La guerre de Gaza, et la participation du Hezbollah à celle-ci, ne donnent-elles pas à l'Etat hébreu, qui en une semaine a presque détruit la chaîne de commandement du Hezbollah, un prétexte pour affaiblir de manière significative, sinon décisive, l'allié le plus dangereux de l'Iran dans la région s'interroge Dominique Moïsi.
Par Dominique Moïsi, Les Echos
Ce qui vient de se produire au Liban il y a quelques jours – la transformation d’instruments de communication, en de dangereuses armes de guerre – rappelle, de manière indirecte, certaines des péripéties de la guerre d’indépendance en 1948. Alors, le tout jeune Etat manquait d’armes et de munitions. Et, surtout, il n’avait pas d’aviation. Il lui fallait en créer une de toutes pièces pour faire face à ses adversaires arabes qui venaient de l’envahir.
L’histoire rapporte – mi-légende, miréalité – qu’une fausse entreprise cinématographique fut ainsi créée avec l’ambition affichée de tourner un film sur la bataille d’Angleterre, événement qui joua un rôle si décisif lors de la Seconde Guerre mondiale. Une flottille d’avions de guerre fut réunie en Tchécoslovaquie, soi-disant pour les besoins du film. Mais le jour du début du tournage, les avions s’envolèrent tous vers Israël, et contribuèrent ainsi à modifier le sort de la guerre. La ruse pour compenser la faiblesse hier : la ruse au service de la force aujourd’hui.
On est loin de tout savoir sur les conditions dans lesquelles les Israéliens – à travers une entreprise taïwanaise et des sous-traitants en Hongrie, puis en Bulgarie – ont humilié, démoralisé, désorganisé et gravement affaibli le Hezbollah. Mais il semble, là encore, que les services secrets de l’Etat hébreu, aient usurpé l’identité d’une entreprise, pouvant ainsi ajouter quelques grammes d’explosif à des produits technologiquement dépassés, mais dont l’anachronisme même semblait constituer une garantie de sécurité. Nouvelle étape spectaculaire dans les progrès de la guerre asymétrique, « l’exploit » israélien a eu pour objectif prioritaire, de contribuer à rétablir la dissuasion stratégique, et peut-être plus encore, psychologique, d’Israël, remise en cause le 7 octobre 2023.
Mais ces événements ne sont pas qu’une simple répétition des 13 et 14 avril derniers, lorsque l’Etat hébreu fit la démonstration éclatante de sa supériorité sur l’Iran dans les airs. Presque aucun des centaines de projectiles lancés par Téhéran (en représailles à l’élimination de hauts responsables iraniens en Syrie) ne pénétrèrent le dôme de fer, ou n’échappèrent à l’aviation d’Israël et de ses alliés. En octobre 2023, une confiance trop grande en la technologie avait renforcé l’hubris naturelle des Israéliens. Leur ingéniosité technologique a, à l’inverse, fait la différence les 17 et 18 septembre derniers.
Pourquoi les Israéliens ont-ils décidé d’agir, et d’agir maintenant, « aveuglant » au sens littéral du terme leurs adversaires ? Quatre interprétations, plus complémentaires et séquentielles que contradictoires, peuvent être mises en avant. Selon une première, le temps pressait. Il fallait passer à l’action avant que le Hezbollah, qui commençait peut-être à se méfier, ne découvre « le pot aux roses maléfique ».
Selon une seconde interprétation, l’objectif de l’Etat hébreu, en faisant la preuve spectaculaire de la supériorité de ses services de renseignements, était de forcer le Hezbollah à dissocier son combat de celui du Hamas à Gaza. Une condition nécessaire au retour chez eux des plus de soixante mille civils israéliens, contraints d’abandonner leur domicile au nord du pays. « Vous n’avez pas les moyens de sauver le Hamas, donnez la priorité absolue à votre cause. Ne me forcez pas à vous détruire vous aussi. » Nous saurons très vite si la troisième interprétation – préparer une attaque globale contre le Hezbollah au Liban – n’est pas de fait la plus plausible. Les guerres asymétriques et technologiques ne préparent-elles pas le terrain à une forme de guerre beaucoup plus classique, avec une invasion de forces terrestres ?
La guerre de Gaza, et la participation du Hezbollah à celle-ci, ne donnent-elles pas à l’Etat hébreu un prétexte pour affaiblir de manière significative, sinon décisive, l’allié le plus dangereux de l’Iran dans la région ? En une semaine, Israël a presque détruit la chaîne de commandement du Hezbollah.
On pourrait suggérer une quatrième interprétation. Inquiet de la victoire possible de Kamala Harris aux Etats-Unis, « Bibi » aurait décidé d’agir vite, en pleine campagne électorale américaine, alors que le grand mais réticent allié d’Israël a l’esprit ailleurs. On ne sait pas de quoi demain sera fait. L’exploit réalisé par ses services secrets a, au moins à court terme, redressé la popularité de « Bibi » auprès de ses concitoyens, fiers de la redoutable efficacité de leur « Intelligence ».
Le Liban, une nouvelle fois, est la victime impuissante de ce drame. On retrouve chez les chrétiens un mélange de colère à l’encontre des Israéliens qui ne respectent rien, ni la vie de leurs citoyens ni la souveraineté de leur pays. Mais il existe peut-être aussi chez eux, une forme de « schadenfreude » (de joie mauvaise) devant l’humiliation et l’affaiblissement de cet Etat dans l’Etat qu’est le Hezbollah. Son affaiblissement objectif et psychologique pourrait-il conduire à la renaissance du Liban ? Cela supposerait une prise de conscience par les élites libanaises de leur responsabilité historique par rapport à leur pays.
Cela impliquerait surtout un isolement bien plus grand sur la scène internationale de l’Iran des mollahs. Car rien ne sera possible tant que Téhéran entretiendra la haine et soufflera sur les braises de la discorde. Soutien indispensable au Hezbollah et au Hamas, sans oublier les houthis au Yémen, l’Iran est aussi un parfait alibi pour Benyamin Netanyahou et la coalition de dirigeants d’extrême droite qui le soutiennent comme la corde tient le pendu.
Israël vient de marquer des points décisifs contre le Hezbollah au Liban. Les événements de la semaine écoulée marqueront les esprits pendant très longtemps. Mais ils ne changent en rien l’essentiel. L’inexorable montée de la violence en Cisjordanie, l’isolement croissant d’Israël au sein de la communauté internationale et l’une de ses conséquences quasi mécanique, le retour de l’antisémitisme.
Je faisais une conférence de géopolitique en province le week-end dernier. Une des questions qui me fut posée était pour le moins troublante : « Comment se peut-il que quinze millions de personnes puissent faire, à elles seules, autant de mal dans le monde ? » Or il n’y a que huit millions de citoyens juifs en Israël. L’amalgame entre Israéliens et Juifs venait d’être fait, presque par accident. Il est plus que temps d’arrêter cette course au précipice.