par Gilles Kepel - L'Express
Le chef du Hezbollah impose "l’axe de la résistance" chiite comme le champion de la cause palestinienne, anti-sioniste et anti-occidentale, face aux Etats arabes sunnites qui apparaissent comme des traîtres.
Claironné à grand renfort de publicité et écouté religieusement dans l’ensemble du monde arabe, le discours du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah le 3 novembre à l’heure du sermon du vendredi, a déconcerté la plupart des commentateurs qui s’attendaient à l’annonce d’une offensive militaire générale contre Israël. Cela les a empêchés d’en comprendre la signification profonde, alors même qu’il fixe le cadre du combat à long terme que mène, contre "l’ennemi", l’axe de la résistance animé depuis Téhéran et dont le parti de Dieu constitue le fer de lance.
Cet "ennemi" ne se limite pas à "l’entité israélienne" mais est incarné d’abord par les Etats-Unis d’Amérique, et au-delà par l’Occident croisé, colonialiste puis impérialiste à abattre. Se profilent en arrière-plan Moscou et Pékin comme alliés potentiels, au sein d’un système international dérégulé dont Téhéran, mentor du Hezbollah, souhaite tirer le meilleur parti dans la foulée de la razzia du 7 octobre, ce 11 Septembre infligé à Israël pour en faire à son tour un colosse aux pieds d’argile.
Intitulé "le Déluge d’Al-Aqsa" (la grande mosquée de Jérusalem sous occupation israélienne), reformulant en termes biblico-islamiques de la fin des temps l’offensive du Hamas le 7 octobre et le massacre de plus de 1 400 civils – ce discours impose dans la foulée l’hégémonie de l’islamisme radical chiite sur l’expression politico-religieuse en langue arabe.
Pourtant le chiisme ne compte guère que 15 % des musulmans du monde. Mais nulle autre voix n’était audible avec pareil écho. Pour qui l’a écouté dans son idiome original, Hassan Nasrallah frappe par l’efficacité de sa rhétorique, simplifiant la grammaire classique grâce à des tournures dialectales de tous les jours pour parler le langage des foules, mais recourant à un vocabulaire exigeant, plus politique que religieux, afin d’insinuer dans l’esprit de ses auditeurs la lecture idéologique du conflit par Téhéran, face aux dirigeants sunnites ayant pactisé avec l’Etat hébreu.
Il n’en est pas à son coup d’essai : lors de la dévastatrice "guerre des 33 jours" de l’été 2006 entre le Hezbollah et Israël, le Parti de Dieu, après une incursion en Galilée et l’enlèvement de soldats - qui avait ensuite réussi à détruire plusieurs chars Merkava de Tsahal et à en enliser l’opération militaire au Sud Liban - était devenu le héros de la rue arabe, des sunnites jusqu’à certains chrétiens orientaux. Mais au pays du Cèdre lui-même, l’ampleur des destructions avait rendu cette guerre impopulaire, et la mémoire en demeure vivace – ce pourquoi le discours du 3 novembre ne préconise aucune action militaire immédiate sur le front libanais, aventurisme dommageable pour parachever le contrôle du parti sur le gouvernement de Beyrouth - mais se projette d’emblée à l’échelle du Moyen-Orient et du monde.
Contre l’évidence, l’orateur explique que les 1 400 morts civils, dont les images atroces ont révulsé nombre d’internautes et téléspectateurs du monde bien au-delà de l’Etat juif, sont attribuables à des tirs erratiques de l’armée israélienne. Cette rémanence expéditive du négationnisme appliquée aux tueries du 7 octobre fait des victimes palestiniennes de l’offensive actuelle sur Gaza – estimées à ce jour à quelque 10 000 morts, dont la moitié d’enfants – les seules qui comptent, qualifiant ipso facto la guerre menée par Israël de crime contre l’humanité – et renversant la charge du génocide.
Une autre assertion, surprenante, est d’attribuer à la seule branche militaire du Hamas à Gaza l’origine, la planification et la mise en œuvre de la razzia, à l’insu de sa direction politique installée dans les grands hôtels du Qatar, comme de son principal soutien, les Gardiens de la évolution (pasdaran) iraniens, et leur "force Qods" (Jérusalem) qui arme, finance et instruit le Mouvement de la résistance islamique (dont l’acronyme arabe donne "Hamas"), branche palestinienne de l’Internationale sunnite des Frères musulmans.
Outre les multiples réunions de coordination à Beyrouth et ailleurs entre ces différentes entités peu avant le 7 octobre, la lecture des sites en arabe de celles-ci était probante. Se félicitant du délabrement moral et politique d’Israël causé par la politique de Benyamin Netanyahou, de son alliance avec les colons millénaristes d’extrême droite chassant les Arabes de Cisjordanie à coups de mitraillettes, ses velléités de changer la Constitution pour s’éviter des poursuites judiciaires, soulignant les immenses manifestations de rue hostiles comme le refus des réservistes d’effectuer leurs périodes militaires, ces sites indiquaient assez que "l’axe de la résistance" avait identifié une opportunité politique exceptionnelle pour un coup de force.
Sur le plan opérationnel enfin, il est inimaginable que le zèle (signification du terme hamas) ait suffi aux militants islamistes de Gaza pour désactiver les senseurs de la barrière de sécurité d’Israël – dont les 65 kilomètres auraient coûté un milliard d’euros – et la franchir en 29 points. Tout porte à penser que l’opération a nécessité l’implication de la force Qods des pasdaran, seuls à même de mobiliser des moyens électroniques à ce niveau.
Mais la mise en récit par Nasrallah fait à la fois du Hamas local une sorte de David palestinien contre le Goliath israélien, confortant le caractère miraculeux de l’aide divine (plutôt qu’iranienne) apportée à la percée, tout en l’innocentant de l’holocauste des 1 400 civils. Sous réserve de ce qu’établiront les enquêtes, l’absence de toute présence opérationnelle sur la frontière de Tsahal, occupée à protéger les colons de Cisjordanie, a en effet dépassé les attentes des assaillants, et c’est une foule de frontaliers qui leur a emboîté le pas, redoublant d’exactions dont le caractère monstrueux s’avère gênant pour gagner l’opinion publique internationale à la cause – ce qui explique la fausse attribution du massacre à l’armée.
Autre surprise dans ce narratif : l’importance accordée à deux autres supplétifs régionaux de Téhéran, les milices chiites d’Irak dites "mobilisation populaire" (Hachd al-Chaabi) et les Houthis du Yémen (appartenant à la secte chiite hétérodoxe des Zaydis), en dépit d’une contribution modeste aux hostilités. Les premières ont harcelé, de manière routinière, les bases américaines qui demeurent au Levant face à Daesh, les seconds ont lancé des missiles à travers la mer Rouge et le golfe d’Aqaba, vers le port israélien d’Eilat, mais ils sont tombés dans le Sinaï égyptien en y faisant six blessés, ou ont été détruits en vol par le "Dôme de fer" de Tsahal.
Message : "l’axe de la résistance" est le champion de la cause palestinienne, antisioniste et anti-occidentale, face aux Etats arabes sunnites hostiles à l’Iran, qui apparaissent en creux comme des traîtres – qu’ils aient déjà signé la paix avec l’Etat juif, ou s’y soient prédisposés, ainsi l’Arabie saoudite ayant reçu officiellement, et pour la première fois, deux ministres israéliens les 26 septembre et 2 octobre. L’acquisition de la technologie du Dôme de fer par Riyad aurait en effet efficacement protégé son territoire des missiles des Houthis comme du Hezbollah irakien, enlevant à Téhéran un gigantesque moyen de pression sur son adversaire du Golfe.
Au moment où Antony Blinken revient dans la région pour s’efforcer, en négociant trêves contre libérations d’otages, de restituer le rôle central de médiateur des Etats-Unis afin d’éviter l’embrasement généralisé, porte-avions en Méditerranée et dans le Golfe à l’appui, le Hezbollah souffle sur ces braises incandescentes pour imposer "l’axe de la résistance" comme l’interlocuteur obligatoire. Il lui est primordial de contrer les pétromonarchies sunnites employant la diplomatie du chéquier à des fins humanitaires pour les Palestiniens victimes de l’invasion et des bombardements de la bande de Gaza, tout en ménageant leurs alliances avec l’Etat hébreu - même si le Hamas venait à être éradiqué à Gaza par l’offensive de Tsahal, au prix d’une hécatombe de civils. Par son discours, Hassan Nasrallah a rappelé de quels soutiens dispose l’Iran dans ce bras de fer à venir – et lesquels il peut engranger, à l’instar d’Erdogan dénonçant "la guerre menée par la croix contre le croissant", accueillant à bras ouverts le ministre iranien des Affaires étrangères et vitupérant Israël, dont les diplomates en poste à Ankara viennent d’être rappelés.
*Gilles Kepel est professeur des Universités. Il vient de publier Prophète en son pays (L’Observatoire), une mise en perspective de la situation au Moyen-Orient.