État avait mis fin en 2021 à une brève expérience de transition vers la démocratie, à la suite de trente ans de dictature islamiste. En avril 2023, les deux généraux, Al-Burhane et Dagalo, dit «Hemeti », ont pris les armes l'un contre l'autre. Depuis lors, le Soudan est à feu et à sang. L'enjeu des combats est le contrôle des richesses, en particulier les mines d'or mais aussi la récolte de gomme arabique, dont le Soudan est le premier producteur mondial.
Il est urgent que les Européens se départissent de leur indifférence, et cela pour de multiples raisons. Primo, la guerre civile favorise les visées impérialistes du Kremlin, qui alimente les combats en livrant des armes aux deux camps et en déployant ses propres miliciens de l'Africa Corps (l'ex-milice Wagner).
Secundo, la mer Rouge, voie de transit cruciale entre l'Asie et l'Europe, borde le Soudan. Quelque 12% du commerce maritime mondial empruntent cette voie qui relie l'océan Indien à la Méditerranée via le détroit de Babel-Mandeb et le canal de Suez.
Tertio, le Soudan pourrait redevenir un foyer de terrorisme international. L'anarchie favorise l'éclosion de groupes djihadistes armés, dans une région où ils sont déjà bien implantés (Libye et Mali, entre autres). Sous la dictature islamiste d'Omar el-Béchir, le Soudan avait notamment donné asile au Saoudien Oussama ben Laden, le chef d'Al-Qaïda, mais aussi au Vénézuélien Carlos, responsable d'attentats à l'explosif dans les années 1980 à Paris.
Quarto, le conflit nourrit la migration. En 2018 et 2019, descendus dans la rue pour réclamer la démocratie, les manifestants soudanais rêvaient d'un avenir dans leur pays plutôt que de l'exil. Les ambitions coupables des seigneurs de la guerre ont changé la donne. Actuellement, environ 2 millions de Soudanais se sont réfugiés à l'étranger, en Égypte, au Tchad ou en Centrafrique, notamment. Nombre d'entre eux seront tentés de poursuivre leur voyage vers l'Europe.
Les secousses géopolitiques parties du Soudan sont susceptibles de déstabiliser toute la région. Les Européens n'ont aucun intérêt à laisser la bande sahélienne, de l'Atlantique à la mer Rouge, devenir une vaste zone de non-droit où s'épanouissent djihadistes et trafiquants. Il y a vingt ans, la crise du Darfour avait suscité une mobilisation mondiale. Aujourd'hui, l'insensibilité l'emporte sur la solidarité. Puissions-nous ne pas avoir à regretter un jour notre indifférence.
Le Point