Dans un entretien au « Monde », Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, décrit la vision américaine de la guerre entre Israël et le Hamas et réfute l’isolement de Washington sur ce conflit.
Jake Sullivan n’a pu profiter de l’ambiance de fête régnant à la Maison Blanche, lundi 30 octobre, à l’occasion d’Halloween. Le conseiller à la sécurité nationale du président Biden est absorbé par la guerre israélo-palestinienne depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre. Dans un entretien au Monde, accordé juste avant qu’il reçoive le prince Khaled Ben Salman Al Saoud, ministre de la défense d’Arabie saoudite, Jake Sullivan, 46 ans, a esquissé la stratégie et la vision américaine dans cette crise.
La Maison Blanche a fait preuve d’une empathie et d’un soutien impressionnants à l’égard d’Israël, après l’attaque du Hamas. Depuis, vous avez dû à plusieurs reprises rééquilibrer votre position, d’abord en vous focalisant sur l’aide humanitaire pour Gaza, puis en évoquant les lois de la guerre. Comment expliquez-vous l’isolement américain au Moyen-Orient ?
Dans son premier discours majeur quelques jours seulement après le début de la crise, le président Biden a évoqué les lois de la guerre et le fait que le Hamas ne représente pas le peuple palestinien. Donc je réfute le fait que nous n’aurions introduit cette idée que plus tard. Ensuite, le président a dit sans équivoque qu’Israël a le droit et même le devoir de se défendre contre des attaques terroristes, que le Hamas présente des défis exceptionnels en se dissimulant dans la population, utilisant ces civils comme des boucliers humains. Cela représente un fardeau supplémentaire pour l’armée israélienne. Mais cela ne diminue pas sa responsabilité dans la distinction entre terroristes et civils innocents.
Vous parlez d’isolement, mais les Etats-Unis ont réuni assez de voix pour passer une résolution au Conseil de sécurité condamnant le Hamas, qui évoque ces questions humanitaires. La seule raison pour laquelle elle n’est pas passée est le veto de la Russie et de la Chine. Mais, en réalité, nous avons obtenu le soutien d’un nombre significatif de pays dans le monde, en Amérique latine, en Asie et en Europe. Nous continuerons donc à travailler à New York. Nous continuerons à travailler avec les Etats arabes. Dimanche, le président s’est entretenu avec le président égyptien, Al-Sissi. Il parlera à d’autres leaders arabes cette semaine. Nous continuerons à défendre nos principes et à offrir nos meilleurs conseils à Israël.
Avez-vous donné un feu vert complet à Israël pour ses opérations militaires à Gaza ?
Je pense que c’est une forme erronée de présentation. Israël est une nation souveraine. Ils ne viennent pas nous voir pour nous demander si on a le pouce levé ou baissé, si le feu est au vert ou au rouge. Nous leur posons des questions difficiles. Nous les conseillons comme amis. Nous leur disons que nous avons été dans une situation similaire, même si je ne veux pas entièrement comparer, après le 11 septembre 2001. Nous étions déterminés à pourchasser les terroristes, et rien n’allait nous arrêter. Mais nous avons aussi commis des erreurs et nous en avons tiré les leçons.
Quelles sont-elles ?
D’abord, un engagement militaire exagéré dans le Moyen-Orient au sens large et la façon dont nous nous sommes conduits dans ces conflits. Si nous pouvions remonter le temps, nous ferions différemment. Le président Biden a parlé avec éloquence de cela au sujet de l’Afghanistan pendant plus de dix ans.
Mais j’ajouterai ceci. Lorsque le président s’entretient avec le premier ministre Benyamin Nétanyahou, lorsque je parle à mes homologues, lorsque le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, et le général Charles Brown [chef d’état-major des forces armées] parlent avec leurs homologues, nous leur transmettons notre conviction profonde : protéger les civils et permettre l’acheminement d’une aide vitale jusqu’à eux relève d’une nécessité à la fois morale et stratégique. C’est un point central dans les propos publics et privés que nous tenons, et cela le restera.
Quand les officiels américains sont interrogés sur l’usage disproportionné de la force par l’armée israélienne, la réponse est : « Nous ne parlons pas de frappes spécifiques. » Mais n’est-ce pas une question de principe ?
En réalité, j’ai évoqué de façon répétée, et le président aussi, le principe de la protection des civils et le caractère sacré de chaque vie civile innocente : palestinienne, israélienne ou autre. Et nous continuerons à invoquer ce principe. Ce que nous ne voulons pas, c’est réagir à des comptes rendus particuliers, à des qualifications particulières. Nous ne serons pas entraînés dans un rôle de juge et de jury au milieu de tout cela.
Est-il possible de détruire le Hamas ? Chaque nouveau cycle d’affrontement fait émerger une nouvelle génération…
De mon point de vue, il est possible d’assurer un avenir où Gaza ne puisse pas être utilisée comme une base terroriste pour menacer Israël ou quiconque d’autre. Lorsque le président exclut de revenir au 6 octobre [la situation avant l’attaque], il veut dire deux choses. D’abord, il faut que le Hamas ne puisse préserver les capacités pour continuer à représenter une menace stratégique pour Israël. Ensuite, il faut qu’il y ait un horizon politique pour le peuple palestinien, ancré dans la solution à deux Etats. Et cela afin que le futur à Gaza et en Cisjordanie soit fait de paix, et non de violence.
Je pense que cette issue est possible. Evidemment, elle est difficile à atteindre. Elle s’est dérobée devant tout le monde depuis des décennies, mais je pense qu’elle est atteignable. Et les événements du mois écoulé ne font que renforcer la conviction du président que nous devons travailler en ce sens. Cela suppose de travailler avec les Israéliens et les Palestiniens, mais aussi dans une vision plus large d’intégration régionale avec les pays arabes clés.
Notre propre expérience nous indique que l’effort de s’en prendre aux groupes terroristes réclame une approche multiforme. Il y a un aspect militaire, mais pas seulement. Il y a un effort sur le plan du financement, des conditions politiques, sociales et économiques. Un effort pour obtenir des réponses diplomatiques et politiques à ces conditions, afin de forger une solution plus durable dans le temps. Nous avons été clairs avec les Israéliens. Comme nous l’avons dit publiquement, nous pensons qu’au bout du compte la solution ne réside pas seulement dans l’action militaire, même si cette action militaire contre les terroristes est un aspect de la solution. Elle est aussi dans l’horizon politique que nous avons décrit. Evidemment, tout le monde ne partage pas cette perspective dans le gouvernement israélien. Ils sont nombreux à ne pas soutenir la solution à deux Etats. Le président Biden la soutient résolument et sans équivoque. Il l’a dit assez nettement dans le cadre de sa réponse à cette crise.
Plusieurs officiels israéliens ont dit que la bande de Gaza devrait être réduite au terme de la guerre, avec la création d’une zone démilitarisée. Cela permettrait-il de restaurer la sécurité d’Israël ?
Je ne veux pas commenter des opinions particulières. D’un point de vue général, je ne crois pas que le territoire de Gaza devrait être réduit. Je préfère laisser à d’autres le soin de réfléchir à ces questions, les éléments opérationnels, la manière de s’assurer que les attaques ne puissent pas être lancées de Gaza vers Israël. Je ne pense pas que qu’il soit sensé ou admissible de déplacer par la force des habitants de Gaza. Et comme le président l’a dit, une réoccupation de Gaza par Israël n’aurait aucun sens. Sur cette question de zones tampons ou autres, je m’en remettrais à une consultation avec un cercle large de parties impliquées, incluant le peuple palestinien.
Lorsque le président Biden a rencontré le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, en juillet 2022, il a renouvelé son attachement à la solution à deux Etats. Mais il a aussi dit : « Le terrain n’est pas fertile actuellement pour relancer les négociations. » Avez-vous commis une erreur en plaçant le processus de normalisation entre Israël et les pays arabes avant toute tentative de résolution du conflit ?
Pensez-vous que le terrain était fertile ? Si l’on part du principe que le terrain n’était pas fertile pour des négociations directes, la question est : comment parvenir à une solution à deux Etats, ou comment au moins préserver cette possibilité à l’avenir, sans la voir totalement disparaître de notre champ de vision ? Nous avions une réponse. Elle résidait dans la quête d’un processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite qui incluait un volet palestinien substantiel. Il offrait des bénéfices politiques et économiques au peuple palestinien. Je n’ai pas entendu de meilleure solution ou de meilleure approche que celle-là. Je pense que l’effort consistant à réunir les deux parties dans une pièce pour qu’elles s’entendent n’allait nous amener nulle part. Nous croyions donc que cette alternative permettrait en fait de progresser et de créer la possibilité de résultats significatifs pour les Palestiniens, qui pourraient finir par préserver la solution à deux Etats. Voilà comment nous voyions les choses, et comment nous continuons de les voir.
L’administration Biden a déployé des forces militaires importantes en Méditerranée orientale. Comment jugez-vous la menace représentée par le Hezbollah ? Quelles différences avec le Hamas ?
Il existe des différences évidentes entre eux, à la fois en termes de capacités, de positionnement religieux [sunnite pour le Hamas, chiite pour le Hezbollah], ainsi que du point de vue des relations entre le Hezbollah et le gouvernement libanais. Mais il existe aussi des points communs. Tous deux reçoivent une énorme quantité de fonds, de formations et de sponsoring de l’Iran, et tous deux représentent une menace significative pour Israël. Je qualifierais de très réel le risque d’une escalade encore plus grande à la frontière nord d’Israël. Le président y a été attentif dès l’origine, lorsqu’il a dit qu’aucune nation ou groupe ne devrait tenter de profiter de cette crise. Nous avons déplacé des forces, dont deux groupes aéronavals, pour envoyer un message de dissuasion et avertir : n’y pensez pas. Les Etats-Unis ont été clairs sur leurs intentions. Concernant l’Iran, nous l’avons été aussi : si vous attaquez les forces américaines, nous répondrons. Nous l’avons déjà fait. Et si ces attaques continuent [en Syrie et en Irak], nous répondrons encore.
Propos recueillis par Piotr Smolar - Le Monde