Analyse Aucune puissance au Moyen-Orient ne souhaite l’escalade. Mais depuis l’attaque directe de l’Iran contre Israël et la riposte de l’Etat hébreu, la guerre de l’ombre a laissé place à une situation périlleuse qui rebat les cartes dans la région, et au-delà.
Par Sara Daniel
Jusque-là, le conflit entre ces deux ennemis ontologiques se déroulait dans l’ombre. Il se caractérisait par des assassinats de scientifiques iraniens organisés par le Mossad et des tentatives iraniennes de cibler des intérêts israéliens à l’étranger, souvent via ses mandataires régionaux qui combattaient l’Etat hébreu. Et puis, pour la première fois depuis sa création il y a quarante-cinq ans, la République islamique d’Iran a directement attaqué Israël.
Dans la nuit du 13 au 14 avril, elle a lancé plus de 300 missiles et drones contre son territoire. Certes, 99 % de ces projectiles ont été neutralisés, en grande partie par le système de défense israélien, le Dôme de fer démontrant ainsi son efficacité. Les responsables israéliens ont bénéficié du soutien des Etats-Unis, leur principal allié, mais aussi reçu l’aide du Royaume-Uni, de la France et de la Jordanie. Cependant, la stratégie renouvelée de l’Iran a alarmé tous les observateurs de la région.
Rompre avec la traditionnelle réponse asymétrique à Israël, voilà ce qu’a fait l’Iran, poussé par le besoin de réagir à la mort de sept de ses gardiens de la révolution, tués lors d’un raid israélien le 1er avril sur son consulat à Damas. Ce jour-là, Israël, lassé des attaques du Hezbollah dans le nord du pays et des arraisonnements de ses bateaux par les Houthis dans le contexte de la guerre de Gaza, a choisi de s’en prendre pour la première fois à une représentation diplomatique iranienne. Fatal engrenage des représailles, l’Iran devait sauver son honneur. Selon certains à Téhéran, la guerre de l’ombre n’était plus suffisante.
En réponse à l’attaque sans précédent du 13 avril, Israël a bombardé une base militaire près d’Ispahan. Les moyens utilisés restent incertains : s’agissait-il de drones lancés depuis le sol iranien ou de missiles tirés depuis Israël? Cette contre-attaque, tout comme l’offensive iranienne, semble avoir été soigneusement mesurée, montrant la capacité d’Israël à frapper au cœur du pays sans causer de dommages significatifs, évitant une escalade régionale. Ainsi Israël s’est gardé de cibler les installations nucléaires iraniennes, bien que celles-ci soient une source de préoccupation majeure pour l’Etat hébreu et les nations occidentales. De son côté, l’Iran a minimisé l’attaque israélienne, affirmant qu’elle provenait de drones lancés de l’intérieur du pays, ce qui pourrait justifier sa non-riposte à cette frappe… Selon le géopoliticien Frédéric Encel, spécialiste du Moyen-Orient : « Les Iraniens savent qu’une montée aux extrêmes ne pourrait en aucun cas s’achever par une victoire iranienne. Si on va jusqu’au bout des capacités des deux belligérants, l’Iran n’existe plus. »
SOUTIENS RUSSE ET CHINOIS
Il est vrai que les gardiens de la révolution, dirigeants de facto du pays, ont toujours été considérés comme des «extrémistes pragmatiques». Téhéran ne cherche donc pas à provoquer une escalade. « Leur intérêt est de remettre le projecteur sur Gaza pour montrer qu’ils sont finalement les seuls à s’intéresser aux Palestiniens et à leur cause », analyse Agnès Levallois, vice-présidente de l’Institut de Recherche et d’Etudes Méditerranée-Moyen-Orient (Iremmo). La République islamique semble ainsi, pour l’instant, se satisfaire de la sidération que son attaque récente en Israël a instaurée: désormais, chaque attaque israélienne contre ses intérêts en Iran est susceptible d’entraîner une riposte directe de la République islamique en Israël, et non plus par l’intermédiaire de ses relais au Moyen-Orient.
Malgré les appels globaux à la modération, les diplomaties russe et chinoise ont clairement soutenu Téhéran dans le conflit qui l’oppose à Israël. Pour Moscou, qui voit tout à travers le prisme de son « opération spéciale » en Ukraine, l’Iran est un allié essentiel qui lui fournit drones et missiles. Pour Pékin, qui a toujours contesté les sanctions imposées à Téhéran, l’Iran est un fournisseur majeur d’hydrocarbures. En mars dernier, les trois pays ont encore réalisé des manœuvres militaires conjointes dans la mer d’Oman.
Ces positions s’inscrivent dans la continuité des réactions aux attaques du Hamas contre Israël le 7octobre 2023, que Moscou et Pékin ont condamnées tardivement et de manière ambiguë. Depuis, la Chine s’est positionnée en contrepoint des Etats-Unis et du G7, se déclarant porte-parole du « Sud global ». De son côté, Moscou a sacrifié ses relations autrefois équilibrées avec Israël au nom de son affrontement avec l’Occident. Parce que la guerre en Ukraine reste sa priorité absolue, les tensions au Proche-Orient sont perçues comme une opportunité pour diviser l’Occident etlereste du monde, dans l’espoir de détourner les ressources et l’attention des Occidentaux du champ de bataille ukrainien. Certains analystes russes suggèrent même que toute escalade pourrait bénéficier à l’économie de leur pays en faisant monter les prix de l’énergie.
LA JORDANIE AMBIVALENTE
La Jordanie, voisine d’Israël, est le seul Etat arabe qui a reconnu avoir intercepté des drones iraniens en route vers l’Etat hébreu. Un choix risqué pour un royaume peuplé majoritairement de Palestiniens, souvent indignés par les opérations militaires israéliennes à Gaza, mais qui correspond au rôle traditionnel de la Jordanie comme glacis sécuritaire pour Israël. Il implique une coopération sécuritaire ancienne et profonde et un partage de renseignements avec le Mossad. Il a aussi à voir avec la coopération économique intense qui, depuis letraité de paix de 1994, s’est développée entre les deux pays et aide la dynastie hachémite à se maintenir au pouvoir. Par exemple, le royaume jordanien dépend d’Israël pour son approvisionnement en eau, une denrée dont il manque cruellement. Et même si Amman dénonce régulièrement les tentatives iraniennes de déstabilisation de son territoire, notamment le long de sa frontière nord avec la Syrie, elle ne souhaite pas devenir un autre théâtre des rivalités entre Israël et l’Iran, à l’instar du Liban et de la Syrie.
La position de la Jordanie envers Israël reste ambivalente. Après l’attaque du Hamas le 7octobre, le roi Abdallah II et la reine Rania ont exprimé de fermes condamnations des bombardements sur Gaza. Une réaction qui s’explique par la grande proportion de la population d’origine palestinienne dans le royaume, dont fait partie la reine Rania elle-même. Mais avec une ambivalence qui trouve ses racines dans les traumatismes des événements de 1970, lorsque des commandos palestiniens basés en Jordanie ont tenté de prendre le contrôle de certains territoires du pays, provoquant une répression sanglante connue sous le nom de Septembre noir.
VERS UN “OTAN” ARABE ?
L’Arabie saoudite et l’Egypte, pour leur part, ont appelé à la désescalade. L’influence croissante de l’Iran dans la région a été un facteur clé dans ces appels. En2020, l’Egypte, les Emirats et Bahreïn, alliés de l’Arabie, avaient signé des accords de normalisation avec Israël. Jusqu’à l’attaque du 7octobre, l’Arabie négociait à son tour avec les Etats-Unis une éventuelle normalisation avec Israël, demandant en échange un nouveau pacte de sécurité renforcé pour se protéger des attaques iraniennes. Riyad envisageait aussi d’intégrer une future structure de défense régionale, espérant bénéficier de la même protection que celle accordée à Israël contre les drones iraniens. Toutefois, l’instauration de cet «Otan» du Moyen-Orient se complique du fait qu’une participation saoudienne à des opérations militaires ou sécuritaires avec l’armée israélienne dans des pays alliés de l’Iran, comme le Liban et la Syrie, constitue une ligne rouge pour Téhéran. Mohammed Ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite, envisageait même d’obtenir des Etats-Unis, en contrepartie de la normalisation de ses rapports avec Israël, de lancer son programme nucléaire et d’établir un corridor Inde-Arabie-Europe avec des pipelines passant par Israël. Les bombardements israéliens sur Gaza et leurs conséquences ont poussé «MBS» àsuspendre les négociations. Mais la récente attaque de l’Iran sur Israël pourrait l’inciter à reprendre ces pourparlers, dès que l’opération israélienne contre le Hamas sera terminée. Quant à l’Egypte, un pays au bord dela faillite, elle survit principalement grâce à l’aide financière de l’Arabie saoudite…