Les Etats-Unis s’efforcent de convaincre leurs deux principaux alliés au Moyen-Orient d’établir des relations diplomatiques officielles entre eux. Les tractations, qui se sont intensifiées pendant l’été, se heurtent à de nombreux obstacles.
Louis Imbert, Hélène Sallon, Piotr Smolar - Le Monde
Au cours de sa campagne présidentielle de 2020, Joe Biden avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria. C’était après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul, en 2018. Aujourd’hui, le royaume et son prince, Mohammed Ben Salman (dit « MBS »), sont courtisés par l’administration américaine, qui rêve d’un grand dessein dans ce Moyen-Orient qu’elle a largement déserté, d’une avancée sans précédent vers la paix régionale : un accord tripartite permettant la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël. Ce projet réclame efforts et compromis.
En dépit de ses critiques sur la réforme judiciaire promue par la droite au pouvoir en Israël, le président américain va finalement rencontrer le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, mercredi 20 septembre. Mais l’entretien se tiendra à New York en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, et non pas lors d’une visite officielle à la Maison Blanche.
En coulisses, les discussions s’intensifient, malgré la défiance personnelle. Joe Biden doit compter avec la pression d’élus du Congrès, peu enthousiastes à l’idée de fortes concessions faites à Riyad. A New Delhi, au sommet récent des pays du G20, le président américain et « MBS » ont échangé une poignée de main, devant les caméras. Fin juillet, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, s’est rendu à Djedda. Outre le maintien du cessez-le-feu au Yémen et la question délicate de la production de pétrole, pour faire baisser les prix à la pompe en année électorale aux Etats-Unis, il s’agissait avant tout de mesurer les avancées dans la normalisation avec Israël.
Les alliés de « Bibi » ne partagent pas son ambition
Les trois acteurs principaux de cette négociation ont tous intérêt à une conclusion heureuse, mais ils ont tous de bonnes raisons de ne pas y aboutir. Après les accords d’Abraham, en 2020 et 2021, qui, sous l’égide de Donald Trump, ont entériné la normalisation des relations avec les Emirats arabes unis, le Maroc et Bahreïn, puis le Soudan, une entente entre l’Arabie saoudite et Israël constituerait un pas inédit dans les relations entre l’Etat hébreu et le monde arabe sunnite. Mais M. Nétanyahou est pour l’heure l’otage consentant de ses alliances toxiques avec l’extrême droite ; le royaume saoudien n’a aucune envie d’apparaître comme une caution pour cette dernière ; l’administration Biden connaît la volatilité de ses interlocuteurs. « Ne laissez pas Nétanyahou vous transformer en idiots utiles », écrivait l’éditorialiste Thomas Friedman dans le New York Times, le 5 septembre, à l’attention du prince saoudien et de Joe Biden.
Dès décembre 2022, le premier ministre israélien a fait d’une normalisation des relations avec Riyad la priorité de son nouveau mandat : « Il y voit son legs à l’histoire et un moyen d’effacer l’échec moral que représente sa réforme de la justice », estime un diplomate européen. Depuis plus d’une décennie, M. Nétanyahou a soutenu avec constance, souvent seul, qu’Israël peut faire « la paix » avec le monde arabe d’abord, puis éventuellement avec les Palestiniens. Les accords d’Abraham ont validé cette vision.
Mais les alliés de « Bibi » ne partagent pas son ambition. Un rapprochement avec Riyad pourrait remettre en question l’annexion en cours des territoires palestiniens, de gêner l’expulsion de Palestiniens de zones contrôlées par l’armée israélienne en Cisjordanie, et de renforcer une Autorité palestinienne (AP) épuisée, qu’ils cherchent à détruire. Le 13 septembre, le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a craint que M. Nétanyahou ne cherche à conclure un nouvel « accord d’Oslo » avec les Palestiniens, et a menacé de quitter le gouvernement. Il réagissait à l’annonce d’une livraison par Washington, avec l’aval d’Israël, de huit blindés légers à l’AP.
Une autre réserve vient de l’opposition, par la voix du centriste Yaïr Lapid. Reprenant les mises en garde anonymes de responsables sécuritaires, il s’interroge sur le volet nucléaire d’un éventuel accord avec Riyad : « L’enrichissement [d’uranium] ne peut pas avoir lieu en territoire saoudien – cela nuirait à la sécurité nationale, a-t-il dit. Cela nuirait à la sécurité d’Israël », qui demeure l’unique puissance nucléaire civile et militaire au Proche-Orient.
Peu de détails fuitent sur les demandes précises de l’Arabie saoudite vis-à-vis des Etats-Unis. Mais elles comprendraient des garanties de sécurité bilatérales fortes, des livraisons d’armes sophistiquées ainsi que le feu vert donné à un programme nucléaire civil. « L’Arabie saoudite veut être certaine que, si le pays est attaqué, les Americains répliqueront, pas comme en 2019 ou 2021 [lors d’attaques iraniennes restées sans réponse]. Elle veut des garanties que le pays, mais aussi le régime, seraient défendus par les Américains », estime Fatiha Dazi-Héni, spécialiste du Golfe à l’Irsem. Riyad n’exige pas moins que ce qu’a obtenu l’Iran dans le cadre de l’accord de Vienne (JCPoA), en 2015 : la possibilité d’enrichir son propre uranium pour sa production d’électricité et l’export. Une question délicate, qui impliquerait un risque de course à l’atome au Moyen-Orient.
Le deuxième point complexe est bien sûr la question palestinienne. Lors d’un entretien accordé le 13 septembre au podcast « Pod Save the World », le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, a averti : cette normalisation « ne peut pas se substituer à la résolution des différends entre Israël et les Palestiniens ». M. Blinken a expliqué que la revitalisation du projet de solution à deux Etats était « clairement quelque chose d’important pour les Saoudiens ».
« Le dossier palestinien est crucial pour les Saoudiens afin de légitimer un pas vers Israël, estime l’expert saoudien Aziz Alghashian. Il joue encore un grand rôle dans l’identité saoudienne. » Sous l’influence du roi Salman, attaché au rôle de bienfaiteur que joue Riyad auprès des Palestiniens depuis 1948, la couronne envisage de restaurer son soutien financier à l’AP, drastiquement réduit en 2016.
Officiellement, la direction saoudienne continue d’endosser l’initiative de paix arabe, promue en 2002 par le roi Abdallah, qui fait de l’établissement d’un Etat palestinien le préalable à une normalisation des relations avec Israël. Riyad pourrait modérer cette exigence si la direction palestinienne l’acceptait. « Il faudra qu’il y ait des concessions matérielles, et non seulement des gestes ou des promesses comme dans les accords d’Abraham », qui ont valu aux Emiratis d’être accusés par les Palestiniens de les avoir trahis, estime l’expert saoudien Aziz Alghashian.
Début août, M. Nétanyahou avait minoré ce volet palestinien. « C’est une sorte de case à cocher, affirmait-il. Vous devez la cocher pour dire que vous le faites. [On en parle] beaucoup moins que vous ne le pensez. » Mais les partis fondamentalistes religieux qui ont porté M. Nétanyahou au pouvoir entendent bien faire de la question palestinienne l’alpha et l’oméga de toute négociation.
Désinvestissement américain
Pour se rapprocher de Riyad, M. Nétanyahou pourrait donc n’avoir d’autre choix que de chercher de nouveaux partenaires de gouvernement. L’administration américaine pourrait même encourager à « établir une nouvelle coalition, plus modérée en Israël, ou de nouvelles élections au Parlement, qui constitueraient de fait un référendum sur l’avenir de la Cisjordanie », estiment plusieurs analystes de l’Institut des études de sécurité nationale israélien.
Ces dernières années, les liens entre les Etats-Unis et ses alliés traditionnels dans la région – Turquie, Arabie saoudite, Egypte, Israël – se sont compliqués. Cela tient, d’une part, au désinvestissement américain, l’administration Biden étant focalisée sur la guerre en Ukraine et la rivalité avec la Chine. D’autre part, cela s’explique par l’évolution de ces pays. Le président turc, Erdogan, comme la royauté saoudienne, ont adopté une politique étrangère multivectorielle, selon leurs intérêts. La visite du président chinois, Xi Jinping, à Riyad, en décembre 2022, l’a illustrée. De même que le pas de danse du royaume avec la Russie, au sein de l’organisation OPEP+ (les Etats membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole et leurs alliés). Cette quête d’une normalisation répond donc aussi aux priorités stratégiques américaines : contrer la Chine, empêcher les convergences entre Riyad et Moscou.
Les tribulations du grand rabbin autoproclamé d’Arabie saoudite
En cette terre des deux lieux saints de l’islam officie le « grand rabbin d’Arabie saoudite ». Jacob Herzog s’est arrogé ce titre il y a deux ans. Dans les rues de Riyad, ce juif hassidique du courant Habad ne passe pas inaperçu avec sa longue barbe et son costume typique des juifs orthodoxes. Il se plaît même à diffuser des vidéos de lui dansant dans la rue avec des Saoudiens, riant de cette rencontre incongrue.
Le quadragénaire, natif de New York, parti à un jeune âge en Israël, avait déjà sillonné l’Iran et la Malaisie lorsqu’il a entendu parler, en 2018, de Neom, la cité futuriste, au statut d’extraterritorialité, dont le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, entend faire la vitrine de la modernisation du royaume. « Le concept d’une ville de 7 millions d’habitants, avec des lois séparées du reste du royaume, m’a fasciné. Je me suis dit qu’il faudrait répondre aux besoins spirituels des personnes d’autres religions qui y vivraient », raconte le rabbin Herzog depuis Israël, où il dit être resté pour la fête juive de Roch Hachana.
Sans l’aval de quiconque
Aiguisant sa curiosité pour le royaume, il découvre que les expatriés y affluent déjà, attirés par les mégaprojets. Il entreprend alors d’aller voir de ses propres yeux cette Arabie en quête d’ouverture, décidée à rompre avec le rigorisme de l’islam wahhabite. « Quoi qu’on dise de l’Arabie, les juifs et les musulmans y ont toujours travaillé côte à côte. Les derniers juifs sont partis en 1945 mais, depuis cinquante ans, des expatriés juifs travaillent pour Aramco [la compagnie pétrolière nationale] sans avoir à se cacher », défend le rabbin Herzog. Il a fait des estimations : « Parmi une population expatriée de 750 000 personnes environ, il y a 2 % de juifs originaires des Etats-Unis, de France, de Grande-Bretagne, d’Amérique latine… qui n’ont aucune structure pour leurs besoins spirituels. » Décidé à tester la disposition des autorités saoudiennes à l’accepter comme rabbin, il a improvisé un centre juif à Riyad.
Le rabbin a signalé sa démarche aux autorités « par courtoisie et pour les convaincre de la valeur ajoutée de [sa] présence ». C’est toutefois sans l’aval de quiconque, et sans autre prétendant au poste, qu’il s’est autoproclamé « grand rabbin d’Arabie saoudite ». « Je n’ai pas à cacher mon identité, l’Arabie saoudite n’a pas de problème avec le peuple juif. On ne fait rien dans nos rites qui contredise l’islam : on remplace même le vin par du jus de raisin pour le séder [le repas de la Pâque juive] », souligne-t-il. Il ne procède à aucune conversion et ne fait pas de dialogue interreligieux comme à Abou Dhabi où les autorités émiraties ont inauguré l’Abrahamic Family House en 2019.
L’homme veille à « séparer le dossier religieux de l’accord de normalisation avec l’Etat d’Israël. L’Etat d’Israël ne représente pas le peuple juif ». Le rêve du rabbin Herzog d’obtenir l’autorisation pour ouvrir un bain rituel juif (mikvé), des installations pour la casherout, et des classes d’études religieuses est toutefois loin de se réaliser. On raconte à Riyad qu’il attend en Israël depuis des mois d’être à nouveau autorisé à entrer sur le territoire saoudien. Les autorités ne sauraient que faire de ce personnage fantasque, qui sillonne le pays à la rencontre d’expatriés juifs, jusque sur les chantiers de Neom.