Jay Mens : «Une guerre entre Israël et le Hezbollah semble inévitable d’ici la fin de l’année»

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Jay Mens : «Une guerre entre Israël et le Hezbollah semble inévitable d’ici la fin de l’année»
الخميس 25 يناير, 2024

Grand entretien. Pour le chercheur à Harvard, les pays occidentaux font erreur quand ils voient dans la désescalade la seule solution au conflit au Proche-Orient.

Chercheur à la prestigieuse Harvard Kennedy School et expert au sein du think tank londonien Policy Exchange, Jay Mens est spécialiste de l’histoire des relations internationales au Proche-Orient. Il s’intéresse notamment à la façon dont l’histoire du conflit entre l’Iran et Israël influence leur relation présente, et à la politique des grandes puissances dans la région depuis deux siècles. Sa fine connaissance de la région en fait un interlocuteur idéal pour mieux comprendre le conflit en cours entre Israël, le Hamas, le Hezbollah et, en sous-main, l’Iran. Selon lui, les Etats-Unis devraient cesser de se montrer pusillanimes et opposer de véritables lignes rouges au régime de Téhéran.

L’Express : A la fin du mois d’octobre 2023, près de trois semaines après les atrocités du 7 octobre, vous expliquiez dans The Spectator que des signes annonciateurs d’un conflit à venir s’étaient accumulés ces derniers mois au Proche-Orient. Quels étaient-ils ?

Jay Mens : Mon travail m’oblige à porter attention en permanence à ce qui se passe dans la région. Car pendant que les démocraties occidentales se préoccupent de sujets classiques, comme les accords diplomatiques tel l’Accord sur le nucléaire iranien, elles passent à côté d’autres faits tout aussi importants, si ce n’est davantage. De même, il est frappant de voir qu’en Israël certains débats, avant le 7 octobre, prenaient toute la lumière, comme les manifestations contre la réforme judiciaire, la démission de plus en plus de réservistes pour protester contre celle-ci, ou même la situation des transgenres dans les écoles de Tel-Aviv. Or c’est un luxe que ce pays ne peut pas se permettre.

En effet, le Hezbollah, pendant ce temps, a passé toute l’année 2023 à tester la sécurité d’Israël. En mars 2023, un groupe lié à ce mouvement a introduit clandestinement une bombe en territoire israélien dans la ville de Meggido - un incident de sécurité majeur qui a été passé sous silence. En avril, 34 missiles ont été envoyés sur Israël par le Hamas et le Hezbollah de concert, le plus important lancement depuis 2006. En juin, le Hezbollah a installé deux campements armés à plus de 30 mètres à l’intérieur du territoire israélien. La menace d’une nouvelle infiltration est aujourd’hui pressante. Tous ces éléments constituaient avant le 7 octobre une déclaration officielle, de la part du Hamas, de sa présence au Liban. C’est pourquoi l’attaque d’octobre implique d’abord et avant tout, pour Israël mais aussi pour les Etats-Unis, une crise de crédibilité.

C’est-à-dire ?

La crédibilité repose sur le signalement de la puissance. Après deux étés passés à "tondre la pelouse" à Gaza, selon l’expression qu’ils aiment employer, d’abord contre le Hamas puis le Djihad islamique, les Israéliens ont pensé qu’une fois un accord avec l’Arabie saoudite signé, ils pourraient régler leur conflit avec les Palestiniens. C’est ce que m’a dit par exemple en septembre un très haut responsable israélien. Je suis ressorti de cet entretien écœuré, et je me rappelle avoir dit à des collègues qu’un événement grave allait se produire. C’était une semaine avant Roch Hachana [NDLR : fête juive célébrant la nouvelle année civile du calendrier hébraïque] et quatre semaines avant le 7 octobre.

Du côté américain, tout porte à croire que l’administration actuelle fait tout pour ignorer l’importance de la crédibilité dans les relations internationales. Les bombardements américains de sites tenus par les Houthis, la semaine dernière, sont à ce titre parlants. L’une des premières décisions de l’administration Biden, en février 2021, a consisté à retirer le mouvement des Houthis du Yémen de la liste des "organisations terroristes étrangères". Une organisation qui harcèle deux de nos plus importants alliés dans la région depuis mars 2015 et dont le slogan est "Dieu est le plus grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les juifs, victoire de l’Islam"! Comment diable ne peut-elle être considérée comme terroriste ? Pour des raisons humanitaires, comme cela a pu être dit ? [NDLR : mercredi 17 janvier, Washington a à nouveau qualifié les rebelles yéménites Houthis, soutenus par l’Iran, d’entité "terroriste"].

Prendre cette décision dans le même temps que l’on cherche à déstabiliser Mohammed ben Salmane [NDLR : prince héritier d’Arabie saoudite et premier ministre], que l’on refuse d’envoyer des navires de guerre aux Emirats arabes unis alors qu’ils ont été attaqués par les Houthis, que l’on ignore Mohammed ben Zayed [NDLR : président des Émirats arabes unis]… tout cela met en danger la position des alliés des Etats-Unis, et explique le rapprochement des Emiratis et des Saoudiens avec Téhéran. Cela conforte aussi le point de vue des Iraniens, qui coordonnent efficacement l’"Axe de la résistance".

Pourquoi toujours lier, dans l’analyse, la politique d’Israël à celle des Etats-Unis ?

Israël et les Etats-Unis ont une relation symbiotique, notamment parce qu’Israël est considéré comme une sorte d’intermédiaire de la politique occidentale dans la région. Parfois, les Américains s’en servent pour montrer qu’ils gardent leurs distances ou notre bonne volonté à l’égard du Moyen-Orient. Ce fut le cas d’Eisenhower pendant la crise de Suez, ou encore de JFK. Depuis les dernières années cependant, la politique américaine ne témoigne pas tant d’un retrait que d’un désintérêt vis-à-vis du problème principal, l’Iran. C’est l’origine de cette crise de crédibilité.

Pourquoi un tel désintérêt ? Est-ce une question partisane ?

Tout le monde n’est pas responsable à la même hauteur. Quoi que l’on pense de l’administration Trump, elle fondait sa politique étrangère sur le concept de "containment", d’endiguement, qui renvoie à une doctrine ancienne et respectée dans l’histoire des relations internationales et de la politique étrangère américaine. En interrompant cette politique de façon abrupte, Biden a abandonné toute continuité avec ses prédécesseurs. Parfois, la rupture se trouve être une bonne idée. Mais quand elle se produit à un rythme aussi rapide et implique trop de concessions, elle peut causer bien des problèmes, notamment en défaveur de vos alliés. D’autant que ce changement s’est fait sans dialogue : les Etats-Unis, tout en surjouant l’accord sur le nucléaire iranien dont, pour une raison étrange, nous avons fait - hormis Trump - l’emblème de la politique proche-orientale, ont laissé tomber les Saoudiens et les Emiratis et les ont jetés dans les bras de l’Iran.

Depuis la signature de cet accord en 2015, on constate dans les pays occidentaux une obsession de la possibilité d’une solution pacifique, qu’une désescalade des discours autant que des provocations. L’apaisement des conflits peut être en soi une bonne chose mais parfois, ce n’est tout simplement pas le cas, en particulier quand cette politique se déploie sans un souci parallèle de crédibilité. Or la crédibilité est l’aune à laquelle nos ennemis mesurent notre volonté de riposter.

On ne peut pas accuser Israël de s’être désintéressé de la question…

On le peut. Par exemple, sous l’administration Bennett [NDLR : Premier ministre d’Israël du 13 juin 2021 au 30 juin 2022], Israël a adopté la "doctrine de l’octopus". "Nous ne jouons plus avec les tentacules, avec les proxies de l’Iran : nous avons créé une nouvelle équation qui consiste à viser la tête", tel était le nouveau credo. C’est ce qu’il y a trois ans, mon ami Thomas Kaplan [NDLR : entrepreneur et philanthrope américain actif contre le régime de Téhéran] a décrit comme "la proportionnalité stratégique". Mais espérer que, par exemple, l’Arabie saoudite vous aimera davantage si vous ne bombardez pas le Liban a en réalité l’effet contraire. A force, la crédibilité d’Israël a décliné et elle est aujourd’hui à son plus bas.

Si l’Iran est le principal problème de la région, que faut-il faire ?

Dans l’histoire de la relation occidentale au Proche-Orient, une idée constante revient : certaines parties veulent maintenir le statu quo et d’autres veulent le remettre en cause. C’était le cas de l’Empire britannique qui protégeait les intérêts ottomans. Dans l’ensemble, il s’agissait de préserver l’intégrité de la Perse et de l’Empire ottoman et de contenir la Russie, afin de s’assurer un chemin sans encombres vers l’Inde. D’une certaine façon, les Etats-Unis ont hérité du rôle de l’Empire dans la région : préserver nos alliés, c’est-à-dire les parties favorables au statu quo - dont fait aujourd’hui partie Israël même si cela n’a pas toujours été le cas.

Depuis 1979, et plus encore depuis la guerre en Irak, un seul parti révisionniste s’est imposé, l’Iran. En endiguant la menace révisionniste, vous obtenez immédiatement une politique crédible et cohérente car votre but est clair. Cette politique pourrait permettre à Israël de faire face au Hamas et au Hezbollah comme il le souhaite, aux Saoudiens et aux Emiratis de faire face aux Houthis, et à tous d’utiliser l’énorme pouvoir américain dans la région. Le vrai but des Américains devrait être d’envoyer aux Iraniens le message selon lequel s’ils franchissent la ligne rouge - une vraie ligne rouge, pas celle d’Obama -, ils devront en subir les conséquences.

L’idée que les actions ont des conséquences a été communiquée de façon efficace par l’administration Trump. Brian Hook [NDLR : représentant spécial des États-Unis pour l’Iran et conseiller politique auprès du secrétaire d’État Mike Pompeo] avait une politique très cohérente en ce sens. Aucun événement du type de celui du 7 octobre ne s’est produit, ni aucune dispute diplomatique avec nos alliés du Golfe qui auraient pu les convaincre de devoir se réconcilier avec leur pire ennemi - qui s’avère être également le nôtre, ainsi qu’un ami de la Russie et de la Chine.

Comment analysez-vous les rapports de force actuels au Proche-Orient ?

Les trois principaux aspects en sont le conflit à Gaza, la relation entre Israël et le Liban et le rôle potentiel des Etats-Unis en Syrie et en Irak. Leur évolution va dépendre de la présence physique des acteurs sur le terrain mais aussi de perceptions politiques. Israël ne le sait que trop sachant qu’il possède l’une des armées les plus perfectionnées au monde mais que cela ne l’aide pas forcément à sortir du bourbier politique, comme le montrent les pressions internationales pour un cessez-le-feu, les manifestations hostiles dans le monde entier à son encontre et la plainte pour "génocide" déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice (CIJ).

Les capacités militaires du Hamas ont été sévèrement affectées. Mais ce mouvement ressemble à un cancer, à moins que vous ne l’éradiquiez, il reviendra. Pour Israël, le dilemme est politique : faut-il prendre la Route de Philadelphie et aller jusqu’à Raffah, puis finir le travail à Khan Younès ? Je suis frappé, de mon côté, par l’ampleur de la confiance manifestée par les médias chiites, qui rapportent qu’Israël va finir par se retrouver coincé à Gaza, qu’il rappellera ses troupes et que les Brigades Izz al-Din al-Qassam vont apparaître comme par magie et réhabiliter la zone. Et jamais je n’aurais pensé que l’on parlerait autant de l’Afrique du Sud dans un média arabe… C’est un monde nouveau.

Ensuite, au nord, il est difficile de voir comment une guerre entre Israël et le Hezbollah, qui pourrait impliquer l’Irak, pourra être évitée d’ici la fin de l’année. Ce ne sera pas beau à voir. C’est un nœud gordien qu’Israël va sans doute estimer nécessaire de trancher.

Pour quelles raisons ?

D’abord parce que 100 000 Israéliens ont dû quitter leurs maisons dans le Nord. Ensuite, que l’unité d’élite du Hezbollah, Radwan, possède une stratégie d’infiltration que le Hamas ne pourra jamais égaler, notamment grâce à une infrastructure de tunnels extrêmement sophistiquée. Enfin, parce que le Hamas, depuis décembre 2018, est en train de se rebâtir au sud du Liban. Cela signifie que, comme l’OLP dans les années 1970, le Hamas risque de manipuler efficacement les camps de réfugiés palestiniens et d’instrumentaliser la diaspora palestinienne qui suit le sujet avec attention. Une tempête se prépare. Tous ces éléments s’assemblent pour former un tableau particulièrement sombre.

L’opinion et certains experts ne prennent pas la mesure de la dangerosité du Hezbollah. Ils font du programme nucléaire iranien une menace existentielle, sans comprendre que les chances que le Hezbollah tire 100 000 roquettes sur Israël sont beaucoup plus élevées que celles que l’Iran lance une seule arme nucléaire. Le regrettable attentisme des États-Unis, qui auraient pourtant les moyens de faire pression sur l’Iran en menaçant d’agir, n’arrange pas les choses. C’est pourquoi Israël doit se préparer à y répondre. Tsahal doit faire tourner ses troupes, récupérer des réservistes et retrouver ses forces. Une fois cela fait, elle deviendra une machine à éliminer Hezbollah, ce qui sera sa fonction essentielle.

Quid de la solution diplomatique ?

Elle ne me semble guère atteignable, paradoxalement, en raison de cette religion de la désescalade. L’envoyé de la Maison Blanche, Amos Hochstein, que Hassan Nasrallah a au passage surnommé Frankenstein, tente de défendre une solution diplomatique. Cette solution impliquerait qu’Israël se retire des Fermes de Shebaa, ce qui ressemblerait à une récompense octroyée au Hezbollah pour le massacre d’octobre ! Elle exigerait également le retrait magique du Hezbollah du sud du Liban, région qu’il a entièrement reconstruite après 2006, des écoles au système de santé. Il est difficile de voir comment tout cela pourrait advenir, ni pourquoi, comme il le fait souvent, l’Iran ne pourrait pas recréer une autre milice à partir de rien, ni comment, enfin, cela réglerait la question palestinienne à Gaza.

Comment évaluez-vous les chances de succès d’Israël sur le plan militaire ?

Une telle évaluation n’est possible que si l’on a accès à des informations classifiées, ce qui n’est malheureusement pas mon cas (rires). Mais l’étude des informations publiques suggère que le Hezbollah possède un arsenal gigantesque. Chaque jour, il pourrait être en mesure de tirer sur Israël le même nombre de roquettes que pendant les 34 jours de la guerre du Liban de 2006. Chaque jour ! Il dispose de systèmes sophistiqués de guidage de missiles et a accès à des dizaines de postes-frontières entre Israël et la Syrie. Cette contiguïté, la taille de l’espace de combat et l’usage exclusif de tirs à longue portée indiquent un scénario particulièrement difficile pour Israël.

Il faut ajouter à cela le fait qu’il existe désormais une voie terrestre entre l’Iran et le Liban via l’Irak et la Syrie et que toutes sortes de milices irakiennes, prêtes à contribuer en matériel et en hommes, se trouvent déjà dans le sud de la Syrie et du Liban. Je n’oublie pas la cerise sur le gâteau, à savoir la perspective d’une implication directe de l’Iran, non pas parce qu’elle changerait matériellement la donne, mais parce que l’Iran est le croquemitaine des démocraties occidentales. Comme nous en avons peur, nous l’avons habitué à nous voir reculer et préférer, encore et toujours, la "désescalade".

Que pensez-vous du point de vue selon lequel l’Occident s’implique trop au Moyen-Orient et qu’il devrait laisser les pays concernés gérer leurs propres problèmes ?

Certains experts américains comme Elbridge Colby vont même plus loin et continuent de promouvoir la stratégie du "pivot" vers l’Asie. Cette fixation sur l’Asie, et surtout la Chine, me semble, pour tout dire, particulièrement américaine. Prétendre que, sous prétexte que nous n’avons pas assez de biscuits dans ce magasin, il faut y déplacer les biscuits d’un autre magasin, c’est une sorte de stratégie d’école de commerce. C’est franchement analphabète sur les plans historique et géopolitique.

D’ordinaire, le continent européen entretien une vision géopolitique plus sobre parce qu’il prend la notion d’Eurasie au sérieux. Les trois menaces systémiques qui pèsent sur l’ordre mondial au sens le plus large, la Chine, la Russie et l’Iran, ont en commun la contiguïté eurasienne au sens où elles sont des puissances terrestres. Pour eux, les États-Unis - au passage la puissance maritime par excellence - représentent une imposition étrangère. Dans ce contexte, ils savent qu’ils possèdent un avantage stratégique, d’autant que les États-Unis sont très loin. En s’obstinant à vouloir "pivoter" vers la Chine et laissant les Ukrainiens et même les Israéliens se débrouiller seuls, les Américains mettent en danger l’ordre international.

Concernant le Moyen-Orient en particulier, je ne me souviens pas d’une période de l’histoire moderne où ce fameux système autonome dépourvu d’intervention occidentale ait existé. C’est une vision qui n’existe que dans l’imagination des fanatiques occidentaux du repli sur soi mais aussi, assez bizarrement, dans l’esprit des islamistes et certainement des Iraniens et des Houthis. La réalité est que dans cette région, il n’y a pas d’ordre possible sans les États-Unis.

Au-delà, nous Occidentaux avons toujours conçu notre stratégie moyen-orientale en contrepoint de notre stratégie russe et indo-pacifique. Tout est dans les livres d’histoire. Ce n’est pas pour rien que Lord Lansdowne a empêché les Russes d’obtenir un port d’eau chaude en 1903. Et la majeure partie de l’histoire du Moyen-Orient est liée à l’Inde. Tout cela est assez évident si l’on veut bien remonter plus loin dans le temps que le désastre en Irak. Malheureusement, les décideurs américains n’apprennent pas à penser ainsi, ils s’en moquent. Il y a trop de conseillers à la sécurité nationale diplômés en droit. Antony Blinken, Jake Sullivan, Avril Haines, Jon Finer… Pratiquement tout l’establishment sécuritaire est composé d’avocats, ce qui explique peut-être l’accent mis sur la médiation plutôt que la conception stratégique.

Que pensez-vous du déséquilibre de popularité existant entre les informations qui parviennent via le gouvernement israélien et celles qui, en provenance de Gaza, sont partagées par des millions de personnes via les réseaux sociaux ?

Les faiblesses politiques internes de l’Occident font de ce dernier un endroit agréable à vivre dans tous les sens du terme mais constituent également une grande faiblesse politique. L’instrumentalisation de la naïveté et de la générosité de la jeunesse occidentale pour nuire à l’Occident est un classique de tout régime autoritaire. Les Soviétiques, en leur temps, soutenaient en sous-main nombre d’organisations pour la "paix" en France, en Italie, en Allemagne. Aujourd’hui, le Hamas et le Hezbollah, comme les Russes d’ailleurs, sont parfaitement conscients de notre "progressisme", qu’ils méprisent, mais utilisent pour nous manipuler.

Dans l’ensemble, nous ne nous rendons pas compte à quel point nos ennemis sont informés de nos débats culturels. Ils nous prennent plus au sérieux que nous-mêmes. En Iran, plus de personnes parlent anglais que tout l’Occident ne compte de personnes. Des instituts s’y consacrent à l’étude de la culture occidentale. Ils sont sans doute plus au fait du débat sur l’enseignement public aux États-Unis que je ne le suis ! Le résultat, fascinant, est que la gauche militante mêle des causes très hétérogènes. Je me souviens d’une manifestation à Cambridge au cours de laquelle une dame de gauche très gentille criait tout à la fois "Justice climatique !", "Justice pour les travailleurs !" et "Liberté pour la Palestine !", autant d’enjeux qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. La défense pavlovienne de la Palestine est devenue un article de foi du canon de la gauche. Son adoption comme une insigne que l’on porte plutôt qu’une véritable conviction est tristement révélatrice de la culture occidentale en général et de la nature du discours politique en particulier.

Parce qu’Israël n’a pas droit au même traitement ?

Israël investit des centaines de millions de dollars par an pour préserver sa réputation. Mais s’il se voit condamné pour génocide par la CIJ dont, au passage, deux juges proviennent de pays qui ne reconnaissent même pas Israël, tous ces efforts seront réduits à néant. Dans les dix prochaines années, Israël risque de faire l’objet de sanctions, probablement de la part de l’Espagne, des pays scandinaves et de l’Irlande. L’Iran, le Hezbollah, le Hamas savent que cette tactique fonctionne. Seuls les fans du Hezbollah âgés de 15 ans qui vivent dans le sous-sol de leurs parents ont le fantasme de prendre d’assaut Jérusalem avec des armes. Les théoriciens et stratèges sophistiqués, en Iran et au Liban, en particulier Hassan Nasrallah, tablent eux sur la destruction économique d’Israël à cause de sanctions, sur une crise de confiance interne au pays et sur une pression internationale croissante qui aboutirait à la rupture entre les États-Unis et Israël et l’isolement international de ce dernier.

A part Nasrallah, qui défend cette stratégie ?

Beaucoup de gens ! Si vous suivez des comptes et conversations sur Telegram ou parlez à des militants, comme je le fais dans le cadre de mes recherches, la "victoire" ne consiste pas à détruire Israël physiquement mais à saper la confiance de la société en elle-même. Par exemple, fin août-début septembre, le jour de Tisha B’Av, la commémoration de l’effondrement du Second Temple, alors que j’étais en train de faire défiler un compte Telegram iranien, je suis tombé sur un documentaire sur l’effondrement du temple et la destruction de l’État juif. Le commentaire était le suivant : aucun Etat juif n’a duré plus de 80 ans. Non pas parce que les juifs ont été conquis mais à cause de conflits internes. Ainsi, on offre à ces fanatiques une vision prétendument issue du passé et supposée valider ce qu’ils souhaitent voir advenir.

Il est évident qu’Israël, en tant qu’Etat juif, est très sensible à l’idée d’une destruction physique, et sait se défendre. Mais la nouveauté de cet État le rend encore trop peu familier du fonctionnement de l’ordre politique international, au sens où il ne sait pas comment contrer une tentative systématique de sape de la société. C’est pourquoi aussi la crise judiciaire, qui a fait envisager aux Israéliens l’effondrement de l’État sur lui-même, a été si préjudiciable.

Que pensez-vous de la plainte déposée devant la CIJ par l’Afrique du Sud ?

Je ne suis pas juriste en droit international. L’accusation de génocide a été portée contre Israël bien avant cela. Mais je constate que politiquement, c’est un terme profondément provocateur et extrêmement efficace. Cette accusation est pernicieuse parce qu’elle vise à diffuser puis canoniser par une décision juridique l’idée que les juifs eux-mêmes sont en train de commettre un Holocauste. En d’autres termes, il s’agit de détruire ce qui, pour de très nombreuses personnes, est considéré comme un fondement essentiel du droit d’Israël à exister et du soutien politique de l’Occident à son endroit.

Les seules personnes qui se soucient davantage de la Shoah que les juifs sont probablement les Iraniens. Via le Centre d’études juives, un site Internet, ils diffusent de grossiers mensonges sur l'"industrie" ou le "mythe" de la Shoah. Leur but est de délégitimer l’idée que nous avons à l’égard des juifs une dette perpétuelle à cause de ce qui s’est produit en Europe au XXe siècle. Mais une condamnation d’Israël pour génocide aurait un effet bien plus considérable que la propagande iranienne car elle ferait exploser sa légitimité à long terme. Dire qu’"Israël est un État génocidaire" s’avère bien pire que dire "le sionisme est un racisme". C’est une bombe atomique symbolique. Si nous en arrivons là, cela aura des implications terribles non seulement pour Israël mais pour tous les juifs d’Occident.

Pensez-vous que si Donald Trump revient au pouvoir, l’action américaine sera plus ferme ?

Ce qui est si effrayant dans le moment présent, c’est que le statu quo que j’évoquais tout à l’heure est en passe d’être détruit. Or il ne suffit pas de détruire comme aiment à le faire les révolutionnaires, il faut aussi se demander à quoi le nouveau monde va et doit ressembler. Pendant longtemps, au Moyen-Orient, une espèce de co-gestion a permis d’éviter une guerre générale, notamment grâce à la constance de la politique américaine et à l’endiguement des radicaux que sont l’Iran et ses proxies. Ce n’était pas parfait, mais cela fonctionnait. Nous assistons à l’effilochage en temps réel de cet ordre. Je n’ai absolument aucune idée de la situation dans laquelle nous nous trouverons dans un an mais j’ai le sentiment qu’elle ne sera pas bien plus heureuse qu’aujourd’hui.

La situation est-elle réversible ? Probablement pas, malheureusement, sans une guerre importante et destructrice qui fixera les nouveaux termes de l’équilibre des pouvoirs. L’espoir est que lorsque cet équilibre sera rétabli, le cadre sera beaucoup plus favorable pour les alliés de l’Occident et pour l’ordre international qui est contesté non seulement en Chine, non seulement en Russie, mais dans le monde entier.

Elle ne le sera pas non plus, à mon avis, dans le cadre de cette administration. Mais Trump reste une arme à double tranchant. D’un côté, il est difficile de voir comment cela pourrait être pire que ce que nous avons connu ces quatre dernières années. Dans le Golfe, il se dit que Trump est peut-être fou, mais qu’au moins il n’est pas un "loser". Et, élément important, les Iraniens ont peur de lui. D’un autre côté, il reste hautement imprévisible et son élection pourrait entraîner un tel désordre interne que l’Amérique pourrait ne plus être capable de se concentrer sur le reste du monde. Nous sommes pris entre le marteau et l’enclume. Personnellement, je prie pour le fantôme de John McCain, où qu’il soit.