Moyen-Orient. Avec son réseau tentaculaire, la République islamique entraîne le Moyen-Orient au bord du chaos depuis le 7 octobre. Enquête sur les véritables intentions du régime des mollahs et ses fragilités.
Par Corentin Pennarguear, avec Hamdam Mostafavi, L'Experss
Longue barbe blanche hirsute, démarche mal assurée, masque chirurgical sur le nez. A 84 ans, l’ayatollah Ali Khamenei apparaît comme le vieillard le plus puissant du Moyen-Orient quand il débarque sur la scène de la conférence internationale sur l’Unité islamique, à Téhéran, ce 3 octobre 2023. Fatigué par le poids des années, il est régulièrement donné pour mort. Mais le guide, qui n’a plus grand-chose de suprême, garde la tête haute et le verbe tranchant.
Vêtu de noir des pieds au turban, l’Iranien fait l’éloge "du djihad sous toutes ses formes" devant une assemblée conquise, puis attaque "les ennemis de l’unité musulmane" qui conspirent avec "ces sionistes usurpateurs, cruels, criminels et voleurs"… Le vétéran Khamenei a dans le viseur le jeune Mohammed ben Salmane, fougueux prince héritier saoudien qui pilote un rapprochement révolutionnaire avec Israël. Il met fin à son discours par ces mots : "Avec l’aide de Dieu, le cancer sioniste sera bientôt éradiqué pour toujours, par les mains du peuple palestinien et par les forces de la résistance à travers la région." Quatre jours plus tard, le 7 octobre, 3 000 combattants du Hamas pénètrent en Israël et massacrent près de 1 200 personnes, principalement des civils. L’Etat hébreu riposte par une guerre totale à Gaza, dont le bilan dépasse les 30 000 morts.
Depuis, Khamenei se fait discret. Le régime iranien, financier important et fournisseur d’armes du Hamas, nie tout rôle dans ce massacre, et se contente de déclarations incendiaires contre Israël et ses alliés occidentaux. En coulisses, Téhéran tente de calmer le jeu, assurant ne pas vouloir de guerre directe avec les Etats-Unis. Sans convaincre ce diplomate français, tout juste de retour de Jérusalem. "Pour des raisons évidentes, les Israéliens sont très concentrés sur Gaza, mais nous les alertons sur la vision d’ensemble et le vrai grand risque stratégique du moment : l’Iran, l’accélération de son programme nucléaire et l’extension de son influence au Moyen-Orient nous font redouter une guerre régionale", explique ce fin connaisseur du régime iranien.
Depuis le 7 octobre, son réseau de groupes affiliés, rassemblés sous le terme d'"axe de la résistance", n’a jamais été aussi actif. Et dangereux. Au Liban, le Hezbollah échange des tirs chaque jour avec Tsahal, et a obligé 80 000 Israéliens vivant près de la frontière à évacuer. Au Yémen, les rebelles houthistes visent les navires occidentaux en mer Rouge et perturbent le commerce mondial. En Syrie et en Irak, des milices pro-Iran ont lancé, en quatre mois, plus de 200 offensives contre des troupes américaines stationnées dans la région. "Cette violence porte le sceau du régime iranien : les hommes aux commandes à Téhéran ne connaissent que le langage de la force, ils n’ont que du dédain pour la diplomatie, souligne Alex Vatanka, spécialiste de l’Iran au Middle East Institute. Pour les affaires intérieures, la force leur a réussi jusqu’à présent : Ali Khamenei n’est pas resté au pouvoir pendant trente-cinq ans grâce aux compromis, mais parce qu’il a écrasé toute opposition. Ses hommes reproduisent le même schéma sur la scène régionale et montrent, depuis le 7 octobre, l’étendue de leur puissance."
Affaiblie à l’intérieur par le soulèvement populaire "Femme, vie, liberté" de l’automne 2022, au seuil de posséder l’arme nucléaire, allié précieux de la Russie de Vladimir Poutine, la République islamique dévoile son jeu sur la scène internationale. Une véritable bombe à retardement pour l’Occident, qui doit comprendre ses objectifs pour riposter.
La Syrie, l’Irak, le Yémen, le Liban et dans une certaine mesure l’Afghanistan. La liste établie par ce diplomate européen donne le vertige : en vingt ans, une partie significative du Moyen-Orient est tombée dans la zone d’influence de l’Iran, "sans même que Téhéran n’ait vraiment à se battre pour cela", se désespère ce familier de la région. "Les Américains leur ont amené l’Irak puis l’Afghanistan sur un plateau, l’aventure saoudienne leur a offert le Yémen, et ils sont les seuls, avec les Russes, à être allés en Syrie… Donc, aujourd’hui, ils peuvent tester l’Occident sur tous les fronts, s’inquiète ce diplomate. Ce sont eux qui étendent le conflit au Moyen-Orient, à nous de les en dissuader."
Depuis vingt ans, le régime iranien étend sa toile grâce au travail des Gardiens de la révolution, la force de sécurité du guide suprême, et à la faillite des Etats de la région. Jusqu’ici sous-marin, ce réseau montre l’étendue de sa force de frappe depuis l’attaque terroriste du 7 octobre. "Depuis quatre mois, le monde entier constate que les Gardiens de la révolution sont engagés dans un conflit régional, soutient Steven A. Cook, spécialiste de la région au Council on Foreign Relations. Avec ses milices et ses alliés, le régime iranien sème le chaos, et pousse les Etats-Unis à quitter le Moyen-Orient, son objectif ultime."
Sous l’influence des Gardiens de la révolution, sorte d’armée parallèle chargée de répandre l’idéologie islamiste, dotée de plus de 120 000 hommes, la stratégie iranienne d’alliances repose désormais davantage sur les ennemis communs que sur la religion. Dans les territoires palestiniens, le Hamas ne suit pas l’islam chiite, mais Téhéran lui procure finances et roquettes pour sa lutte à mort contre Israël. La République islamique veut convertir à sa cause en prônant une supposée lutte contre la "colonisation américaine" de la région, dont Israël serait le fer de lance.
Un message particulièrement efficace à l’heure de TikTok et des réseaux sociaux, qui lui permet de rallier à la fois le Sud global et une certaine jeunesse occidentale aveuglée par les thèses simplistes de la propagande iranienne. "Tous les points de conflit dans la région sont le résultat de choix idéologiques faits par le régime iranien, qui finalement ne rapportent rien au pays, estime Alex Vatanka. Seuls les militants révolutionnaires, ceux qui se battent pour l’idéologie prônée par la République islamique depuis 1979, croient encore que cette politique étrangère focalisée sur la haine d’Israël et des Etats-Unis peut avoir un intérêt pour l’Iran et les Iraniens."
Résultat, l’Iran se retrouve étranglé par les sanctions économiques et englué dans des conflits sans fin. Un mode de fonctionnement taillé pour un régime autoritaire et calqué sur celui de l’allié russe. "L’Iran comme la Russie n’imaginent pas évoluer dans un environnement postconflictuel, tranche Abdolrasool Divsallar, expert en sécurité à l’Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement. Ils n’ont aucun plan pour stabiliser la scène régionale ou éviter un embrasement, car ce sont des acteurs qui savent parfaitement opérer dans des conflits, avec des services d’Etat entraînés et taillés pour cela." La guerre comme seul horizon, mais plutôt chez les autres.
Ce 20 mars 2003, l’ayatollah Khamenei aurait sans doute sablé le champagne si l’alcool n’avait pas été interdit en Iran. Sur les télévisions du monde entier, des avions de combat décollent des porte-avions américains en mer Rouge et en Méditerranée, prêts à frapper Bagdad. Saddam Hussein, celui dont la tentative d’invasion en 1980 avait provoqué une guerre de huit ans avec l’Iran, chute en quelques semaines, accusé de cacher des armes de destruction massive. Les Etats-Unis renversent l’ennemi juré des mollahs iraniens.
Passé la joie de voir pendre leur adversaire sunnite, une peur profonde s’empare du régime de Téhéran, qui va radicalement modifier sa doctrine. "Les Iraniens ont observé avec effroi l’armée irakienne se faire balayer sur son propre territoire, relate Abdolrasool Divsallar. Ils en retiennent une leçon : une armée isolée serait battue facilement par les Etats-Unis. Depuis vingt ans, les Iraniens créent ces réseaux pour complexifier la tâche des Américains en cas d’attaque, pour que son axe de la résistance augmente le coût d’une guerre que Washington déciderait de mener contre Téhéran." Une dissuasion militaire régionale, à défaut d’être nucléaire - pour l’instant.
Depuis le 7 octobre et le début de la guerre dans la bande de Gaza, cette stratégie fait ses preuves. Ses alliés harcèlent Israël (le Hezbollah au nord, les houtistes au sud) et les Etats-Unis, sans provoquer de représailles massives. L’administration Biden, traumatisée par les débâcles en Irak et en Afghanistan, redoute plus que tout de s’engager dans un nouveau conflit au Moyen-Orient, en particulier lors d’une année électorale.
Même après la mort de trois soldats américains, tués par une milice pro-Iran en Jordanie le 28 janvier, Washington a patienté plusieurs jours avant de frapper, laissant le temps à Téhéran de s’organiser. "Là aussi, l’Iran a appris de la tactique russe en Ukraine, qui consiste à internationaliser le combat et à faire comprendre à la communauté internationale qu’un conflit local aura des conséquences mondiales, pointe Abdolrasool Divsallar. Les Russes ont bloqué le commerce des céréales ukrainiennes, et menacent de frapper une centrale nucléaire, ce qui aurait un impact catastrophique pour l’Europe. Suivant la même logique, les Iraniens poussent les houtistes à attaquer en mer Rouge et à paralyser le commerce mondial [NDLR : 40 % des échanges Asie-Europe empruntent cette route], afin de bien montrer ce qu’il en coûte de s’en prendre à un membre de l’axe de la résistance."
Cette stratégie iranienne connaît tout de même de sérieux ratés. Début janvier, Daech a revendiqué un double attentat dans le sud de l’Iran, tuant plus de 80 fidèles du régime. Une réponse du groupe terroriste sunnite aux affrontements avec les milices pro-Iran en Syrie et en Irak. "Ce régime assure qu’il combat les ennemis de l’Iran à l’extérieur de ses frontières pour ne pas avoir à les affronter sur son propre territoire, pointe Alex Vatanka. Mais ces attentats ont bien montré la porosité des frontières iraniennes. Le régime a échoué à assurer la sécurité de ses citoyens, car il préfère projeter sa puissance dans la région." Et, à force de multiplier les points de conflit, le régime iranien multiplie aussi ses ennemis. Y compris à l’intérieur de ses frontières.
Pendant que ses alliés frappent les Etats-Unis et Israël au Moyen-Orient, le régime iranien cible… ses propres citoyens. Ces derniers mois, le nombre d’exécutions de prisonniers a explosé à Téhéran : 834 condamnés ont été pendus en 2023, déjà plus de 50 pour le seul mois de janvier 2024. "Ces exécutions ne visent pas seulement à se débarrasser des opposants, elles envoient un message : 'Vous ne pouvez rien contre nous', décrypte Tara Sepehri Far, spécialiste de l’Iran au Royal Institute of International Affairs. Le régime veut saper le moral de tous ceux qui seraient tentés de résister." Car la situation reste précaire à l’intérieur de la République islamique, dix-huit mois après le soulèvement "Femme, vie, liberté" causé par la mort de Mahsa Amini, tuée par la police pour un voile mal mis.
Un ancien fonctionnaire iranien exilé qui a gardé des liens avec certains membres du régime nous explique que les plus hautes sphères des Gardiens de la révolution jugent la situation intenable. "Avec un tel niveau de colère dans la population, un tel niveau de faillite économique et un tel niveau d’isolement diplomatique, des cadres du régime savent qu’ils ne peuvent pas continuer sur cette voie, confie cette source. Mais les mollahs comme les Gardiens de la révolution ne lâcheront pas, notamment parce qu’il y a trop d’argent en jeu pour ceux qui servent le régime. Seule la disparition de Khamenei pourrait assouplir les règles, par exemple sur le voile obligatoire, afin d’acheter une trêve sociale."
En attendant, le régime choisit la brutalité pour reprendre la main. A l’intérieur comme à l’extérieur. "Sur la scène régionale, la République islamique veut paraître forte pour convaincre sa population qu’elle garde le contrôle sur les événements, assure Ray Takeyh, un ancien diplomate américain né en Iran. La simple perception d’une défaite ou d’un retrait au Moyen-Orient lui ferait perdre son aura d’autorité à l’intérieur de ses propres frontières." D’autant que les milliards dépensés pour financer et construire son axe de la résistance passent mal dans un pays au bord du gouffre financier. Les prix des produits alimentaires de base, comme le pain ou l’huile, ont été multipliés par trois ces deux dernières années, et l’inflation s’établit officiellement à 40 %. La période reste inflammable, et le régime le sait. "Ces dernières années, Téhéran a davantage investi pour le Hezbollah au Liban et en Syrie que pour la province du Baloutchistan, une des plus pauvres d’Iran, avance Alex Vatanka, du Middle East Institute. Le régime a négligé ces territoires pour mener ces aventures à l’étranger, et la véritable menace pour la survie de la République islamique vient de ces masses appauvries qui souffrent d’une inflation folle et doivent lutter chaque jour pour subvenir à leurs besoins de base. Sur ce plan, le régime court vers le désastre les yeux fermés."
A ce titre, les élections du 1er mars constituent un test majeur. Les Iraniens sont appelés aux urnes pour élire le Parlement et l’Assemblée des experts, un collectif de religieux chargé de nommer le guide suprême en cas de décès. Les résultats des élections ne font évidemment aucun doute, les mollahs contrôlant le processus du début à la fin, mais la participation sera un signal envoyé au régime. Le mois dernier, les instances ont écarté l’ancien président Hassan Rohani des listes électorales, alors que ce dernier n’est pas réputé pour sa modernité ou son caractère frondeur. C’est toutefois sous sa présidence qu’avait été signé en 2015 le JCPoA, l’accord encadrant le développement du nucléaire iranien en échange d’une levée progressive des sanctions internationales, synonyme d’une détente avec l’Occident. La leçon de son éviction : seuls les plus radicaux ont leur place sur la scène iranienne.
A l’été 2022, tous les papiers étaient prêts à Vienne. Chaque matin, la capitale autrichienne bruissait de rumeurs sur une signature imminente, marquant le retour des Etats-Unis et de l’Iran dans le JCPoA. Las, l’ayatollah Khamenei n’a pas transmis son feu vert pour la signature, puis la répression du régime contre le mouvement "Femme, vie, liberté" à partir de septembre a rendu impossible toute concession occidentale aux mollahs. "Le deal est mort, mais nous ne ferons pas d’annonce", avait confirmé Joe Biden dans une vidéo tournée discrètement en décembre 2022.
Un an et demi plus tard, Téhéran accélère sa course vers l’arme nucléaire, et l’Occident se retrouve aveuglé, l’Iran limitant au maximum les inspections de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) dans ses installations. "Le régime iranien entrave la capacité de l’AIEA à contrôler et mesurer précisément l’avancée de son programme nucléaire, alerte Abdolrasool Divsallar, de l’Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement. C’est une stratégie efficace, basée sur l’ambiguïté : ne pas pouvoir surveiller leurs progrès nucléaires signifie que nous ne savons pas à quel moment l’Iran atteindra la prochaine phase de son programme, la phase militaire. Garder ses adversaires dans le noir permet à l’Iran de leur faire craindre que, en cas de guerre, il pourrait brandir la menace nucléaire."
Depuis 2018 et la suspension du JCPoA, l’Iran s’est donné les moyens d’enrichir des particules d’uranium à 90 %, étape indispensable avant de passer à la fabrication de l’arme atomique. "Le danger serait que l’Iran décide d’enrichir l’uranium à 90 % entre deux inspections de l’AIEA, et que l’on se retrouve de fait avec un pays au seuil de l’arme nucléaire, s’inquiète Héloïse Fayet, chercheuse au centre des études de sécurité de l’Ifri. A partir de là, nul ne sait comment réagirait la communauté internationale." Avec le risque que l’embrasement du Moyen-Orient ne déclenche un feu mondial. A l’Occident de s’y préparer.