Après les opérations qui ont visé le chef militaire du Hezbollah à Beyrouth et le chef du bureau politique du Hamas, l’Etat hébreu se dit prêt à répondre à « l’axe de la résistance » mené par l’Iran.
Par Jean-Philippe Rémy (Jerusalem (Correspondant)) - Le Monde
Est-ce plutôt de la sidération, ou une difficulté à cerner le risque d’une escalade militaire imminente, voire l’accoutumance à un conflit qui dure depuis trois cents jours ? Après les deux opérations qui ont tué, coup sur coup, mardi 30 et mercredi 31 juillet, le chef militaire du Hezbollah à Beyrouth, Fouad Chokr, et le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran – la première revendiquée par Israël, la seconde lui étant attribuée –, les menaces de riposte de l’Iran et de ses alliés, jeudi 1er août, se sont multipliées contre l’Etat hébreu, agitant la perspective d’attaques visant le territoire israélien. Mais, face à cette perspective, l’opinion en Israël semble encore balancer entre crainte et triomphalisme.
« De nombreux Israéliens sont ravis de voir que le pays mène ces actions dures, indique Dahlia Scheindlin, analyste politique de la Fondation Century de Tel-Aviv, spécialiste des études d’opinion. Un sentiment de fierté prévaut dans une partie de l’opinion, qui estime qu’il est important d’être fort dans une région qui ne respecte que la force, et que la violence, au fond, c’est cela qui marche. Le problème est que personne n’a une idée claire sur ce que cela signifie exactement, ce qui est censé “marcher”, explique-t-elle. Là-dessus s’ajoute une peur réelle, pour certains. Ces jours-ci, on se salue en se disant : “A bientôt, sauf s’il y a la guerre.” C’est un autre aspect saisissant de ce qui arrive dans ce pays : le fait qu’on puisse parler en ces termes, alors que nous sommes déjà en guerre. »
Confrontation avec les « trois H »
Au milieu de ce flottement, le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, s’efforce d’apparaître à la fois comme le garant de la sécurité de la nation et le seul cerveau clairvoyant à la manœuvre. Jeudi, en inspection au commandement du front intérieur, le service de l’armée consacré à la protection civile, il a déclaré : « Israël est dans un état de très grande préparation pour toute forme de scénario, à la fois de défense ou d’attaque. Nous ferons payer très cher tout acte d’agression contre nous, d’où que cela provienne. » La veille, il avait tenu le même langage, mais aussi détaillé les priorités stratégiques d’Israël, toutes tendues vers l’Iran et ses alliés de l’« axe de la résistance », revendiquant l’initiative d’une confrontation avec les « trois H » (les houthistes au Yémen, le Hamas palestinien et le Hezbollah au Liban). Les menaces de réplique de ses ennemis semblent valider sa théorie. Jeudi le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a menacé Israël d’une « riposte inéluctable ».
Benyamin Nétanyahou, néanmoins, tâche d’apparaître avant tout en artisan d’une série de victoires. Comme pour parachever cet effet, un communiqué de l’armée israélienne a annoncé, jeudi, la mort de Mohammed Deif. Le chef de la branche militaire du Hamas est, avec le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, le cerveau de l’attaque terroriste menée le 7 octobre 2023, qui a fait 1 200 morts au sein de la population israélienne. Mohammed Deif, qui a échappé à sept tentatives d’assassinat dans le passé, a été visé par une frappe de l’armée de l’air le 13 juillet, au cours de laquelle 90 personnes ont péri. Depuis, son sort était incertain, et le Hamas n’a pas confirmé son décès.
Le ministre de la défense, Yoav Gallant, a déclaré que sa mort constituait « une étape déterminante dans le processus de démantèlement du Hamas en tant qu’autorité militaire et civile à Gaza, ainsi que dans l’accomplissement des objectifs de cette guerre ». Cette opération prouve, selon lui, le fait que « le Hamas est en voie de désintégration, et que les terroristes du Hamas sont appelés soit à se rendre, soit à être éliminés ». L’armée israélienne a pour l’heure échoué à localiser Yahya Sinouar. Le général Gallant, qui entretient des relations difficiles avec Benyamin Nétanyahou, reste partisan des négociations pour un accord incluant la libération des otages, discussions que les développements de ces derniers jours risquent de reporter sine die.
Le ton triomphal adopté par les responsables israéliens est inédit depuis des mois, alors que la situation de la guerre, à Gaza, soulève au contraire de plus en plus d’interrogations côté israélien. Non en raison de l’étendue des destructions, exactions et souffrances infligées à la population civile palestinienne (on y compte désormais près de quarante mille morts, selon le ministère de la santé, à Gaza), mais du fait de l’enlisement manifeste de l’armée. La « victoire totale » contre le Hamas promise par Benyamin Nétanyahou ne semble pas pour autant à portée de main. Héloïse Fayet, spécialiste de la région à l’Institut français des relations internationales, relève qu’« il demeure plus facile d’opérer des frappes à distance que d’aller chercher des combattants du Hamas à Gaza. C’est à la fois plus facile sur le plan technique et surtout moins destructeur au niveau de la réputation d’Israël dans le reste du monde », précise-t-elle.
L’annonce concernant Mohammed Deif arrive toutefois à point nommé pour tenter de remiser au second plan les tensions politiques au sein du pouvoir. Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, qui fait partie de l’aile d’extrême droite du gouvernement, a salué le fait que « la défaite du Hamas est plus proche que jamais ». Sa famille politique défend des positions jusqu’au-boutistes dans la guerre à Gaza, menaçant de quitter la coalition si un accord de cessez-le-feu est passé avec le Hamas. Cette intransigeance condamne toute possibilité d’accord pour obtenir la libération des otages (115 dont 41 déclarées morts) demeurant entre les mains du Hamas à Gaza.
Du côté de l’opposition, aucune critique virulente de la politique d’assassinats ciblés, et de leurs conséquences ne s’est encore manifestée clairement. Yaïr Lapid, le chef de l’opposition, qui avait récemment qualifié M. Nétanyahou de « lâche », a salué l’annonce concernant Mohammed Deif, affirmant qu’il s’agissait là d’un « succès militaire de premier ordre, et sans précédent [depuis le 7 octobre 2023] ». Il a insisté sur l’idée que cet acquis « devait être transformé en succès stratégique, incluant le fait que tout doit être fait pour la libération des otages [israéliens à Gaza]. Immédiatement. »
Benyamin Nétanyahou peut-il néanmoins espérer bénéficier d’un regain de popularité dans ce contexte, et est-il prêt à intensifier la prise de risque israélienne dans des frappes contre l’Iran et ses alliés pour y parvenir ? Anshel Pfeffer, analyste militaire et auteur d’un ouvrage sur le premier ministre (Bibi, Basic Books, 2018, non traduit), doute de ce scénario. Selon lui, les frappes « ne peuvent être conçues et mises en œuvre par un homme seul, sur la base de sa capacité de décision. En amont, il y a un travail de longue haleine, mené par un ensemble d’acteurs du secteur de la sécurité. On ne peut toucher autant de cibles complexes, par magie, pile à un moment favorable politiquement. Il s’est présenté des opportunités, elles ont été saisies. »
De plus, note Dahlia Scheindlin, M. Nétanyahou n’a à espérer, dans ce contexte de succès militaires, que des « gains marginaux » du côté de l’opinion israélienne. Selon l’analyste, le bénéfice pour le premier ministre est à chercher ailleurs : « Sa grande mission, c’est l’Iran, il l’a encore répété devant le Congrès [américain le 24 juillet]. Il revient constamment sur cette notion, consistant à dire que tout se ramène au conflit avec l’Iran et ses alliés, et pas aux Palestiniens. Il ne veut pas qu’on prenne les Palestiniens au sérieux. Faute de discerner une stratégie claire, il n’est pas exclu de penser qu’il serait capable d’envisager une guerre d’ampleur [avec l’Iran et ses alliés] juste pour rallier les pays occidentaux et les convaincre qu’il avait vu juste. »