Entretien. Après le décès du président Ebrahim Raïssi, les Iraniens sont appelés à choisir son successeur ce 28 juin, dans un scrutin qui n’a rien de libre. Le spécialiste Kasra Aarabi raconte un régime de plus en plus violent et dangereux.
L'Express
L’Iran vote, le Guide suprême choisit. Ce vendredi 28 juin, les Iraniens sont officiellement appelés aux urnes pour élire le successeur du président Ebrahim Raïssi, disparu dans un accident d’hélicoptère le 19 mai. Derrière une fine couche de vernis démocratique, ce scrutin se joue entre des ultraconservateurs choisis personnellement par l’ayatollah Khamenei, un octogénaire seul aux commandes d’une République islamique extrêmement agressive sur la scène internationale.
Kasra Aarabi connaît les coulisses de ce régime brutal par coeur. Grâce à ses contacts au sein des Gardiens de la révolution, la force paramilitaire du Guide, ce directeur de recherche au sein de l’ONG United Against Nuclear Iran documente les exactions et la corruption tentaculaire au sein de la République islamique.
De passage à Paris à l’invitation de la fondation Jean-Jaurès et de l’association de presse EIPA, le chercheur irano-britannique a rencontré L’Express juste avant le scrutin du 28 juin. Il expose un régime "purifié" par Khamenei, de plus en plus violent, de plus en plus idiot et de plus en plus dangereux.
L’EXPRESS : Qu’est-ce que la mort d’Ebrahim Raïssi a révélé sur l’état du régime iranien ?
KASRA AARABI : Ali Khamenei en a tiré une grande leçon : si le régime gère ma propre mort de cette manière, nous allons vers d’immenses problèmes ! Les 48 heures qui ont suivi la disparition de Raïssi se sont déroulées dans un chaos total : le régime a perdu le contrôle du récit, il n’a pas suivi les protocoles d’urgence et a cédé à la panique.
Cet épisode n’a fait que renforcer les angoisses de Khamenei, qui poursuit une stratégie d’épuration des élites et a donné la priorité au dévouement idéologique plutôt qu’à la compétence. Selon son calcul, uniformiser les élites du régime assurera une transition dans le calme à sa mort. Mais la gestion du décès de Raïssi a montré que cette stratégie a surtout démultiplié l’incompétence.
Peu importe à quel point Khamenei tente de façonner les élites avant sa mort, elles se déchireront au moment de sa disparition. Ce chaos est presque inévitable pour le régime, et ce sera le meilleur moment de frapper… Khamenei sait que la population iranienne pourrait profiter de ce chaos pour déstabiliser la République islamique en prenant les rues et la faire tomber. C’est d’ailleurs ce que tout le monde attend en Iran et le scénario auquel se préparent les leaders des manifestations : le moment de vérité se jouera à la mort de Khamenei.
Attendez-vous un quelconque changement de la présidentielle en Iran ce 28 juin ?
Cette élection n’est rien d’autre qu’un vaste cirque. Son unique objectif consiste à donner un vernis de débat politique à un régime totalitaire, même si le monde entier comprend parfaitement de quoi il s’agit.
Les six candidats ont été personnellement désignés et approuvés par Ali Khamenei, à travers son Conseil des gardiens. Ces six candidats doivent être vus comme les hommes de Khamenei, de Saeed Jalili, ancien négociateur sur le nucléaire et partisan d’une ligne dure, à Mohammad Bagher Ghalibaf, président du Parlement et commandant des Gardiens de la révolution.
Certains notent tout de même la présence d’un candidat décrit comme "réformiste", Masoud Pezeshkian, donné favori dans les sondages. Qu’en est-il ?
Pezeshkian est taillé de la même étoffe que la République islamique. Lui-même affirme que son seul objectif est d’appliquer la vision de Khamenei. Il tente de se présenter comme un réformateur mais c’est un homme du système, qui a soutenu de toutes ses forces la répression violente contre le mouvement de manifestations de 2022, né après le meurtre de Mahsa Amini.
Les concepts mêmes de réforme et de réformisme sont morts dans la République islamique. Les trente dernières années ont montré que ce régime ne peut pas être réformé : des présidents se disaient réformateurs mais la situation n’a fait que s’aggraver pendant leurs mandats. N’oublions pas que la répression la plus sanglante de manifestations s’est déroulée sous la présidence d’Hassan Rohani [NDLR : de novembre 2019 à janvier 2020, 1500 morts selon Reuters], un soi-disant modéré…
Ceux qui se disaient réformistes en Iran ont basculé et veulent désormais se débarrasser du système tout entier. Ils souhaitent un changement de régime, comme une majorité d’Iraniens. D’après les données des Gardiens de la Révolution, la République islamique peut compter sur le soutien de huit millions de personnes, soit 10 % de la population. Cette "élection" ne va mobiliser que cette petite base radicalisée.
Quel pouvoir réel aura le prochain président de la République islamique ?
Malgré les débats et le vernis de compétition politique, Khamenei a déjà annoncé ce qu’il attendait du prochain président : il devra appliquer son manifeste de 2019, dans lequel Khamenei proclame l’entrée dans la seconde phase de la révolution islamique. D’après le Guide, le régime est sur des rails et personne ne peut dévier sa trajectoire. [L’ancien président] Raïssi avait été nommé conducteur du train. Il est mort, mais le conducteur peut être remplacé sans que le train ne dévie de ses rails. Ces dernières semaines, les conseillers de l’ombre de Khamenei ont dévoilé les cases qu’un futur président se doit de cocher : une obéissance aveugle au Guide suprême, ne jamais questionner la politique de Khamenei, être prêt à se sacrifier pour lui et diriger 300 000 bureaucrates. Rien de plus.
Khamenei apprécie ceux qui n’ont que peu d’ambitions, car l’ambition peut amener à remettre en question l’autorité. Il n’aime pas ceux qui ont de la personnalité pour la même raison : ils pourraient questionner son autorité et le fonctionnement des institutions, comme Mahmoud Ahmadinejad lors de son second mandat [NDLR : 2009-2013]. En résumé, Khamenei aime ceux qu’il peut contrôler facilement. De ce point de vue, le candidat Saeed Jalili remplit tous les critères : aucune personnalité, aucun charisme, très peu d’ambition (il ne s’est jamais plaint lorsqu’il a été disqualifié des précédentes élections). De plus, il est proche du Bureau du Guide suprême et représente Khamenei au Conseil de sécurité nationale. C’est un vétéran de la guerre contre l’Irak, où il a perdu une jambe.
Son concurrent le plus sérieux, Mohammad Bagher Ghalibaf, le président du Parlement, a davantage une personnalité de voyou, il se montre plus bruyant et impétueux. Il n’en reste pas moins complètement obéissant. Il est connu pour être l’un des commandants des Gardiens de la révolution les plus corrompus, ce qui n’est pas une mince affaire tant cette organisation fonctionne par la corruption. Mais il appartient au système depuis plus de trente ans et son nom est connu dans les zones rurales, qui ne s’informent que via les médias d’État. Sur le papier, ça lui donne l’avantage.
Si le président a si peu de marge de manœuvre, quels éléments doivent être observés lors de la présidentielle du 28 juin ? Le taux de participation ? Des troubles sociaux ?
Je ne pense pas que le jour de vote donnera lieu à des manifestations, tout simplement parce que ces élections n’ont aucun enjeu. Nous assisterons seulement à un boycott massif de la part du peuple iranien. Ce qui importe n’est pas le nom du prochain président mais le chemin emprunté par la République islamique, et celui-ci mène chaque jour un peu plus vers une confrontation directe avec Israël.
Avec son manifeste de 2019, Khamenei a lancé la seconde phase de la révolution islamique qui fait émerger une nouvelle élite politique, administrative et militaire au sein du régime en "purifiant" les institutions. Il n’a gardé que les tenants de la ligne idéologique la plus proche de la sienne. La méritocratie n’a jamais existé en République islamique mais les plus infimes traces en ont été enlevées : tous les Iraniens ayant des compétences, une expertise ou une éducation se trouvent soit en prison, soit en exil. Le régime s’est abruti, ne laissant de place qu’aux plus radicalisés et aux plus loyaux à son idéologie.
Quelles conséquences peut avoir cet "abrutissement" du régime sur la scène internationale ?
Ceux qui sont aux commandes aujourd’hui - jeunes, inexpérimentés et radicalisés - peinent à comprendre les règles de l’ordre international. Ils se reposent davantage sur leur idéologie que sur de quelconques compétences. Résultat, ils sont bien plus téméraires, bien plus agressifs et bien plus prompts à commettre des erreurs stratégiques. Ces douze derniers mois nous ont donné plusieurs exemples des choix de cette nouvelle "élite" que les diplomaties occidentales ne parviennent pas à comprendre, tout simplement parce que ces décisions n’ont aucun sens.
Par exemple, soutenir Vladimir Poutine dans sa guerre en Ukraine, en lui fournissant non seulement des drones mais aussi des missiles balistiques. Il s’agit d’une posture stratégique très, très agressive et imprudente. Mais ces dirigeants la justifient par leur idéologie, voyant dans ce combat un choc des civilisations. Ils estiment avoir trouvé en Poutine un allié dans leur guerre contre l’Occident. Autre exemple : tirer des missiles sur le Pakistan et passer à deux doigts de provoquer une guerre avec un grand pays voisin. Ou encore frapper le Kurdistan à l’aide de drones et de missiles, sans oublier les 170 attaques contre des intérêts américains dans la région depuis le 7 octobre…
Puis ce que tout le monde pensait "impossible" : une attaque directe du régime iranien contre Israël. Les Américains ont toujours répété que la République islamique ne le ferait jamais, car ce serait du suicide, car le régime était rationnel. Ces douze derniers mois ont prouvé que ce régime était tout sauf rationnel. C’est le résultat de la "purification" entreprise par Khamenei, dans un moment où les Etats-Unis ont perdu leur force de dissuasion au Moyen-Orient. Washington n’a pas su répondre militairement à l’escalade imposée par les Gardiens de la révolution et par le régime iranien, ce qui a poussé ces derniers à aller chaque fois plus loin.
Cette agressivité iranienne et la réponse timorée des Américains rendent-elles la situation particulièrement dangereuse au Moyen-Orient ?
Selon les proches de Khamenei, les huit prochains mois, avant l’arrivée d’une potentielle nouvelle administration américaine, constituent le moment idéal pour militariser leur programme nucléaire et escalader sur tous les fronts, car Washington a clairement indiqué qu’il était hors de question d’une réplique militaire contre l’Iran. De plus, la relation entre Israël et les Etats-Unis n’a jamais été aussi faible - ou du moins elle est perçue comme telle par Téhéran - et la popularité d’Israël dans le monde se trouve au plus bas.
Nous devons anticiper une escalade iranienne dans les huit prochains mois sur le front nucléaire mais pas seulement : soutien à la guerre de Poutine en Ukraine, extension du programme de missiles balistiques, extension du programme d’armes chimiques (dont on parle trop peu), puis attaques contre la diaspora iranienne et les membres de la communauté juive en Europe. Un ami journaliste irano-britannique a été poignardé à Londres il y a quelques semaines… C’était signé par le régime iranien et le Royaume-Uni n’a pas réagi. Cette paralysie ne va faire qu’encourager de nouvelles attaques.
Et pour la première fois, le 13 avril dernier, l’Iran a frappé directement Israël depuis son territoire avec 300 missiles, en grande majorité interceptés…
Ces frappes changent tout. Il est indispensable de regarder comment les Gardiens de la révolution et les proches de Khamenei ont perçu les réponses israéliennes et américaines : d’après eux, le régime iranien a pris le dessus. Ils pensent qu’Israël s’est montré lâche et que les Etats-Unis n’ont pas démontré leur soutien aux Israéliens.
Pour le régime iranien, cette attaque a été un succès : il s’attendait à des représailles massives, c’est pour cette raison qu’une telle offensive paraissait suicidaire et irrationnelle. A une époque, une attaque directe contre Israël aurait entraîné une intervention immédiate des Etats-Unis. Cette fois, Joe Biden a seulement dit aux Israéliens : estimez-vous heureux et n’allez pas plus loin. Cela crée un précédent dangereux et l’Iran peut tout à fait relancer une telle opération désormais. On ne sait juste pas quand elle se produira.
Comment le régime iranien perçoit-il les attaques terroristes du Hamas menées le 7 octobre ?
Pour Khamenei et les Gardiens de la révolution, le 7 octobre a changé la région pour l’éternité. Ils sont persuadés d’avoir l’avantage et voient ces attaques comme une immense victoire. Pendant un débat présidentiel en Iran, le candidat Saeed Jalili a dit : "la région a changé, nous avons l’avantage comme jamais auparavant et plus rien ne sera comme avant le 7 octobre." Le régime pense que le Moyen-Orient ne peut que tomber dans l’escalade et basculer dans un conflit régional. Nous nous trouvons sur une route très dangereuse.
Si ce régime est capable d'obtenir l'arme nucléaire, alors c'est un danger existentiel pour l'Etat d'Israël. Lancerait-il une bombe atomique sur Tel-Aviv ? Tout le monde pensait que la République islamique ne serait jamais suffisamment folle pour le faire, tant la réplique serait terrible. Eh bien, nous avons maintenant la preuve que ce régime peut attaquer directement Israël, donc nous ne pouvons plus l'exclure.