L’ancien membre de l’administration du premier mandat de Donal Trump analyse les options qui s’offrent à Washington dans la situation au Proche-Orient.
Propos recueillis par Piotr Smolar (Washington, correspondant). LE MONDE
James Jeffrey dirige le programme Moyen-Orient au Wilson Center, un think tank à Washington. Ancien ambassadeur en Turquie (2008-2010), puis en Irak (2010-2012), il a été ensuite nommé, sous l’administration Trump, envoyé spécial des EtatsUnis pour la Syrie et auprès de la coalition internationale contre l’organisation Etat islamique (EI)
Les Etats-Unis ont été pris de court par la rapidité de la chute du régime syrien. Quelles sont les priorités de Washington à présent ?
D’abord, des lignes rouges. Les armes chimiques et biologiques doivent être protégées ou détruites. Ensuite, les Etats-Unis ne veulent pas que ses forces déployées à l’est de l’Euphrate, ou bien les Forces démocratiques syriennes [dominées par les Kurdes] soient déstabilisées par une entrée des Turcs ou bien par leurs alliés, l’Armée nationale syrienne. Nous voulons que l’accord d’octobre 2019 soit respecté. Enfin, nous voulons que l’Iran se tienne en dehors, c’est un objectif partagé avec Israël.
Puis, il y a des objectifs plus larges et bien plus complexes : l’inclusion, la réconciliation… Une fois que les objectifs sécuritaires à court terme sont atteints, comment passer à l’étape suivante, pour une solution à long terme, où les gens souffrent moins et les réfugiés reviennent ? Pour s’assurer que la Syrie ne devienne pas le refuge pour la moindre force disruptive et terroriste dans la région et ne menace pas ses voisins, les Etats-Unis doivent jouer un rôle leader, avec d’autres pouvoirs extérieurs. La Turquie et Israël, mais aussi la Russie et les pays arabes, ainsi que l’ONU, car il existe toujours un mandat formel, la résolution 2254 de 2015. Il faut quelqu’un pour coordonner tout cela, et c’est l’Amérique. Nous sommes les seuls à nous entendre avec tout le monde.
Les Etats-Unis doivent-ils considérer Ahmed Al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed Al-Joulani, le chef de HTC, comme un interlocuteur légitime ? Et que faire des 900 soldats américains déployés en Syrie ?
Les Etats-Unis doivent évidemment les garder. Certains sont dans le sud, ils ne combattent pas l’EI, mais sont positionnés au milieu du croissant chiite stratégique entre Téhéran et Beyrouth. La plupart sont dans le nord-est et doivent y rester. D’abord, parce que l’EI essaiera de profiter de la situation. Mais aussi parce que nous le devons bien aux Forces démocratiques syriennes, pour s’assurer qu’elles ne soient pas écrasées par tout le monde. Enfin, cela nous offre un levier de pression sur les acteurs.
Evidemment, les Etats-Unis doivent parler avec Al-Joulani. Quand j’étais en Syrie, nous avions des contacts indirects. En ce qui concerne le fait de les retirer de la liste des organisations terroristes, j’attendrais un peu, car c’est un jeton de négociation. Et ils ont bien un passé terroriste. La seule façon pour que les groupes armés deviennent inclusifs, tolérants et tournés vers la réconciliation est qu’ils y voient des avantages réels ; dans le cas contraire, le coût pour eux serait important. On dit : « C’est aux Syriens de décider. » Non. Si on les laisse décider, cela ressemblera à la Syrie d’avant, AlAssad en moins, ou bien à la Libye.
Donald Trump prêtera-t-il la moindre attention à la Syrie ?
Il est imprévisible. Cela étant dit, sa déclaration sur le fait que les Etats-Unis doivent se tenir à l’écart peut être interprétée de différentes façons. A chaque fois qu’un président dit : « Il y a un problème à 9 000 kilomètres d’ici, mais l’Amérique y a des intérêts et des valeurs à défendre, ainsi que des partenaires », cela finit par 1 000 milliards de dollars de dette supplémentaire, 25 000 soldats tués et blessés et une ou deux décennies de guerre. Trump dit non à cela. Mais, en même temps, il est soucieux de nos relations avec la Turquie et Israël. Et il est très soucieux des relations avec le Congrès, où de nombreux élus, en particulier républicains, ne veulent pas qu’on quitte la Syrie.
Israël a bombardé massivement les installations militaires syriennes, bien au-delà des sites chimiques. A quel moment cette stratégie devientelle contre-productive ?
On en est proche. Dès lors que l’armée israélienne a avancé audelà de la zone tampon, ils devraient se retirer et arrêter de bombarder, sauf s’il s’agit d’efforts iraniens pour approvisionner le Hezbollah. J’ai soutenu Israël à Gaza jusqu’à récemment, et je l’ai soutenu en septembre au Liban. Ils n’avaient pas encore obtenu une victoire militaire dans ces conflits. C’est le cas à présent au Liban, d’où le cessez-le-feu. Ils sont sur le point d’y parvenir à Gaza. Ils sont aussi à ce moment en Syrie.
Voyez-vous une occasion historique pour que l’administration Trump, aux côtés d’Israël, frappe militairement l’Iran ?
Non, je ne crois pas. Il existe une occasion historique d’isoler l’Iran jusqu’au point d’y voir émerger un Gorbatchev. La possibilité est bien plus forte d’obtenir enfin un Moyen-Orient plus stable, si nous continuons à mettre l’Iran sous pression, plutôt que d’essayer de s’en prendre à lui militairement.
Mais si les Iraniens estiment que leur seule option restante est la bombe nucléaire… ?
Le temps des négociations dans un format 5 + 1 [Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne] est fini. S’ils choisissent l’option de l’arme nucléaire, le premier ministre israélien [Benyamin Nétanyahou] va passer un coup de téléphone au président des EtatsUnis. Il dira : « Donald, tu veux t’en occuper, ou bien c’est nous ? Si c’est nous, ce sera vraiment moche et tu n’aimeras pas la façon de faire. A toi de voir. »