Reportage Alors qu’Israël et le Hezbollah s’enferment dans le jeu dangereux d’une guerre contenue, les communautés déplacées s’impatientent. Après cinq mois dans des hôtels, certains poussent à une confrontation plus ouverte, convaincus que cela contribuera au retour de la sécurité.
Cécile Lemoine, envoyée spéciale à Metula (nord d’Israël), La Croix
Droit devant, le Liban. Ville la plus au nord d’Israël, Metula est accrochée à la frontière, et entourée de villages libanais. S’ils semblent inoffensifs dans la carte postale du paysage verdoyant et fleuri de ce début de printemps, les Israéliens y voient l’ennemi depuis le 7 octobre 2023. « Ce n’est plus nous qui regardons le paysage, mais c’est le paysage qui nous regarde », lâche Aviv Azuz, uniforme kaki un peu débraillé et mitraillette en bandoulière, en tirant sur sa cigarette.
C’est son tour de garde à l’entrée de Metula, vidée de ses 1 700 âmes depuis l’attaque il y a cinq mois. « C’était le chaos. Envahir Israël, c’était un plan du Hezbollah. En voyant ce qui se passait autour de Gaza, les gens ont eu peur que la même chose arrive ici », explique ce syndicaliste de 55 ans qui fait partie de l’unité d’intervention de Metula : 40 habitants, réservistes, restés pour assurer la sécurité des lieux aux côtés de l’armée.
S’il n’y a pas eu d’infiltration, les tirs ciblés du Hezbollah ont provoqué de nombreux dégâts, notamment sur les habitations situées en première ligne. Parmi les maisons endommagées, celle de Galit Yosef, la secrétaire du maire de Metula. Un missile en a éventré le toit. « Ça pleut à l’intérieur depuis décembre », souffle la quinquagénaire aux cheveux de feu, en faisant défiler les images qu’on lui a envoyées : « Je n’ai pas pu aller voir moi-même. » Comme près de 61 800 personnes résidant à moins de 5 km de la frontière, les habitants de Metula ont dû évacuer. Le gouvernement les loge à ses frais depuis cinq mois dans deux hôtels de Tibériade.
« On est partis vite, avec des affaires pour seulement trois jours. On pensait qu’on allait rentrer rapidement. Mais maintenant on est des réfugiés dans notre propre pays », constate Annette Cohen, fringante et élégante malgré ses 90 ans. Logée à l’hôtel Sofia de Tibériade avec les autres personnes âgées de Metula, cette Marocaine d’origine ne veut pas se plaindre : « J’en ai vu d’autres. On a un toit, on est nourris… Mais c’est long. On est toujours mieux chez soi. »
Tirs d’intimidation et de riposte ciblés
Le soleil de midi réchauffe doucement la terrasse du Lake House Hotel, où une centaine de familles de Metula et de Kiryat Shmona ont échoué à partir du 16 octobre. Des enfants s’y ébaudissent à trottinette, à quatre pattes, à vélo… Dans les couloirs tapissés de moquette, des étendoirs débordent des lessives successives. « C’est une sacrée pagaille ici parfois », soupire Élisabeth, 39 ans, teint pâle et survêtements froissés. « C’est difficile pour les enfants, ils s’ennuient vite, il n’y a pas grand-chose à faire. »
Arrivées de Metula, elle et sa famille ont dû s’entasser pendant deux mois dans une seule chambre avant que la direction de l’hôtel ne les reloge dans une suite de deux pièces, où cinq mois de vie peinent à trouver leur place. Livres, jouets et doudous s’éparpillent entre des piles de vêtements, et quelques réserves de nourriture. « Cette promiscuité n’a pas fonctionné pour certaines familles, elles ont préféré trouver des logements privés », explique Galit Yosef, qui a coordonné l’évacuation et suit chaque famille de Metula avec attention. Elle anticipe avec lassitude de passer au moins une année dans un hôtel qui guette le retour des touristes, plus lucratifs : « La seule solution pour qu’on retourne chez nous, c’est une guerre avec le Hezbollah. Il faut les repousser vers le nord. »
L’État israélien débourse environ 140 € par jour pour chaque personne déplacée à l’hôtel, et 50 € pour ceux qui choisissent un logement privé. Un gouffre financier qui s’ajoute à l’impatience et la frustration des évacués, alors que la situation s’enlise à la frontière : Israël et le Hezbollah, soutenu par l’Iran, jouent au jeu dangereux d’une guerre contenue, faite de tirs d’intimidation et de riposte ciblés qui pourraient, à tout dérapage, enflammer la région. Jusqu’à présent, les escarmouches ont fait 17 victimes côté israélien (dont 10 soldats) et environ 300 côté libanais (la plupart combattants du Hezbollah).
La volonté d’un retour en sécurité des communautés
Annat Zisovich conduit plus vite que ce que son utilitaire peut encaisser sur les chemins cabossés des vergers du kibboutz Yiftah. Elle scrute la colline en face. Un village libanais s’y dresse. « On pourrait être une cible… Un travailleur agricole a été tué il n’y a pas si longtemps dans son champ », souffle cette agronome de 44 ans qui voulait jeter un œil à ses pêchers en fleur. De larges panneaux de béton ont été dressés plus loin sur la route, « pour casser la visibilité », explique Annat, à la tête de ce petit kibboutz agricole, évacué début octobre. Elle y passe tous les vendredis, pour prendre des nouvelles et apporter un peu de nourriture aux 20 réservistes de l’unité d’intervention du village. « On aurait pu rester, estime Annat. Aujourd’hui la situation est ironique : Israël a créé une zone tampon ici, plutôt qu’au Liban. »
Face à cette drôle de guerre qui s’est installée à la frontière, un groupe de citoyens israéliens fait pression pour que le gouvernement assure le retour des communautés en toute sécurité. Il a été baptisé « Lobby 1701 » (en référence à la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU de 2006, qui prévoyait de maintenir le Hezbollah au nord du fleuve Litani). « Peu importe que la solution soit diplomatique ou militaire, il faut que cette résolution soit mise en œuvre : il faut vider le sud du Liban », estime Nisan Zeevi, du kibboutz Kfar Giladi, et cofondateur du mouvement.
Si l’arsenal de missiles longue portée du Hezbollah et la médiation des États-Unis réfrènent pour l’instant ces ardeurs, la rhétorique va-t-en-guerre gagne du terrain. L’administration américaine s’est récemment dite inquiète qu’Israël envahisse le Liban à la fin du printemps si les négociations menées par Amos Hochstein, l’envoyé spécial de Joe Biden au Moyen-Orient, échouent. Les conséquences d’une telle escalade pourraient être dévastatrices pour Israël. « Il y aura des morts, reconnaît un jeune réserviste de l’unité d’intervention de Metula, la main posée sur la crosse de sa mitraillette. C’est le prix à payer si on veut être en sécurité chez nous. »
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Plus de 300 morts en cinq mois
Environ 300 Libanais, essentiellement dans les rangs du Hezbollah et de formations alliées, ainsi qu’une cinquantaine de civils ont été tués depuis le 8 octobre 2023 dans le conflit entre le mouvement chiite libanais et l’armée israélienne.
Côté israélien, dix soldats et sept civils sont morts dans ces hostilités, dont un travailleur indien, tué lundi dans le nord d’Israël par un missile tiré depuis le Liban.
Le 27 février, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) a déploré « l’évolution inquiétante des échanges de tirs » et « une intensification des frappes », affirmant que la récente escalade risquait de « compromettre une solution politique » au conflit.