Idées. Pour l’historien spécialiste du Moyen-Orient, Benyamin Netanyahou "fera tout pour s’accrocher au pouvoir" jusqu’à la possible réélection de Donald Trump en novembre.
"Les amis authentiques des Israéliens et des Palestiniens, plutôt que de les encourager dans cette course à l’abîme, doivent énoncer un calendrier clair et contraignant vers la coexistence entre Israël et un Etat palestinien", estime Jean-Pierre Filiu.
Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po. Dans Comment la Palestine fut perdue, et pourquoi Israël n’a pas gagné (Seuil), le chroniqueur au Monde adopte une approche originale du conflit israélo-palestinien en mettant en avant, de manière thématique, les atouts du projet sioniste comme les faiblesses du mouvement palestinien.
Dans un grand entretien pour L’Express, le spécialiste estime que si Israël a mené de nombreuses guerres à Gaza, il "les a toutes "gagnées" militairement et toutes perdues politiquement". Selon lui, Benyamin Netanyahou "fera tout pour s’accrocher au pouvoir jusqu’à l’éventuelle réélection de Trump", quitte à ouvrir un second front au Liban. Ce qui ferait le jeu de la Russie de Poutine, qui a tout intérêt à une escalade au Proche-Orient…
L’Express : Votre livre, thématique, se divise entre des chapitres sur les "trois forces israéliennes" et les "trois faiblesses palestiniennes". N’est-ce pas adopter la vision manichéenne d’un Israël dominateur et responsable, face à des Palestiniens qui ne seraient que des victimes innocentes ?
Jean-Pierre Filiu : Soyons sérieux : que penseriez-vous d’un historien qui interpréterait ce conflit dans la longue durée à partir des "forces palestiniennes" et des "faiblesses israéliennes" ? Il n’y a absolument aucun manichéisme à rappeler que, en 1922, au début du mandat britannique sur la Palestine, la population juive y était ultra-minoritaire et que, aujourd’hui, Israël est une puissance nucléaire, à l’économie prospère et diversifiée. Quant aux Palestiniens, loin de les "innocenter" de leur responsabilité dans leurs défaites successives, j’expose avec un luxe de détails inédits leurs contradictions, leurs querelles et la "faiblesse" structurelle de leur factionnalisme, une des raisons trop peu soulignées du bain de sang terroriste du 7 octobre 2023.
Pourquoi mettez-vous en avant l’influence du sionisme chrétien qui, historiquement, a précédé le sionisme juif ?
Si mon ouvrage est original, c’est parce qu’il aborde ce conflit, comme vous l’avez indiqué, de manière thématique plutôt que chronologique. Et j’ai en effet choisi de l’ouvrir par l’histoire trop méconnue en France du sionisme chrétien, non seulement antérieur de plusieurs décennies au sionisme juif, mais déjà très puissant dans le protestantisme anglo-saxon quand le sionisme restait encore minoritaire dans le monde juif. Je reproduis une carte tracée en 1844 par le révérend George Bush, très lointain parent de deux présidents américains du même nom, où ce prêcheur new-yorkais représente une Palestine vide d’Arabes et vouée à la "restauration" des 12 tribus d’Israël.
Si l’imprégnation biblique des dirigeants anglais et américains n’est pas prise en compte, il est impossible de comprendre les deux grandes victoires historiques du sionisme que sont la déclaration Balfour en 1917, par laquelle la Grande-Bretagne apporte son soutien à "l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine", et, trois décennies plus tard, le soutien déterminant des Etats-Unis à la fondation de l’Etat d’Israël.
L’alliance entre les évangéliques américains et la droite israélienne de Benyamin Netanyahou fait-elle sens ?
Non seulement elle fait sens, mais elle est devenue un obstacle majeur à un règlement pacifique de ce conflit. Pour Netanyahou, il s’agit d’un pari opportuniste sur le soutien inconditionnel de ces sionistes chrétiens, qui constituent la moitié de l’électorat républicain, tandis que la communauté juive est aux Etats-Unis largement fidèle au Parti démocrate. Netanyahou a construit cette alliance pour s’opposer dès 1993 aux accords d’Oslo que Rabin, alors Premier ministre, avait signés au nom d’Israël avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) d’Arafat. Il mise sur le fondamentalisme de ces évangéliques, convaincus que leur salut dépend de l’accomplissement des prophéties bibliques, et donc de la souveraineté d’Israël sur l’ensemble de la Terre sainte.
Cette mouvance très militante considère que l’assassin de Rabin a été une forme d’instrument de Dieu et elle s’engage aux côtés de Netanyahou contre les présidents démocrates qui tentent d’aboutir à une paix négociée, d’abord Clinton, puis Obama. Et ce sont les sionistes chrétiens qui, une fois leur champion Trump à la Maison-Blanche, obtiennent le transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, un fait accompli sur lequel Biden n’a pas osé revenir, alors même que seuls le Honduras, le Guatemala, le Kosovo et la Papouasie-Nouvelle-Guinée ont suivi l’exemple américain. Il est désormais clair que Netanyahou lie son sort au retour de son grand allié Trump à la Maison-Blanche. C’est pourquoi il dramatise ses différends avec Biden, à qui il fera porter l’entière responsabilité de l’absence de "victoire totale" contre le Hamas.
Vous soulignez que la solidarité arabe envers les Palestiniens n’est qu’une "illusion". Pourquoi ?
En 1948, le conflit entre juifs et Arabes pour la terre de Palestine, déjà très sanglant, devient une guerre entre le tout jeune Etat d’Israël et ses voisins arabes, à l’issue de laquelle la Palestine est divisée entre 77 % pour Israël, 22 % pour la Jordanie et 1 %, la bande de Gaza, sous administration égyptienne. Les régimes arabes, quels que soient leurs contentieux avec Israël, n’ont nulle envie de laisser se développer un nationalisme palestinien indépendant. Arafat et ses fedayines vont d’ailleurs entraîner l’OLP dans des guerres terribles avec la Jordanie, c’est le "Septembre Noir" de 1970, puis avec les milices libanaises et la dictature des Assad. Aucun dirigeant arabe ne se mobilise pour sauver Arafat et ses partisans, assiégés dans Beyrouth par l’armée israélienne en 1982 et évacués sous l’égide de la France et des Etats-Unis. La passivité arabe sera aussi manifeste lorsqu’Arafat sera de nouveau assiégé par Israël, de 2002 à 2004, dans le siège de sa présidence à Ramallah.
Quant aux accords d’Abraham, ces traités de paix signés en 2020 avec Israël par les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc, ils ne lient en rien une telle normalisation à un règlement de la question palestinienne. Il faut cependant bien distinguer cette passivité, voire cette complicité des régimes arabes, d’une part, et la profonde sensibilité des opinions arabes au sort du peuple palestinien, d’autre part. Mais chacun sait que les peuples arabes pèsent peu dans l’équation régionale.
Une autre faiblesse historique des Palestiniens, comme vous le rappeliez, est à chercher du côté de leurs divisions factionnelles, de la rivalité entre les Husseini et les Nashashibi dans les années 1930 à celle entre le Fatah et le Hamas depuis 2006. Comment l’expliquer ?
La société rurale est historiquement organisée en Palestine autour de familles plus ou moins élargies, dont l’allégeance va à telle ou telle personnalité de la Ville sainte de Jérusalem, devenue capitale du mandat britannique. La polarisation entre les partisans des Husseini et des Nashashibi va alors handicaper la mobilisation nationaliste, au moment même où les sionistes lui opposent un front commun. Le camp palestinien sera tout aussi divisé en 1948 lors de la fondation d’Israël et de la Nakba, la "Catastrophe" que constitue alors l’exode de plus de la moitié de la population arabe de Palestine. Il faudra ensuite une longue génération pour qu’émerge enfin une OLP représentative de son peuple, mais elle-même divisée entre les différentes factions de fedayines, chaque régime arabe se dotant ainsi d’un relais sur la scène palestinienne.
Seule la personnalité d’Arafat, fondateur et chef du Fatah, parvient à maintenir l’unité de l’OLP durant plus de trois décennies, mais, dès qu’il s’engage dans la paix avec Israël, il voit monter contre lui l’alternative islamiste du Hamas. L’effondrement du processus de paix au début de ce siècle fait naturellement le jeu du Hamas, qui, deux ans et demi après la mort d’Arafat, prend le contrôle de la bande de Gaza en 2007.
Israël n’est-il pas lui aussi un pays très divisé, et de plus en plus clivé entre religieux et laïcs ?
Je consacre un des six chapitres de mon livre au "pluralisme de combat" qui a fait la force du sionisme, puis d’Israël, en permettant à des tendances pourtant opposées non seulement de coexister, mais de se mobiliser de concert au service d’un objectif partagé. Le contraste est à cet égard frappant avec les contradictions internes au nationalisme palestinien, alors que les assassinats des deux dirigeants travaillistes Arlosoroff, en 1933, et Rabin, en 1995, sont des événements majeurs, mais exceptionnels. Cette gestion de la différence a naturellement été rendue possible par les mécanismes d’expression démocratique au sein du mouvement sioniste, puis de l’Etat d’Israël, avec un mode de scrutin proportionnel à circonscription unique.
Sauf que la fragmentation de la scène politique a progressivement fait le jeu des extrémistes, une surenchère qu’a accentuée Netanyahou. La longévité exceptionnelle du Premier ministre israélien, avec plus de seize années en durée cumulée à la tête du gouvernement, tient à son contrôle sourcilleux du Likoud et à son alliance historique avec les partis ultra-orthodoxes, qu’il protège avec constance de la conscription, même en pleine guerre de Gaza. Quant aux groupes suprémacistes, ouvertement racistes et annexionnistes, ils constituent désormais la troisième force au Parlement et une composante essentielle de la coalition gouvernementale, que Netanyahou ménage ostensiblement.
Il y aurait selon vous un "biais pro-israélien dans le débat public sur la question palestinienne". Vraiment ? On a l’impression qu’Israël est aujourd’hui très critiqué dans les médias occidentaux. Par ailleurs, le soutien à l’Etat hébreu dans les opinions publiques est en plein déclin…
J’emploie cette formule pour commenter l’interrogation, à l’automne dernier, par un journaliste britannique de ChatGPT, selon lui révélatrice d’un tel "biais". Quant aux Nations unies, elles sont publiquement accusées par le gouvernement israélien d’être une "organisation antisémite", alors même que ses dirigeants n’ont cessé de condamner les attentats du 7 octobre 2023 et d’exiger la libération des otages détenus par le Hamas. Et on pourrait multiplier les exemples d’une stigmatisation systématique de toute critique de Netanyahou.
Mais permettez-moi un parallèle avec l’Ukraine, où j’ai enseigné durant un mois en 2023, à l’Académie Mohyla de Kiev. Lorsqu’Ursula von der Leyen se rend en Israël, en octobre dernier, pour y témoigner du soutien actif de l’Europe, il y a déjà plus d’enfants palestiniens tués à Gaza dans les bombardements israéliens que d’enfants tués en Ukraine durant toute l’invasion russe. Et imaginez que le conflit en Ukraine soit couvert par des correspondants occidentaux tous basés en Russie, avec interdiction pour eux d’entrer en territoire ukrainien sans être "escortés" par l’armée russe. Je suis convaincu que les médias occidentaux refuseraient un tel diktat, alors qu’ils l’acceptent d’Israël, qui leur proscrit pourtant tout accès indépendant à Gaza.
Que faire pour imposer un Etat palestinien "démocratique et démilitarisé" vivant pacifiquement à côté d’Israël ? N’est-ce pas une utopie quand on voit aujourd’hui le degré de haine des deux côtés ?
Jamais les deux peuples n’ont autant souffert et ils souffriront encore plus dans l’avenir si un règlement politique ne voit pas enfin le jour. Et la solution à deux Etats est la seule qui puisse non seulement assurer un tel règlement, mais aussi garantir la victoire d’Israël dans ce trop long conflit. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai sous-titré mon livre "Et pourquoi Israël n’a pas gagné". Si Israël était en mesure d’assurer seul sa sécurité, jamais l’horreur du 7 octobre 2023 n’aurait pu se produire. Et Israël a mené 15 guerres contre Gaza, toutes "gagnées" militairement et toutes perdues politiquement, sauf la première intifada de 1987-1993, que Rabin a conclue par le processus de paix avec Arafat. C’est pourquoi les amis authentiques des Israéliens et des Palestiniens, plutôt que de les encourager dans cette course à l’abîme, doivent énoncer un calendrier clair et contraignant vers la coexistence entre Israël et un Etat palestinien qui ne pourra être, effectivement, que démocratique et démilitarisé. Un tel engagement international et déterminé est essentiel pour renverser l’engrenage de haine que vous décrivez avec justesse.
Les risques d’une escalade dans la région, notamment entre Israël et le Hezbollah, vous semblent-ils sérieux ?
Netanyahou, je l’ai dit, fera tout pour s’accrocher au pouvoir jusqu’à l’éventuelle réélection de Trump en novembre prochain. Il peut ainsi être tenté d’ouvrir un second front au Liban, d’autant que des dizaines de milliers d’habitants du nord d’Israël y restent déplacés du fait des tirs de roquette du Hezbollah. Mais force est de constater que l’Iran, au-delà de ses déclarations incendiaires, a gardé un profil relativement bas depuis les attaques du 7 octobre 2023, que le Hamas a déclenchées sans consulter Téhéran.
Israël est allé très loin en bombardant récemment le consulat iranien à Damas, avec l’approbation tacite de la Russie, qui a tout intérêt à une escalade régionale. N’oublions jamais que Poutine reste à ce jour le grand vainqueur de la guerre de Gaza, car cette guerre a fragilisé la mobilisation occidentale en faveur de l’Ukraine et mis en lumière une forme de "deux poids deux mesures". Et soyons clairs : même en cas d’extension du conflit, la clef d’un apaisement au Moyen-Orient réside à Gaza et dans le règlement de la question palestinienne.