Géopolitique. En tirant près de 200 missiles balistiques sur l’Etat hébreu, le 1er octobre, le régime iranien a fait basculer le Moyen-Orient dans une nouvelle réalité. La guerre régionale tant redoutée n’a jamais été si proche.
Par Corentin Pennarguear, L'Express
Son ombre planait sur le Moyen-Orient depuis le 7 octobre 2023. A chaque intervention militaire brutale, à chaque prise de parole enflammée. On redoutait sans cesse "l’escalade", voici venir la guerre régionale. Celle-ci pourrait avoir commencé pour de bon le 1er octobre quand, dès l’aube, l’armée israélienne a lancé des incursions au sol dans le sud du Liban pour un mano a mano imprévisible avec le Hezbollah, dans lequel Israël a, dès le lendemain, perdu ses premiers soldats. Puis, ce même mardi, deux Palestiniens ont ouvert le feu sur la foule à Tel-Aviv, tuant huit personnes, comme un douloureux rappel de la menace intérieure qui hante l’Etat hébreu.
La nouvelle dimension de cette guerre s’est confirmée dans la soirée, durant laquelle l’Iran a tiré, depuis son territoire, près de 200 missiles balistiques vers Israël. L’heure n’est plus seulement à l’escalade. "En Israël, le sentiment domine que l’Iran ne nous laisse d’autre choix que de l’attaquer sur son territoire, souligne Yonatan Freeman, spécialiste des relations internationales à l’Université hébraïque de Jérusalem. L’Iran apparaît affaibli par les lourdes pertes au sein du Hezbollah et du Hamas, le moment est judicieux pour l’enfoncer un peu plus avant qu’il ne reprenne des forces et puisse reconstruire ses milices." L’establishment militaire et politique israélien ne promet pas autre chose.
Une riposte israélienne à venir "probablement dévastatrice"
En avril, Téhéran avait franchi un premier cap en envoyant des centaines de missiles et de drones depuis son territoire vers Israël. Mais l’attaque, largement anticipée et conçue pour faire un minimum de dégâts, n’avait provoqué qu’une réponse limitée de l’Etat hébreu. Cette fois, l’Iran a changé la donne. "Cette attaque aéro-balistique était bien plus massive qu’il y a six mois, établit David Khalfa, spécialiste d’Israël à la fondation Jean-Jaurès et auteur de Israël-Palestine, Année zéro (aux éditions Le bord de l’eau, sortie le 18 octobre). Près de 200 missiles balistiques ont été tirés (contre 110 en avril dernier) et il leur a fallu environ douze minutes pour parcourir les 2000 kilomètres qui séparent l’Iran d’Israël. Les missiles balistiques sont bien plus véloces que les drones principalement utilisés lors de la première attaque et ils portaient des charges explosives bien plus conséquentes. La nature des cibles a aussi changé : il s’agissait non seulement de viser des bases militaires, mais aussi des habitations civiles ou encore l’aéroport international de Ben Gourion. C’est une escalade qui n’est plus vraiment contrôlée, du point de vue israélien, et qui va enclencher une riposte probablement dévastatrice."
Benyamin Netanyahou a donné le ton dès la fin de l’alerte en Israël, au moment de réunir son cabinet devant les caméras. "L’Iran a fait une énorme erreur et il en paiera le prix", a annoncé le Premier ministre israélien, reléguant les terrains de guerre gazaouis et libanais au second plan. Le régime des mollahs se trouve dans le viseur directement, après des années de guerre souterraine et par procuration. D’après des sources sécuritaires, l’armée israélienne pourrait s’en prendre dans les jours qui viennent soit aux installations nucléaires iraniennes, soit à ses infrastructures militaires, soit à ses champs pétroliers. Téhéran craint aussi des assassinats individuels de cadres du régime, dans une manœuvre identique à la décapitation de l’état-major du Hezbollah.
Dans tous les cas, Téhéran ne pourra pas rester sans réponse. L’engrenage infernal s’est enclenché. "Le régime iranien, qui est certes dirigé par des fanatiques mais pas par des imbéciles, a très mal évalué le risque, estime David Khalfa. Les Iraniens sous-estiment la détermination d’Israël depuis le 7 octobre à renverser la table et à sortir de l’équilibre de la terreur que Téhéran et ses supplétifs islamistes régionaux ont voulu lui imposer ces deux dernières décennies." A Jérusalem, les "faucons" assurent qu’il faut saisir l’occasion pour se débarrasser de la menace de la République islamique, ou du moins de son programme nucléaire.
Israël et la tentation d’un nouvel ordre régional
Une guerre régionale ouverte serait pourtant extrêmement risquée pour l’Etat hébreu, déjà au combat sur plusieurs fronts et exténué après une année de guerre dans la bande de Gaza. "Israël, de plus en plus enhardi, envisage d’affronter l’Iran sur tous les terrains au Moyen-Orient afin de créer un nouvel ordre régional, pointe Julien Barnes-Dacey, directeur du programme Moyen-Orient au European Council on Foreign Relations. Mais cette illusion est dangereuse : malgré les faiblesses actuelles de l’Iran, une telle stratégie serait perçue comme une menace existentielle par Téhéran et par ses alliés, ce qui provoquerait une guerre régionale et pourrait aussi précipiter la militarisation de son programme nucléaire." Des succès militaires sur le court terme pourraient accélérer une catastrophe sur le moyen terme.
La question des ressources se pose aussi pour l’Etat hébreu qui, en dépit de ses 160 000 soldats et ses 400 000 réservistes, subit ses premières pertes humaines au Liban depuis vingt ans. "L’armée israélienne vient de s’engager sur un deuxième front qui ne sera pas un parcours de santé, tant le Hezbollah reste une milice redoutable malgré son affaiblissement, assure David Khalfa. Un affrontement régional signifierait aussi qu’Israël serait soumis régulièrement à des attaques aérobalistiques et donc que son aéroport international serait fermé. Les attaques des proxys de l’Iran seraient aussi bien plus fréquentes et bien plus massives, bien que ce réseau soit affaibli." A l’heure de commémorer les morts du 7 octobre, l’impact de telles opérations sur le moral de la société israélienne ne peut pas être sous-estimé.
La présidentielle américaine du 5 novembre
Mais en réalité, plus personne sur la scène internationale ne paraît en mesure de freiner la guerre totale. La décision d’une déflagration régionale ne dépend que de Jérusalem et de Téhéran. A Washington, toute l’attention reste focalisée sur la présidentielle du 5 novembre, pour laquelle une implication américaine au Moyen-Orient aura forcément des conséquences.
Fragilisée par un président âgé et sur le départ, l’administration Biden n’a d’autre choix que de soutenir son partenaire historique israélien et a placé deux porte-avions dans la région, mais elle peut difficilement lancer une nouvelle guerre au Moyen-Orient dans cette période électorale. "Les Etats-Unis traversent une période politique délicate et ne seront pas enclins à lancer une offensive contre l’Iran, du moins pas officiellement, estime Yonatan Freeman. Mais ils seront impliqués plus discrètement, déjà en se mobilisant pour intercepter les menaces iraniennes après l’attaque israélienne à venir, mais aussi en fournissant des renseignements aux Israéliens sur les cibles à toucher." La déflagration régionale pourrait alors devenir mondiale.