TRIBUNE - L’assaut mené par la République islamique contre l’État hébreu vient rappeler que les temps de bascule géopolitique se dévoilent d’abord dans les lieux de confluence confessionnelle, analyse le théologien*.
Le Figaro
Rien ne se répète mais tout revient. L’an 614, les Perses prennent Jérusalem. En trophée, ils dérobent la relique de la Vraie Croix. La guerre sainte est déclarée. Ce sera Jésus contre Zoroastre. En 628, Héraclius, le César originaire d’Arménie, écrase Khosro, qui a étendu l’empire des Sassanides jusqu’au Liban et au Yémen. L’éternel ennemi des Grecs et des Romains est cette fois anéanti. Un triomphe inespéré pour Byzance. Et le début de son long déclin.
Le rempart perse, qui confinait les Arabes dans la péninsule, n’est plus qu’une vaste brèche. Pour la première fois, les cavaliers du désert, tout juste convertis à la prophétie de Mahomet, peuvent déferler sur l’Orient. En 636, ils gagnent la bataille d’al-Qadisiyya et forcent l’antique Iran à adopter l’islam, inaugurant une interminable inimitié. En 637, ils s’emparent à leur tour de la ville sacrée des Juifs et des chrétiens. Afin de rivaliser avec le mont du Temple et le Saint-Sépulcre, le calife Omar institue le Coran en nouveau code impérial.
C’est ainsi. Les temps de bascule géopolitique se dévoilent d’abord dans les lieux de confluence confessionnelle. Là où il y a beaucoup d’histoire et peu de géographie en raison d’une surabondance de croyances. Comme il en va pour la cité des révélations divines oubliée par les cartes militaires après les Croisades et rehaussée, depuis 1948, en sismographe de l’univers.
Symbole conflictuel autant que pivot stratégique, Jérusalem est désormais menacée non plus des foudres mais des fusées tombant du ciel. Cette nouvelle sidérante vient aujourd’hui confirmer, après la Crimée et le Karabakh, en attendant le Cachemire, le retour des empires religieux et de leurs ambitions suprémacistes dont la guerre d’Ukraine montre la logique de cruauté.
Dès son avènement en 1979, la République islamique se donne pour programme la destruction de l’État hébreu. Il y va d’un complet renversement du philosémitisme inhérent à la civilisation persane. Mais, à défaut de pouvoir frapper l’ennemi essentiel, les États-Unis, l’ancien allié du chah déchu constitue une cible de choix. Le voilà assigné au rôle de « Petit Satan », clone méditerranéen et levantin du « Grand Satan » américain.
Revancharde, la manœuvre est aussi habile. Comment prendre le pouvoir, lorsqu’on est persan et chiite, donc minoritaire et marginal, sur les masses du monde arabo-sunnite ? En recourant à la rhétorique du totalitarisme soviétique encore ambiant. En faisant du peuple israélien, à l’inverse du projet sioniste initial, l’exécuteur modèle de l’impérialisme colonial. Et en faisant du peuple palestinien, à rebours du constant soutien européen, la victime prototypique de l’hégémonie occidentale.
Peu importent les réalités. Qu’il s’agisse de la discorde permanente et grandissante entre TelAviv et Washington. De l’orientalisation à grand pas de la société israélienne. Du refus de servir dans Tsahal parmi les religieux toujours plus nombreux. De la part récurrente des régimes arabes dans le malheur palestinien. Et de la répression à feu roulant des Téhéranaises.
Cette double instrumentalisation réussit à enflammer les opinions dans les deux hémisphères, Sud et Nord, parce qu’elle réveille l’inconscient judéophobe qui, depuis les Temps modernes, hante l’idéologie progressiste. Israël est la seule construction utopique et révolutionnaire du XIXe siècle à avoir traversé le XXe siècle car, précisément, cette utopie entendait une terre et cette révolution, un retour. Or, une telle expression concrète est intolérable pour l’universalisme abstrait.
Dans le détournement qu’il opère du chiisme traditionnel afin de mondialiser l’islamisme, l’imam Khomeyni a trouvé son bouc émissaire. Dès 1985, année charnière entre les créations du Hezbollah libanais et du Hamas palestinien, le régime des mollahs entame sa guerre par procuration. À partir du 11 septembre 2001, les calamiteuses expéditions américaines au Moyen-Orient vont souder comme jamais l’arc néochiite. Et, en 2020, les accords d’Abraham qui dessinent une contre-alliance israélo-arabe, le galvaniser.
En Afghanistan, l’Iran récupère les Fatemiyoun. En Irak, les Hachd al-Chaabi. En Syrie, les Assadistes. Au Yémen, les houthistes. Et à Gaza, les djihadistes. Bush et Trump voulaient « remodeler » le Moyen-Orient. Ils auront contribué à ce que le guide Ali Khamenei transforme la région en un échiquier chaotique livré aux milices et aux missiles. L'« axe de la résistance » peut dès lors déployer asymétriquement la terreur.
Or, si l’Iran islamique veut la mort de l'« entité sioniste », c’est par rivalité mimétique. Par peur d’échouer à égaler le survivalisme et le reviva lisme juifs. Aussi l’ennemi n’est-il plus désigné comme l’objet d’une guerre en vue d’une paix, mais il est diabolisé au nom d’une conception manichéenne et apocalyptique du devenir de la planète.
Cette conception, le Russe Poutine, le Turc Erdogan, le Chinois Xi Jinping et l’Indien Modi la partagent. Et ils l’affirment telle quelle désormais. Ce sont les mêmes drones Shahed déversés sur Jérusalem qui ravagent Kiev. Ce sont Moscou et Pékin qui sont intervenues pour que la riposte iranienne reste calibrée. C’est Ankara qui propose sa médiation à Gaza comme dans le Donbass. C’est Delhi qui se porte en garante des routes maritimes asiatiques du commerce international.
L’attaque terroriste du 7 octobre 2023 a ébréché le mythe fondateur d’Israël. L’attaque aérienne du 13 avril 2024 a pour dessein de raviver la fêlure. La « retenue » à laquelle quatre des néo-empires religieux appellent le cinquième n’est pas prudentielle mais tactique. Ils ne veulent pas d’une troisième guerre mondiale, mais d’une perpétuelle guerre mondialisée.
En escaladant degré après degré dans l’hostilité tout en éludant l’affrontement généralisé, ces mêmes empires visent à démoraliser leur adversaire principal, qu’ils nomment l’« Occident », en le persuadant de sa vulnérabilité. Celle de l’Europe, la nôtre, est certaine et, depuis le décrochage des États-Unis, extrême. Nous n’avons plus de choix qu’entre l’impuissance ou le réarmement.
*Spécialiste du monde orthodoxe, Jean-François Colosimo est également directeur général des Éditions du Cerf. Il a publié récemment « Occident, ennemi mondial n° 1 » (Albin Michel, 2024).