«Ils n’ont pas réussi à brûler toutes les preuves» : enquête dans les petits papiers du régime de Bachar al-Assad

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«Ils n’ont pas réussi à brûler toutes les preuves» : enquête dans les petits papiers du régime de Bachar al-Assad
الأربعاء 26 فبراير, 2025

Depuis la chute du dictateur syrien, «Libération» a pu consulter plus de 8 000 documents laissés dans 14 prisons et branches des services de renseignement. Ils reflètent la tyrannie bureaucratique de l’ancien régime.

par Arthur Sarradin, envoyé spécial à Damas et Soueïda. 

Dans la ville de Soueïda, dans le sud de la Syrie, Mamdouh fredonne des chants révolutionnaires, savourant la victoire, quatre jours après la chute du régime, en décembre. Ce jour-là il patrouille, arme à la main, autour d’un ancien poste de police. «Nos factions ont pour mission de protéger les départements gouvernementaux, explique-t-il. Car il y a eu des tentatives de destruction des documents qui s’y trouvaient.» Autour de lui, plusieurs groupes rebelles druzes, comme le Mouvement des hommes de la dignité, surveillent également les reliquats du pouvoir déchu. Ici les habitants ne connaissent que trop bien les quatre institutions qui, pendant près d’un demi-siècle, ont servi au régime d’arme de répression massive : les renseignements généraux, ceux de l’armée de l’air, les renseignements militaires et la sûreté politique.

Un système qui a traqué et incarcéré des milliers d'opposants, et dont les secrets se dévoilent progressive ment depuis la fuite du clan Assad. Ce dernier a laissé derrière lui des milliers de documents: avis de décès mélés aux ordres de transfert ou aux dossiers d'enquêtes. Les vestiges d'une véritable bureaucratie de la mort où tout a été consigné pendant des décennies, mêlant les parcours de dizaines de milliers de disparus aux preuves accablantes des crimes du régime. Des petits papiers qui, page page après après page, laissent entrevoir la barbarie d'une administration froide et totalitaire.

Avec d'autres rebelles en civil, Mamdouh pénètre dans les vastes locaux des renseignements militaires de Soucida. A l'entrée, de vieux téléphones à cadran brisés gisent dans une salle utilisée pour les écoutes. Dans les archives, des monceaux de cendres à la place des anciennes piles de dossiers. Ils n'ont pas réussi à brüler toutes les preuves, commente Mamdouh piétinant malgré lui l'amas de pochettes pastel jonchant le sol, dégueulant de dossiers et de pages pages d'écoutes téléphoniques et leurs entêtes top secret. Des conversations banales de figures de l'opposition, ou de chefs religieux proches du régime...

«JE LE CONNAIS, LUI !»

«Regarde, ça, c'est un cheikh qui se plaint auprès du chef des renseignements que la valeur des pots-de-vin ne fait que baisser, et qu'on ne lui a pas offert de volture cette années», découvre, halluciné, un rebelle en feuilletant un document vieux de dix-huit ans. Ses camarades enchainennent les lectures: rapports hebdomadaires sur les prêches des mosquées, envoi confidentiel d'agents du renseignement pour des formations en Irak jusqu'en 2022 avec l'aval du pouvoir irakien, ordre de s'attaquer aux internautes «appelant aux manifestations pacifistes».

D'autres piles de dossiers répertorient les activités suspectes de centaines d'habitants. «Dingue! Ca, c'est une enquête qui a été ouverte contre quelqu'un pour pratique du yoga», s'écrie Mamdouh, avant de sursauter. Le combattant exhume un cahier contenant une interminable colonne de noms. «C'est une liste des civils qui collaboraient avec le régime et avaient le droit de de passer les check-points sans fouille», dit-il en glissant son doigt sur les noms un à un. «Merde... mais je le connais, lui! C'est un voisin... Et elle, c'est la fille d'un leader de la révolution!» Avec son téléphone, il prend la liste en photo. En Syrie, si les diverses branches du renseignement comprenaient près de 65000 agents, les informateurs civils se comptaient en centaines de milliers. Environ un pour 158 citoyens selon un rapport en 2011 de l'Institut international d'études sur le Moyen-Orient et les Balkans, l'un des ratios les plus élevés au monde.

La nuit tombe, les recherches se poursuivent. Kamal (1), un membre du groupe, vient de croiser un homme chapardant de la ferraille dans la cour. «Il faut faire attention, dit-il, arme au poing. Il y a des pilleurs mais c'est surtout la nuit que les anciens du régime viennent se débarrasser des preuves.» Au sous-sol, des cellules où étaient arbitrairement retenus les opposants au régime. Comme toutes les geôles cachées sous chaque bâtiment officiel syrien, elles sont exiguës, insalubres, exhalant cette même odeur d'humidité et de naphtaline. Certaines ONG estiment que près d'1 million de Syriens ont connu l'incarcération au moins une fois durant la seule période de la guerre. «Ça suffit... on continuera une autre fois!» Mamdouh siffle la fin de journée: il en faudra plusieurs pour venir à bout des documents qui jonchent la cinquantaine de pièces du bâtiment.

ICI, ON TUE

La prison centrale de Soueïda se dessine en lignes dures de béton écru et de barbelés. Tout semblerait figé si le vent de janvier n'emportait les milliers de papiers qui parsèment la cour. L'un des bâtiments principaux a été incendié bien après le départ du régime, mais dans les couloirs des cellules rongées par la rouille, la majorité des documents sont intacts. Dès l'entrée, réchappée de l'incendie, une affiche à destination des prisonniers, représentant les pieds d'un cadavre et une cellule de prison, avec cette inscription: «La consommation de drogue mène à la mort, à la prison... ou aux deux à la fois.» Le régime ne s'embarrasse pas de menaces vaines: ici, on tue.

Près des geôles d'isolement aux fenêtres obstruées, une salle a échappé au feu et aux pillages. Un bureau écrasé sous une banderole du parti Baas et gisant dans la saleté, des outils de torture: un pneu, une barre de fer, ou le «lakhdar», ce tuyau vert et rigide qui servait à battre les détenus. Ainsi que d'épais registres où sont répertoriés les noms des «terroristes». De petits livrets jaune clair gisent sous les classeurs, portant chacun le titre «dossier personnel du prisonnier». Dans ce document standardisé, la généalogie détaillée du détenu, une description allant de la couleur de ses sourcils à la forme de son menton, chaque détail de sa réputation dans son quartier de résidence» jusqu'à ses liens d'amitié dans la prison. Et puis, près des outils de torture, des liasses manuscrites, plus épaisses encore. Des feuillets d'écritures saccadées où les prisonniers jurent s'être blessés eux-mêmes.

«Je soussigné Mohamed Ibrahim K. [...] déclare, en pleine possession de mes moyens et sans contrainte, m'être électrocuté seul en touchant le fil électrique d'un chauffe-eau, et qu'il a fallu me frapper à plusieurs reprises avec un morceau de bois pour m'éviter l'électrocution. Je ne souhaite mener aucune poursuite judiciaire contre quiconque car personne n'est responsable de mes blessures.» Un autre explique: «Je jure m'être blessé en tombant tout seul du haut de mon lit sans que personne ne m'ait rien fait.» Tous aussi absurdes, ces témoignages sont signés de l'empreinte digitale du prisonnier, et parfois d'un codétenu. Grâce aux sukhras (chargés de corvée), des prisonniers à qui les gardiens demandaient d'écrire la paperasse, ou de se débarrasser des cadavres de ceux qui ne survivaient pas aux tortures.

«C'est bien un codétenu qui m'a forcé à signer un papier où j'avouais avoir voulu tuer des militaires.» C'était il y a douze ans, ce jour où l'encre étalée de force sur le pouce d'Amar Nouh l'a lié à ces faux aveux. Le jeune homme raconte son histoire dans un salon modeste de Daraya, en banlieue de Damas. Son visage est amaigri par les années de détention, et il a perdu son œil droit. «En janvier 2012, j'ai été arrêté après un contrôle. J'avais refusé d'embrasser les bottes d'un soldat qui souhaitait m'humilier», raconte-t-il, son œil gauche clos. A 18 ans et après un passage dans un hôpital militaire où des détenus sont massacrés à la chaîne, Amar est transféré aux renseignements de l'armée de l'air de Mazze, où il est torturé dans le seul but de remplir un banal document. «Dans leur système, il fallait un mensonge pour me condamner devant un juge», explique Amar. Chaque jour un officier le bat, et un sukhra le force à signer ses aveux après une année d'enfer. «Il fallait que je sois un coupable, le régime voulait que ce soit écrit.» Le jeune homme sèche une larme qui perle de son œil aveugle. Dans la parodie judiciaire syrienne, les aveux d'Amar tout comme les milliers de fausses déclarations où les détenus démentent toute torture, ne sont d'aucune utilité. Sinon de torturer encore plus. La bureaucratie sert de «torture blanche», faite pour écraser sans laisser de cicatrices. Sa cruauté prend toute sa force dans l'humiliation et la déshumanisation.

ÉCOUTES TÉLÉPHONIQUES

Dans cette machine à fabriquer des coupables, les petites mains de la tyrannie sont aussi sous surveillance. Libération a pu consulter des dizaines de retranscriptions d'écoutes téléphoniques utilisées contre des agents de l'Etat eux-mêmes. Ainsi le dossier d'enquête du Général A., officiant près de Kherbe, contient une éloquente conversation de septembre 2011. Alors que les manifestations secouent la région, il est joint par un colonel. «Les manifestants ont fait un drapeau russe de 300 m de long, ils le piétinent et ils souhaitent y mettre le feu.» Le général répond: «Que devrais-je faire? Envoyer l'armée? Ça se terminera en massacre. Laissons les cinq minutes faire ce qu'ils veulent.» Cette simple phrase servira à ouvrir un dossier à son encontre.

Dans de nombreuses autres écoutes, des militaires sont également poussés à dénoncer des inconnus, au risque d'être suspectés eux-mêmes de trahison. «Dis dans ton rapport qu'ils font partie de ceux qui ont mauvaise réputation et qu'ils excitent la colère des gens et créent du désordre, conseille un officiel de Ferraya à un officier de la région. Prends garde, Abu Abdallah... ils te soupçonnent d'être un agent double de l'opposition. Le militaire accepte de dénoncer ces inconnus avant de raccrocher. Comme pour chaque fonctionnaire suspect, sa conversation sera scrupuleusement retranscrite, surlignée en jaune à chaque suggestion de son appartenance à l'opposition, puis envoyée à d'autres branches des renseignements dans des «dossiers d'information top secret». Tous paraphés du même ordre: «Veuillez examiner et prendre les mesures nécessaires.»

MAINS BRISÉES

Abu El-Bara a fait partie de ces militaires accusés de déloyauté. Il travaillait autrefois à Damas dans les renseignements de la «Branche lestine», l'une des prisons militaires les plus meurtrières de la capitale. Comme dans le reste de l'administration et son organisation clanique, ses supérieurs sont tous des proches du régime appartenant à la communauté alaouite. «Ce sont les premières manifestations de 2011 qui ont commencé à m'ouvrir les yeux, j'avais 24 ans, raconte-t-il. J'ai ressenti un dégoût en voyant ceux qui étaient tués pour avoir crié "liberté" ou que l'on traînait dans la prison... J'ai essayé de les aider en effaçant des avis de recherche, en interceptant des dossiers qui les accusaient. Mais Abu El-Bara se fera surprendre par ses supérieurs, et torturer à l'isolement pendant deux ans, les mains brisées pour sa traîtrise. «Quand je suis sorti, j'ai rejoint l'Armée libre. En décembre, j'ai fait partie des bataillons qui ont libéré Damas et cette prison. Le combattant rebelle a été placé aux commandes de la Branche Palestine par les nouvelles autorités. Il veille avec ses hommes sur le bâtiment vide et sur les stocks d'armes de la base attenante. Des caisses de grenades et de têtes de RPG y sont entreposées près de bureaux, sens dessus dessous. Il n'y a presque plus de documents à récupérer, les archives sont en cendres. Les seules traces écrites qui restent sont les inscriptions laissées sur les murs par d'anciens prisonniers, gravées aux noyaux d'olives pour calligraphier une prière, marquer le nom d'un codétenu tué, raconter des bribes de vie.

Pour les associations engagées dans le processus de justice transitionnelle, le chantier est titanesque tant il paraît impossible de réunir et lire les millions de documents éparpillés dans l'archipel carcéral syrien. Le manque d'effectifs, de moyens et les sanctions internationales qui pèsent encore sur la Syrie sont autant d'obstacles qui ralentissent la collecte et la protection de ces milliers de témoins muets des crimes de guerre du régime. Des documents qu'il paraît impossible de protéger des pillards, des civils cherchant leurs proches, ou simplement de la pluie. Pourtant, ces petits papiers sont essentiels pour les familles des plus de 100 000 disparus syriens, avides de savoir où leur proche a pu être jugé, transféré, exécuté, et qui, ironie du sort, se sont mises elles aussi à imprimer à la chaîne et en masse les avis de recherche pour les disparus, placardés partout dans Damas.