Israël étudie différents scénarios pour répondre aux tirs de missiles iraniens sur son sol.
Par Bruno Tertrais, Le Point
Il y a quelques années, le journaliste israélien Ronen Bergman publiait un livre intitulé The Secret War with Iran, qui évoquait une « guerre de Trente Ans contre la puissance terroriste la plus dangereuse du monde». Ce titre rappelait une évidence qui n'en était pas une, à l'époque, pour tous les observateurs occidentaux: la République islamique d'Iran mène, depuis son institution, une véritable guerre contre l'État juif. À Téhéran, on ne crie pas « Vive la Palestine! », mais « Mort Israël! »
Pourquoi un tel acharnement, alors que l'Iran du chah avait des relations cordiales avec Israël?
D'abord pour des raisons politiques: pour un État désireux d'exporter la révolution», l'antisionisme était un moyen de gagner en prestige dans la région et de contester à l'Arabie saoudite sunnite le rôle de leader du monde musulman. Ensuite, pour des raisons stratégiques: Israël (« petit Satan ») est vu comme un symbole de l'Occident en général et des États-Unis (« grand Satan ») en particulier. Également, dans une moindre mesure, pour des raisons géopolitiques: le soutien à la Syrie, au Hezbollah et au Hamas fut aussi un moyen, pour Téhéran, de gagner un accès à la Méditerranée.
Cette guerre a subi, au cours des derniers mois, une accélération et une intensification sans précédent depuis quarante-cinq ans. La volonté du Hezbollah de s'en prendre à Israël ne fait guère de doute. Son manifeste (1985) l'affirme: son premier objectif est « l'anéantissement final » d'Israël et « la libération de Jérusalem des griffes de l'occupation ». En 2002, Hassan Nasrallah avait présenté l'agenda du mouvement en des termes apocalyptiques: « Les Juifs se rassembleront de toutes les parties du monde en Palestine occupées...) et c'est là qu'aura lieu la bataille finale et décisive. »
L'opération israélienne visant à couper la tête du serpent était préparée depuis des années. L'Iran, pour qui le Hezbollah est le principal bras armé dans la région, ne pouvait pas rester inerte. Il y a six mois, en avril 2024, à la suite du bombardement de son consulat à Damas qui avait tué sept responsables du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), il avait tiré près de 400 projectiles sur Israël (opération « Promesse sincère »). Depuis lors, l'assassinat d'Ismaël Haniyeh à Téhéran, la décapitation du Hezbollah et la mort d'au moins un haut gradé du CGRI dans les bom bardements de Beyrouth rendaient prévisible une deuxième opération « Promesse sincère ». L'enjeu pour la République islamique, cette fois, n'était rien moins que le rétablissement de sa réputation en tant que chef de file de « l'axe de la résistance ». Elle a frappé fort: le nombre de missiles balistiques tirés a augmenté de 50% (sans doute plus de 180 missiles). Or ces derniers sont les plus difficiles à intercepter du fait de leur vitesse. L'Iran semble avoir notamment eu recours à ses missiles Emad (Shahab-3) et Keibar Shekan-2, moins précis.
Contexte. La salve semble n'avoir visé que des cibles « militaires » et n'avoir fait que peu de dégâts. Il n'empêche: l'ampleur de l'attaque et le signal politique donné contraignent Israël à la riposte. D'autant plus que l'opération iranienne est intervenue dans le contexte d'une vague de terrorisme: l'attaque de Jaffa, le même soir, avait fait sept morts. Ce contexte est aussi celui d'une consolidation de l'axe Iran-Russie et, bien sûr, d'un affaiblissement des capacités militaires du Hezbollah. Or l'ampleur de l'arsenal du Hezbollah était justement l'un des principaux facteurs conduisant Israël à retenir son bras vis-à-vis de l'Iran.
Quelques jours après « Promesse sincère 2 », les options israéliennes étaient au nombre de quatre. Jérusalem pourrait réagir discrètement - voire de manière entièrement « non cinétique, comme disent les militaires - en s'en prenant à des personnalités clés du régime, en organisant des actions de sabotage, etc. Il est douteux qu'Israël choisisse cette voie. Dans la région, rétablir la dissuasion passe par montrer sa force. Et le pays, enhardi par ses succès initiaux au Liban, a le sentiment qu'une occasion historique s'offre à lui.
La seconde option, une frappe contre le programme nucléaire iranien, est un scénario auquel Israël se prépare depuis deux décennies, mais dont on connaît les risques et les difficultés. Non qu'Israël ne soit pas en mesure, même sans les États-Unis, de retarder la marche de l'Iran vers la bombe. Il le fait depuis des années, et il dispose certainement d'options réalistes consis tant à s'adresser aux goulots d'étranglement du programme. La question de l'efficacité d'une campagne israélienne contre ce dernier ne saurait se résumer à des calculs de pénétration en profondeur des bombes guidées pour détruire les installations enterrées.
Une troisième option serait de frapper l'Iran au portefeuille, autrement dit de s'en prendre à ses infrastructures pétrolières - sinon aux capacités de production et d'exportation, du moins aux raffineries. Mais avec le risque de perdre le soutien tacite des États du Golfe, qui ne verraient pas d'un bon œil qu'Israël sème le désordre dans le marché des hydrocarbures.
Il reste le scénario d'une attaque contre des objectifs militaires, ou plus exactement de cibles liées au CGRI, le cœur du pouvoir. Ce serait le scénario « raisonnable », celui qui ne signalerait pas une volonté d'escalade. On peut même imaginer l'emploi de missiles Jéricho dotés de têtes conventionnelles - alors que ces missiles sont traditionnellement affectés à la dissuasion nucléaire israélienne. Le message serait double: « nous répondons de manière symétrique », mais « nous disposons, nous, de l'arme nucléaire ».
Et après? La guerre, désormais ouverte, ne s'arrêterait peut être pas là. Le chef d'état major de l'armée iranienne a prévenu que, si Israël ripostait sur son territoire, l'attaque « serait répétée avec une plus grande intensité ». Mais Téhéran pourrait aussi choisir la modération, et prétendre que « l'entité sioniste » n'a pas atteint ses objectifs. La pénétration israélienne de l'appareil d'État iranien, plus importante que soupçonnée, pourrait inciter la République islamique à la prudence.
Jeu dangereux. A l'autre bout du spectre, l'Iran pourrait mettre à feu les puits de pétrole du Golfe ou se lancer dans une campagne d'attentats antijuifs dans le monde. Plus probablement, la République islamique accélérerait son programme nucléaire - ou s'efforcerait de le reconstituer s'il était gravement affecté, dès lors qu'il est clair qu'être seulement « au seuil » ne lui donne pas la liberté d'action qu'elle souhaite.. Jusqu'à se retirer du traité de non-prolifération que Téhéran a signé en tant qu'Etat non nucléaire? Ce serait un jeu dangereux, qui contraindrait les pays occidentaux, mais aussi une grande partie du reste du monde, à se liguer contre elle.
Les règles de l'escalade au Moyen-Orient sont réécrites à grande vitesse. Au printemps dernier, cette escalade paraissait maîtrisée et l'intelligence stratégique semblait prévaloir. Il n'est pas sûr que ce sera toujours le cas. Surtout dans le contexte américain que l'on connaît: la retenue de la Maison-Blanche semble exploitée à la fois par Jérusalem, qui pense avoir les mains libres, et par Téhéran, qui en profite avant un changement possible d'administration. La « surprise d'octobre », cet événement qui peut changer les paramètres d'une élection dans les dernières semaines, est venue du Moyen-Orient. Peut-elle se transformer en une crise d'une gravité égale à celle des missiles d'octobre de 1962 (crise des missiles cubains)? Probablement pas. En revanche, la guerre de « Trente Ans » du Moyen-Orient, à la fois politique et religieuse comme celle qui fit rage en Europe au XVII siècle, et qui oppose « l'axe de la résistance » non seulement à Israël mais aussi à l'Arabie saoudite et ses alliés, durera probablement aussi longtemps que la République islamique existera.