Haut-Karabakh: la Russie n’est plus le gendarme des frontières du Caucase

Haut-Karabakh: la Russie n’est plus le gendarme des frontières du Caucase
الخميس 21 سبتمبر, 2023

Par Isabelle Lasserre - Le Figaro

ANALYSE - L’offensive éclair de Bakou crée une équation géopolitique au moins aussi compliquée qu’avant. Le risque d’une épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh n’a pas disparu avec la capitulation.

En induisant des changements dans les rapports de force, la guerre en Ukraine a libéré des énergies nouvelles dans les zones grises et les conflits gelés de l’ancien espace soviétique. Dans le Caucase, l’Azerbaïdjan a gagné sur tous les tableaux, profitant du soutien de la Turquie, de ses revenus pétroliers et du fait que Moscou, l’ancien gendarme de la région, soit accaparé par le conflit contre son grand voisin du sud. La Russie, elle, n’a obtenu qu’une victoire en trompe-l’œil.

En remettant au goût du jour la possibilité d’utiliser la force pour changer les frontières, l’invasion de l’Ukraine a augmenté les marges de manœuvre de l’Azerbaïdjan. La paralysie, pour ne pas dire l’effondrement du système international depuis la guerre en Ukraine a laissé toute la place à une intervention militaire azerbaïdjanaise. En moins de 48 heures, Bakou a obtenu la capitulation des séparatistes arméniens qui avaient fait sécession en 1988.

L’Arménie n’a pas participé à l’élaboration du cessez-le-feu. « Elle n’avait aucune intention d’entrer en guerre et peu d’alliés pour l’aider. Nikol Pachinian a donc dissocié le destin de son pays de celui du Haut-Karabakh », explique Marie Dumoulin, directrice du programme Europe de l’European Council on Foreign Relations (ECFR). C’est la deuxième fois en trois ans que la Russie abandonne à son sort la fragile Arménie qui dépendait de son soutien militaire. Depuis février 2022, Moscou ne paraissait plus en mesure de protéger quiconque dans la région, ni même de s’imposer comme faiseur de paix.

Si la Russie a joué un rôle dans la médiation qui a mis fin à l’opération militaire, c’est après avoir donné son feu vert à l’offensive de Bakou. En lui assignant l’évacuation de 2 000 civils de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh, le Kremlin veut pérenniser la présence de son contingent sur place et créer l’illusion qu’il peut encore assurer la sécurité dans la région. En lâchant une deuxième fois l’Arménie, Moscou veut aussi, explique Marie Dumoulin, « empêcher l’Azerbaïdjan de se rapprocher trop franchement de la Turquie ».

La prise de distance vis-à-vis de Moscou de la part de Nikol Pachinian, qui depuis l’abandon russe de 2020, tente de diversifier ses alliances en se rapprochant de l’Occident, a aussi exaspéré le Kremlin. L’Arménie a participé à des exercices militaires avec les États-Unis, fourni une aide humanitaire à Kiev - où la première dame s’est même rendue - et multiplié les gestes irritants envers Moscou tout en dénonçant la passivité du pouvoir russe. Le premier ministre arménien a même un jour affirmé que l’Arménie avait fait « une erreur stratégique » en choisissant de s’appuyer sur la seule Russie pour garantir sa sécurité. Enfin, si les Russes se sont précipités pour participer à l’élaboration du cessez-le-feu, c’est aussi pour doubler les Occidentaux, qui manquent de leviers depuis la quasi-mort du groupe de Minsk.

La suite est plus incertaine. Vladimir Poutine n’a jamais porté Pachinian, arrivé au pouvoir à l’issue d’une révolution, dans son cœur. « Après la guerre de 2020, poursuit la spécialiste de l’ECFR, il avait besoin de lui pour appliquer l’accord de cessez-le-feu (signé entre Bakou, Erevan et Moscou, NDLR) Aujourd’hui il peut sans doute s’en passer et préférerait probablement à Erevan un nouveau gouvernement davantage prorusse. » À Moscou, on rêve pour l’Arménie d’une solution à la géorgienne, avec un pouvoir acquis aux positions du Kremlin. En refusant d’aider les Arméniens du Haut-Karabakh, Pachinian, qui avait, déjà, en mai 2023, reconnu la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh, a affaibli sa position.

Mais la Russie n’en sortira pas forcément longtemps gagnante. Le contingent russe déployé au Haut-Karabakh après le cessez-le-feu de 2020 n’a pas été capable de prévenir les actions militaires de l’Azerbaïdjan, ni d’empêcher Bakou d’établir son blocus du corridor de Latchine. « Pour les Arméniens, la Russie reste un allié qui a fait défaut deux fois de suite » rappelle Thornike Gordadze, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste du Caucase. Quant aux Azerbaïdjanais, en position de force, ils pourraient être tentés selon lui « de chasser les Russes du Karabakh ». Le cas du Haut-Karabakh servira-t-il ou non de modèle pour les autres régions sécessionnistes de la région, l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie ou encore la Transnistrie, en donnant la priorité à l’intégrité territoriale d’un État sur une minorité sécessionniste ? Le cas échéant, ce ne sera pas en faveur de Moscou.

L’offensive éclair de Bakou crée en tout cas une équation géopolitique au moins aussi compliquée qu’avant. Le risque d’une épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh n’a pas disparu avec la capitulation. Si Bakou décide de pousser plus loin son offensive, l’Azerbaïdjan et l’Arménie pourraient un jour se retrouver face à face. En remettant en cause les frontières internationalement reconnues en Ukraine, le régime russe a ouvert une boîte de Pandore. Depuis février 2022, tous les murs de l’ancienne maison russe se mettent à trembler.