Plus de 1 200 hectares de terres palestiniennes ont été décrétées « terres d’Etat » par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Cette décision, prise à la faveur de la guerre à Gaza, s’inscrit dans une politique d’annexion de pans entiers de la Cisjordanie.
Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant), Le Monde
Dans le neuvième mois de la guerre à Gaza, Israël a discrètement accaparé, fin juin, la plus vaste étendue de terres en Cisjordanie occupée depuis plus de trois décennies, selon un décompte de l’organisation israélienne La Paix maintenant. Cette décision administrative, rendue publique le 3 juillet, redéfinit comme terres dites « d’Etat » quelque 1 270 hectares dans la vallée du Jourdain, ouvrant la possibilité de les attribuer à des colons juifs.
Elle est le résultat d’une réorganisation en profondeur de l’administration des territoires palestiniens par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, qui assume depuis 2023 une politique d’annexion de pans entiers de la Cisjordanie, au risque de faciliter les poursuites de la justice internationale.
Le grand orchestrateur de ce mouvement, le ministre des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, Bezalel Smotrich, se félicitait déjà en mai d’avoir fait accaparer par l’Etat plus de 1 000 hectares en Cisjordanie, en février et en mars. Il établit ainsi en 2024 un record absolu depuis les accords de paix d’Oslo de 1993, selon le décompte de La Paix maintenant.
Ces terres s’étendent sur les collines du nord de la Cisjordanie, entre Ramallah et Naplouse, autour de Shilo, l’une des colonies les plus violentes de Cisjordanie. Reculées et peu peuplées, ces collines descendent en pente vertigineuse vers la vallée du Jourdain, une serre à ciel ouvert qui marque la frontière avec la Jordanie.
Expéditions punitives
Israël leur avait jusqu’ici attribué le statut de « réserve naturelle » et de « zone militaire fermée », ce qui permettait à l’armée d’y détruire les constructions palestiniennes et d’en chasser les bergers. Désormais, ces terres relient quatre colonies, Yafit et Masua en amont, Gitit et Maale Efraim en aval, en un seul bloc, ouvert à des aménagements ultérieurs.
Les jeunes violents issus de ces colonies sont protégés, armés et parfois assistés par l’armée, qui a pleine autorité sur ces régions. Certains de leurs membres, réservistes, ont enfilé l’uniforme militaire depuis l’attaque du Hamas dans le sud d’Israël en octobre 2023, tout en continuant à agir sur place. Ces milices mènent une guerre parallèle à celle en cours à Gaza, dans cette vaste dorsale montagneuse qui s’étend du nord au sud de la Cisjordanie.
En avril, elles y menaient des expéditions punitives d’une rare violence contre des villages palestiniens, après qu’un jeune d’une colonie agricole des environs eut été tué. Depuis octobre, leurs attaques coordonnées ont dépeuplé dix-huit hameaux bédouins de cette région, et cinq autres des collines du sud d’Hébron, selon l’ONG israélienne de défense des droits humains B’Tselem.
Le document officiel transformant cette région en terres d’Etat a été signé fin juin par Hillel Roth, adjoint au chef de l’« administration civile », la branche de l’armée qui régente les territoires occupés. Issu d’une colonie réputée pour ses actions violentes, il a été nommé le 29 mai par le ministre Smotrich. Il est désormais l’autorité de référence pour le statut des terres en Cisjordanie, comme pour la planification et la construction du bâti résidentiel et d’infrastructures. Il chapeaute une administration que M. Smotrich a remaniée depuis 2023, en retirant aux militaires une large part de leurs pouvoirs, pour les donner à des hommes de confiance. Ces civils simplifient des processus administratifs complexes et privent le gouvernement d’une partie des leviers dont il disposait jusque-là pour freiner les entreprises des colons. En mai, M. Smotrich s’était félicité d’avoir « bouleversé l’ADN même du système », qui régit les territoires palestiniens, sous l’autorité de l’armée depuis leur conquête, en 1967. Au risque de briser ce paravent légal, qui permet à Israël d’arguer de la légitimité de l’occupation des territoires au regard du droit international. La Cour pénale internationale, comme la Cour internationale de justice des Nations unies, à La Haye, ont engagé pour la première une enquête et pour la seconde une étude juridique sur « les crimes » commis dans les territoires occupés et « la légalité de l’occupation », que ces développements promettent de nourrir. Au cours de la guerre à Gaza, Washington mais aussi Paris et plusieurs autres Etats ont adopté des sanctions contre des colons violents.
D’une portée pour l’instant limitée, ces mesures sont cependant susceptibles d’être étendues, avec le temps, à des organisations et des décideurs politiques. Par souci de mise en conformité, pour ne pas inquiéter leurs partenaires à l’étranger et leurs assureurs internationaux, des banques israéliennes ont compliqué l’accès des colons sanctionnés par Washington à leurs comptes, quand rien ne les y obligeait encore.
Fin de non-recevoir De manière symbolique, le Canada a aussi placé, fin juin, sur une liste d’individus et d’entités sanctionnés, l’entreprise Amana, la principale entreprise du BTP dans les territoires, pour leurs liens avec les violences des colons en Cisjordanie. Amana a construit à elle seule une vaste part des colonies. Le 3 juillet, trois ministres fondamentalistes ont pu bliquement apporté leur soutien à son patron, le très secret Zeev « Zambish » Hever.
Le 4 juillet, le Conseil suprême de planification israélien a approuvé l’avancement de la construction de 5 300 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie, et la « légalisation » de trois colonies sauvages, illégales même au regard du droit israélien – toutes le sont selon le droit international. M. Smotrich avait auparavant promis d’en légaliser cinq autres.
Récemment, le ministre s’était vu opposer une fin de non-recevoir, pour une mesure plus ambitieuse. Depuis des mois, son administration menaçait de briser les liens entre les banques israéliennes et palestiniennes. Ce geste, annoncé pour la fin juin, risquait d’accélérer l’écroulement de l’économie locale. M. Smotrich a pour objectif assumé de détruire l’Autorité palestinienne (AP) du président Mahmoud Abbas, dernier embryon d’autonomie palestinienne en Cisjordanie.
Jeudi, M. Smotrich s’est également vu contraint par le premier ministre Benyamin Nétanyahou de reverser à l’AP une part des taxes que l’Etat d’Israël prélève en son nom aux frontières et qu’il avait cessé de lui transférer depuis octobre 2023. M. Nétanyahou, s’est récemment aligné sur les vues de l’armée, en soulignant l’intérêt qu’a l’Etat hébreu d’empêcher l’effondrement de l’AP, vue comme un organe de stabilisation de la Cisjordanie.