Israël pousse frénétiquement ses pions

Israël pousse frénétiquement ses pions
الاثنين 30 ديسمبر, 2024

M. Bachar Al-Assad n'avait pas encore déserté son palais que Tel-Aviv fourbissait déjà ses armes. Pendant que les islamistes font leurs premiers pas à la tête de la Syrie, l'armée israélienne détruit méthodiquement les capacités militaires de son voisin et s'immisce sur son territoire. En violation flagrante du droit international.

PAR ANGÉLIQUE MOUNIER-KUHN, LE MONDE DIPLOMATIQUE.

De même que la nature a horreur du vide, Israël semble détester l'incertitude accompagnant les transitions politiques chez ses voisins les plus immédiats. A moins qu'il ne s'agisse de l'exploiter à son avantage. Avant même que la nouvelle de la fuite de M. Bachar Al-Assad se répande, le 8 décembre au matin, Tel-Aviv s'est hâté de pousser ses pions en Syrie.

La démonstration de puissance a d'abord pris la forme d'un déploiement de l'armée israélienne dans la zone démílitarisée placée sous la supervision du millier de casques bleus de la Force des Nations unies chargée d'observer le désengagement (Fnuod) sur le plateau du Golan. Cet espace tampon long de près de 80 kilomètres a été établi par un cessez-le-feu conclu en 1974, six mois après que la Syrie avait tenté sans succès de récupérer le Golan, conquis aux deux tiers (1250 kilomètres carrés) par Israël en 1967. Considéré comme territoire occupé depuis cette date, le plateau, peuplé de familles druzes, a vu les colonies israéliennes essaimer au fil des ans, puis a été annexé en 1981 par Tel-Aviv à la suite du vote par la Knesset d'une loi aussitôt jugée nulle et non avenue par le Conseil de sécurité des Nations unies (1). Seuls les États-Unis, sous le premier mandat de M. Donald Trump en 2019, ont à ce jour cautionné cette annexion.

Dans sa chute, le régime baasiste a entraîné l'effondrement de l'accord de 1974, a affirmé M. Benyamin Netanyahou alors qu'il rendait visite à ses soldats au lendemain de leur irruption dans la zone de séparation entre le Golan et la Syrie. Il a ajouté qu'elle avait engendré « un vide sur la frontière israélienne », qui, précisait un communiqué publié peu après, justifiait ce mouvement temporaire et réversible de troupes. Outre son imprécision, le journal israélien Haaretz a relevé que le mot « temporaire » ne figurait même pas dans la transcription en hébreu de cette déclaration. À cette ambiguïté s'ajoute le fait que les soldats israéliens n'ont pas cantonné leur avancée à la zone tampon: profitant de l'évaporation des troupes du régime déchu, ils ont multiplié les incursions de l'autre côté de la frontière et pris position dans plusieurs localités sur le versant syrien du mont Hermon (la « montagne du cheikh » pour les Syriens) qui surplombe la plaine de Damas.

Parallèlement à ces mouvements au sol, Tel-Aviv a mobilisé son aviation dans une intense campagne de bombardement de tout ce que la Syrie pouvait encore compter de matériel militaire après treize années de guerre civile et la débácle de son armée batteries antiaériennes, aérodromes, bases navales, sites de production d'armes, laboratoires chimiques, dépôts de munition, blindés, radars, missiles, drones... Au bout de deux jours de raids. destinés, selon les annonces officielles, à écarter le risque que les armes ne se retrouvent dans les mains d'«extrémistes», l'armée israélienne prétendait avoir déjà anéanti 70 à 80% des capacités de son voisin septentrional sans pour autant mettre un terme au déluge de missiles. Dix jours après leur déclenchement, les frappes, dont certaines d'une très forte charge, se comptaient par centaines, aucun des quatorze gouvernorats syriens n'ayant été épargné.

Passé la stupeur des premiers jours, cette stratégie du fait accompli a suscité la condamnation de plusieurs capitales arabes, puis européennes. Mais, dans l'effervescence diplomatique liée à la volonté de nouer des contacts avec le nouveau pouvoir à Damas, la dénonciation de ces violations de souveraineté n'a guère eu d'écho. « Le droit international ne permet pas de désarmer un pays de manière préventive simplement parce qu'on ne l'aime pas. De telles actions sont totalement illegales et n'ont aucun fondement », a pourtant rappelé depuis Genève M. Ben Saul, le rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste auprès des Nations unies.

La fulgurance de l'opération menée par Israël, baptisée «Flèche du Bachân» en référence au nom biblique d'une partie du Golan, ainsi que la précision des frappes attestent son excellente connaissance du terrain syrien. Tel-Aviv se serait préparé à l'écroulement du pouvoir de M. Al-Assad dès les prémices du soulèvement en 2011 (2). Israël n'a jamais cessé de bombarder, avec constance et en toute illégalité, la Syrie depuis cette date. Sous couvert de prévenir d'éventuels débordements de la guerre civile sur son territoire, son aviation a mené des dizaines et des dizaines de raids au cours des treize années passées, ciblant en priorité des positions tenues par l'Iran et ses milices, par le Hezbollah, mais aussi par l'armée syrienne. Non pas que Tel-Aviv ait voulu influencer le cours des événements. Son approche du conflit a toujours été strictement sécuritaire: «Laisser les deux [les forces loyalistes et rebelles] saigner, se vider de leur sang: telle est la pensée stratégique. Tant que cela dure, il n'y a pas de réelle menace en provenance de la Syrie», résumait le diplomate israélien Alon Pinkas en 2013 (3).

Avec tout autant de cynisme, M. Netanyahou n'a pas hésité à s'attribuer le mérite du renversement du despote syrien. Il serait « le résultat direct de nos actions décisives contre le Hezbollah et l'Iran», a-t-il affirmé sur les hauteurs du Golan. Après avoir anéanti Gaza et brisé le Liban, Israël atomise les moyens militaires dont auraient dů hériter les nouvelles autorités syriennes alors. que la sécurité intérieure est loin d'être consolidée, et laisse ses soldats et des colons roder près de ressources en eau côté syrien. De quoi entretenir un climat guerrier alors que le retrait iranien et la déroute du Hezbollah dont se flatte Israël ne justifient plus de telles immixtions, affirme M. Ahmed Al-Charaa en exhortant la communauté internationale à faire pression sur Tel-Aviv. « Nous n'avons pas l'intention d'entrer dans un conflit [ni avec Israël, ni avec aucun autre pays] parce qu'il y a un épuisement général en Syrie », martèle à longueur d'entretiens le nouveau visage du pouvoir à Damas, dont le nom de guerre désormais remisé, Al-Joulani, signifie «celui qui vient du Golan».

(1) Résolution 497 du 17 décembre 1981 du Conseil de sécurité des Nations unies.

(2) Samuel Forey et Hélène Sallon, L'arsenal militaire syrien anéanti par la campagne de bombardements israéliens, Le Monde, 16 décembre 2024.

(3) Jodi Rudoren, Israel backs limited strike against Syria, The New York Times, 5 septembre 2013.