Face à l'attaque massive de l'Iran, des pays aussi divers que les Etats-Unis, la Jordanie, la Grande-Bretagne, et même plus indirectement la France, se sont retrouvés pleinement aux côtés d'Israël, souligne Dominique Moïsi.
En lançant des centaines « d'engins volants » (drones, missiles de croisières, etc.) essentiellement à partir de son territoire, sur l'Etat hébreu - une première absolue et un précédent dangereux -, l'Iran a d'abord replacé l'Amérique au coeur de l'échiquier moyen-oriental. Et accessoirement démontré la qualité des services de renseignement américains.
Washington ne s'était pas trompé, en février 2022, en annonçant l'attaque russe sur l'Ukraine. Et l'Amérique a vu juste à nouveau au Moyen-Orient. Contrairement à ce qu'affirme le candidat Donald Trump, l'attaque iranienne ne démontre pas l'échec de la politique de dissuasion menée par l'Amérique de Joe Biden. Elle renforce au contraire la centralité de l'Amérique dans cet « Orient compliqué ». Elle souhaitait prendre ses distances pour se consacrer à l’Asie. Mais prise entre Israël et l’Iran d’un côté, et les ambitions agressives de la Russie de Poutine de l’autre, l’Amérique ne peut pas se consacrer pleinement à ce qu’elle a défini comme sa priorité : sa compétition avec le seul rival digne d’elle : la Chine.
Téhéran, par son attaque, n’a pas seulement replacé Washington au cœur de l’équilibre moyen-oriental. Elle a – bien malgré elle, là encore – fait sortir Israël de son isolement diplomatique, sinon stratégique (pour combien de temps ?). Face à l’attaque massive de l’Iran, des pays aussi divers que les Etats-Unis, la Jordanie, la Grande-Bretagne, et même plus indirectement la France, se sont retrouvés pleinement aux côtés d’Israël.
Avec la guerre de Gaza – en dépit de l’agression barbare qu’il avait subie le 7 octobre – Israël en était venu à être perçu comme l’agresseur. Quand on est si « doué » dans des ripostes ciblées du type de celles utilisées contre les terroristes des attentats de Munich en 1972, pourquoi avoir recours à des bombardements du type de ceux utilisés contre les villes de Coventry et de Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale ? « L’avantage comparatif » d’Israël n’est pas dans la force massive. Depuis cette nuit, à l’inverse de ce qui se passe à Gaza, Téhéran est clairement désigné comme l’agresseur. Les Israéliens insistent sur le fait que leur conflit avec l’Iran n’a pas commencé le 1er avril avec l’attaque sur un bâtiment diplomatique iranien à Damas. Téhéran, par son action, a aussi démontré la supériorité technologique écrasante de l’Etat hébreu et de son allié principal, les Etats-Unis. 99 % des engins volants iraniens ont été détruits avant d’atteindre le territoire israélien.
Pourquoi l’Iran a-t-il fait ainsi l’étalage de sa faiblesse plus que de sa force ? Pourquoi Téhéran, qui n’avait pas réagi ou si peu après l’élimination du général Soleimani par l’Amérique de Donald Trump en janvier 2020, a-t-il choisi l’escalade en avril 2024 ? Peut-on penser que, tout comme la Russie de Poutine en Ukraine, l’Iran des mollahs a surestimé ses forces et sous-estimé celles de son adversaire ?
Entre 2020 et 2024, la perception des équilibres régionaux s’est modifiée. Entre la chute de Kaboul en août 2021 et l’impasse dans laquelle Israël semble s’être enfermé à Gaza, l’Iran a vu une fenêtre d’opportunité, d’autant plus attirante que le régime s’affaiblissait à l’intérieur, victime de l’incompétence et de la corruption de ses dirigeants. « Vous n’aurez ni prospérité, ni liberté, mais au moins soyez fiers d’être iraniens. Grâce au régime en place, votre pays est au cœur du jeu moyen-oriental. Personne ne brandit mieux et avec plus de fermeté le drapeau de l’islam face à ses adversaires que l’Iran. »
Se sentant soutenu par les régimes autoritaires, de Moscou à Pékin, et plus globalement par les opinions publiques des pays du Sud global, unis dans leurs critiques toujours plus grandes – et souvent justifiées – de la politique menée par l’Etat Hébreu, Téhéran a jugé l’occasion trop belle.
L’efficacité quasi totale du Dôme de fer ne peut que faire réfléchir les Iraniens et accessoirement faire rêver les Ukrainiens. Si seulement Kiev avait, ne serait-ce qu’une petite portion, de la capacité défensive d’Israël ? Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? Certes la géographie n’est pas la même. Israël ne représente que l’étendue de quelques départements français, l’Ukraine a la taille de la France. Pourtant, ce qui s’est passé dans la nuit du 13 au 14 avril apporte la preuve que la Russie n’est forte que de nos faiblesses, au premier rang desquelles la paralysie de la Chambre des représentants américaine.
Uni depuis hier soir dans sa défense d’Israël, le monde occidental sera-t-il capable d’imposer des limites à la riposte à venir de Jérusalem ? L’opération manquée de l’Iran a eu le mérite de clarifier la situation. Le Hamas, le Hezbollah, les houthis n’existeraient pas sans le soutien politique, financier et militaire que leur apporte l’Iran. Pourtant, il y a un conflit Israël/Palestine auquel se superpose un conflit Israël/Iran. Les deux conflits sont liés mais ne sont pas, loin de là, identiques. La légitime défense d’Israël est une chose. Le droit à un Etat viable et souverain pour le peuple palestinien en est une autre.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les « Orientalistes » du président Georges W. Bush, s’étaient progressivement convaincus que « la démocratie à Bagdad allait signifier la paix à Jérusalem. Des régimes démocratiques ne se font pas la guerre ». On sait ce qu’il advint de cette illusion. Aujourd’hui, il ne faudrait pas que la guerre avec l’Iran serve d’alibi à Israël pour imposer un statu quo intenable et suicidaire à terme sur la question palestinienne.
Détruire les usines qui fabriquent les drones qui ont démontré leurs limites sur le territoire israélien – alors qu’en l’absence de protection dans le ciel et au sol, ils font tellement de mal aux Ukrainiens – est une chose ; sans doute très utile pour la stabilité du monde et pas seulement du Moyen-Orient. Vouloir détruire les capacités nucléaires, profondément enterrées de l’Iran, en est une autre.
En attendant, la politique moyen-orientale de l’Amérique de Biden fait preuve d’équilibre et de sagesse. Soutien sans faille à Israël face à l’agression iranienne. Forte pression sur l’Etat hébreu pour éviter qu’il ne s’enferme dans une stratégie vouée à l’échec. Cette politique peut se résumer en une formule : « Laissez-moi vous protéger de vos ennemis et de vous-mêmes ».
Les Echos