«Ici, tout le monde soutient les Palestiniens» : en Arabie saoudite, la normalisation avec Israël ne fait plus recette

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«Ici, tout le monde soutient les Palestiniens» : en Arabie saoudite, la normalisation avec Israël ne fait plus recette
السبت 10 مايو, 2025

REPORTAGE - À quelques jours de la visite de Donald Trump, le prince héritier Mohammed Ben Salman doit tenir compte de l’hostilité de ses sujets. Quitte à décevoir également Emmanuel Macron.

Par Georges Malbrunot, , de notre envoyé spécial à Riyad (Arabie-Saoudite). Le Figaro.

Attablé à la terrasse végétalisée d’un café de Riyad, Aziz Alghashian relate ses derniers échanges avec des Israéliens. « Mes amis israéliens me parlent encore d’une normalisation entre nos deux pays, mais ils se trompent », assure le chercheur saoudien, spécialisé dans la relation entre le royaume et l’État hébreu.

Depuis des mois, Riyad répète être prêt à reconnaître Israël à condition que Tel-Aviv s’engage « sur un chemin irrévocable et crédible menant à un État palestinien ». Mais cet objectif ne devrait pas être atteint dans un avenir proche avec un gouvernement israélien, farouchement opposé à la création d’un État palestinien. « Ne t’inquiète pas, n’arrêtent pas de me dire mes interlocuteurs israéliens, poursuit Aziz Alghashian, Benyamin Netanyahou est fini, il va bientôt quitter le pouvoir. Je leur réponds : mais quand et comment ? Nous avons le sentiment, au contraire, que les Israéliens deviennent plus religieux et plus extrémistes. »

À quelques jours de la visite de Donald Trump à Riyad, la cause paraît entendue au royaume des deux mosquées sacrées. Donald Trump et les Israéliens pourraient ne pas être les seuls à se leurrer : Emmanuel Macron également espère convaincre le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS) de s’engager vers une reconnaissance d’Israël en juin lors d’une conférence de l’ONU à New-York, coprésidée par la France et l’Arabie. «Je suis souvent interrogé sur cette idée de conférence voulue par la France, cela semble bien, mais comment va-t-on faire?», s’interroge, sceptique, Aziz Alghashian.

Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 perpétrée par le Hamas en Israël, les paramètres ont changé. Auparavant, jamais Riyad et Tel-Aviv n’avaient été aussi proches d’une normalisation. «C’est pour cela, confie un diplomate, que MBS est convaincu que l’objectif du 7 Octobre était de saper ses négociations bien engagées avec Israël», qui auraient constitué une bascule historique au Moyen-Orient.

Depuis, le rapprochement a été gelé. Le jeune prince héritier– qui dirige le pays compte tenu de la santé fragile de son père, le roi Salman, âgé de 88 ansdoit tenir compte de l’opinion de ses sujets. «Les Saoudiens sont en colère face aux bombardements israéliens dans la bande de Gaza. Ils regardent la télévision et trouvent les scènes horribles», résume Aziz Alghashian.

Les avis recueillis sont unanimes. «Ici, tout le monde soutient les Palestiniens», jure Ahmed un chauffeur de Uber. «Sans solution politique au problème israélo-palestinien, il y aura d’autres 7 Octobre», renchérit un fonctionnaire. «C’est un vrai génocide ce que font les Israéliens à Gaza», regrette un homme d’affaires, qui constate que «dans ces conditions, c’est difficile d’oublier des décennies de culture véhiculée sur l’ennemi israélien».

Officiellement, l’Arabie soutient la cause palestinienne, mais ici comme ailleurs dans le monde arabe, on ne tolère aucune démonstration visible de cet appui. Les rappels à l’ordre sont sévères. Ils visent tout à la fois ceux qui portent des tee-shirts palestiniens ou interpellent un imam silencieux sur Gaza, ainsi que des fidèles qui déploient des drapeaux palestiniens lors de prières à la mosquée sacrée de La Mecque. «Pour le prochain pèlerinage, confirme un expatrié, les forces de sécurité ont encore reçu l’ordre d’empêcher toute expression de sympathie à l’égard de Gaza, elles ont peur que ça leur échappe.»

Si les prêches des imams dans les mosquées sont strictement contrôlés, loin de la capitale, dans l’Arabie profonde, la surveillance est plus délicate. «Régulièrement, des prêches appellent à soutenir les frères en Palestine, mais, souvent, le gouvernement réduit la puissance des haut-parleurs des mosquées», relève l’expatrié, de longue date dans le pays.

Le pouvoir sait aussi utiliser le levier des mosquées pour flatter l’opinion ou faire passer des messages. Beaucoup se souviennent du prêche incendiaire contre «les sionistes» lors du ramadan 2024 prononcé par le grand imam de La Mecque, retransmis à des millions de fidèles musulmans à travers le monde. «L’attaque était d’autant plus significative que le grand imam est régulièrement utilisé par le régime pour faire passer des messages d’ouverture, se rappelle un diplomate arabe. Mais là c’était clair et dans l’autre sens, avec l’aval de MBS.» Dans le même temps, pourtant, un fidèle fut arrêté parla police à Riyad pour avoir protesté parce que l’imam n’évoquait pas la Palestine dans son prêche.

Si elle s’est résolue à écouter sa population qui compatit au drame des Gazaouis, l’Arabie n’a pas renoncé à terme à une normalisation avec Israël. Une certaine nostalgie de l’avant 7 Octobre subsiste parmi l’élite dirigeante ou des affaires. «Il y a une trentaine d’années déjà, se rappelle un industriel, un responsable des services de renseignements me répétait qu’Israël était cité à de nombreuses reprises dans le Coran. Depuis longtemps, dans l’inconscient saoudien, il y a un fond qui accepte Israël.»

Même si l’heure n’est plus à la normalisation, régulièrement des rabbins viennent en délégation en Arabie. L’un d’eux, le rabbin Yacov Herzog symbolisait jusqu’au 7 Octobre cette ouverture promise entre juifs et musulmans sur cette terre sainte saoudienne, que MBS veut extraire du wahhabisme, cette version ultra-rigoriste de l’islam, après avoir purgé les livres scolaires de références antisémites. Né aux États-Unis avant de faire son aliyah à Jérusalem, Yavov Herzog s’était installé, avec l’aval des autorités, en 2021 à Riyad, pour servir la petite communauté des diplomates juifs en Arabie, avant d’en partir, après le 7 octobre 2023. Pour des raisons de sécurité, Riyad lui aurait déconseillé de rester.

«Ce qui a changé, décrypte un universitaire saoudien qui souhaite rester anonyme, c’est que MBS a intégré dans son récit nationaliste la dimension palestinienne, devenue une question de crédibilité nationale. Les gens le soutiennent. Il ne peut pas trop reculer.»

Sans solidarité romantique propalestinienne, mais par réalisme pur, MBS fait le calcul que l’absence d’un État palestinien sera une sempiternelle source de tension dans la région. Or le prince héritier a fait de la stabilité régionale la priorité de son agenda. L’universitaire avertit : «Il ne faudrait pas que la question israélo-palestinienne fasse tanguer le navire», c’est-à-dire son très ambitieux plan de réformes économiques et sociétales, dont les premiers fruits sont attendus en 2030. Or sur le front des grands projets liés à ces réformes pour faire basculer l’Arabie dans l’après-pétrole, les dernières nouvelles ne sont pas bonnes. Plusieurs investissements ont été revus à la baisse, dont l’emblématique ville futuriste de Neom sur la mer Rouge, réduite à 2,5 km au lieu des 170 prévus.

«Les Saoudiens n’ont pas réussi à attirer le niveau d’investissement international qu’ils espéraient, constate un expert économique. Du coup, pour financer leurs projets, ils prélèvent sur la richesse nationale, c’est-à-dire sur la vache à lait de l’Aramco (le géant pétrolier), c’est un pari délicat. Après l’euphorie d’il y a trois ans, on sent un début de crise de confiance sur la faisabilité de certains projets, alors que le cours du baril est retombé à moins de 80 dollars». Des banquiers saoudiens seraient, ainsi, réticents à financer la construction d’un stade en vue de la Coupe du monde 2034 de football.

Sur plusieurs fronts, un retour au réalisme a sonné. Soumise au tourbillon d’une modernisation menée à marche forcée par le sommet de l’État, la société, elle, campe sur son conservatisme, lestée par l’influence du religieux et le système patriarcal. À 90% environ, les femmes conservent le niqab ou l’abaya, ces longues tuniques qui les recouvrent despieds à la tête, pourtant plus obligatoires. Vis-à-vis d’Israël, plusieurs sondages pointent également une hostilité persistante. En décembre 2023, 20% seulement soutenaient des relations avec Israël et 96% réclamaient même une rupture immédiate des liens entretenus par certains pays arabes avec l’État hébreu.

Dans ses contacts avec des Israéliens, Aziz Alghashian ne manque pas de rappeler que le Moyen-Orient a changé, ces dernières années. L’Iran, jadis ennemi commun de l’Arabie et d’Israël, ne l’est plus depuis 2023 pour Riyad, qui a opté pour une réconciliation entre frères ennemis au sein de l’islam. MBS vient d’envoyer à Téhéran son frère et homme de confiance, Khaled Ben Salman, auprès du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Il était porteur de deux messages : que l’Iran négocie son nucléaire avec les États-Unis en échange de la levée des sanctions qui frappe son économie, l’autre s’adressant aux États-Unis, l’Arabie ne participera pas à des frappes contre l’Iran.

La normalisation saoudo-israélienne n’est plus comme avant le 7 Octobre un accord à trois avec les États-Unis, prêts, alors, à offrir à Riyad un pacte de sécurité que le Congrès aurait ratifié aux deux tiers de ses membres, comme le prévoit la Constitution. Aujourd’hui, le deal est fragmenté. La normalisation est mise entre parenthèses; et en son absence, MBS a fait son deuil d’un accord de sécurité avec l’allié américain. En revanche, lors de la visite de Donald Trump, le prince héritier ne désespère pas d’acheter aux États-Unis des équipements nucléaires, qui lui permettraient de rivaliser avec l’Iran, vis-à-vis duquel Riyad reste méfiant.

Dans ces conditions, l’Arabie a-t-elle réellement besoin de pactiser avec Israël? Non, répondent plusieurs sources interrogées. «Nous avons besoin de coopération en matière de renseignements, mais celle-ci existe déjà, souligne l’universitaire précité. Pourquoi, comme le dit le proverbe arabe, acheter la vache lorsque vous avez le lait.»

Aux commandes de son pays, MBS n’est plus exposé à une menace extérieure, ni même intérieure. Sauf, précisément, s’il allait trop loin dans son rapprochement avec l’État hébreu. Le prince héritier a déjà évoqué cette crainte : il ne veut pas être le Sadate saoudien, allusion au raïs égyptien, assassiné en 1981, deux ans après avoir signé la paix avec Israël en bradant la cause palestinienne.

Alors qu’Emmanuel Macron compte sur l’Arabie pour insuffler une «dynamique arabe» vers une reconnaissance d’Israël lui permettant à son tour de reconnaître la Palestine, la déception risque d’être de mise en juin à New York. Les derniers messages de Riyad vers Paris vont dans le même sens : «Macron et MBS ne sont pas sur là-même échelle de temps. MBS ne devrait rien lâcher de fondamental, au mieux une formulation dans le communiqué», tranche une source informée.