Grand entretien. Le professeur à l’université de Cornell et ex-économiste en chef de la Banque mondiale dévoile la raison pour laquelle la plupart des leaders autoritaires ont tendance à devenir des tyrans au fil du temps. Mais, précise-t-il, les démocraties ne sont pas immunisées contre ce phénomène.
Mussolini, Staline, Mugabe, Kadhafi… Combien de chefs autoritaires ont fini par sombrer dans la tyrannie ? Quand Kaushik Basu, professeur d’économie à l’université Cornell (Ithaca, New York) et ancien économiste en chef de la Banque mondiale entre 2012 et 2016, commence à travailler sur la trajectoire des dictateurs, Vladimir Poutine envahit l’Ukraine. Un an après, cet ancien conseiller du gouvernement indien a publié une étude intitulée "The morphing of dictators : why dictators get worse over time" (Oxford Open Economics, 2023).
A l’heure où Bachar el-Assad vient d’être chassé de Syrie après treize ans de guerre civile, l’économiste revient auprès de L’Express sur les raisons pour lesquelles, à mesure qu’un dirigeant autoritaire sombre dans la corruption et la violence pour se maintenir au pouvoir, ses options de sorties en deviennent de plus en plus limitées : "S’il abandonne et redevient un citoyen ordinaire, il y aura probablement des enquêtes sur les mauvaises actions qu’il aura commises pour rester en poste. Afin de contourner ce risque, il devra donc se livrer à davantage de corruption et de criminalité pour rester au pouvoir." Raison pour laquelle, selon Kaushik Basu, en émettant un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, la Cour pénale internationale (CPI) ne va paradoxalement que renforcer sa mainmise sur le pays. Entretien.
L’Express : Selon vous, n’importe quel leader autoritaire va avoir tendance à se transformer en tyran au fil du temps. Et ce, précisez-vous, "quelles que soient ses intentions initiales" – bonnes ou mauvaises…
Kaushik Basu : Ce que je soutiens dans mon article, c’est que les dirigeants politiques qui sont relativement autoritaires auront tendance à se transformer en tyrans au fil du temps, et qu’il s’agit d’un mécanisme autonome. Ce que Benito Mussolini, Robert Mugabe ou même Joseph Staline ont fini par faire est horrible, mais cela ne signifie pas qu’ils ont commencé par cette intention. Beaucoup de ces futurs tyrans arrivent au pouvoir en s’opposant à des dictateurs ! Daniel Ortega, président du Nicaragua, en est un bon exemple. En fait, j’ai eu l’idée d’écrire sur ce sujet à la suite d’une rencontre fascinante que j’ai eue avec lui en 2013, alors que je m’étais rendu à Managua dans le cadre de mes fonctions à la Banque mondiale.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, on parlait déjà du tournant autoritaire que prenait Ortega. Mais personne ne comprenait vraiment ce qui se passait. Le fait qu’il ait renversé le régime corrompu et dictatorial d’Anastasio Somoza Debayle m’avait profondément impressionné lorsque j’étais étudiant en Inde ; nous avions eu une conversation agréable. Aujourd’hui, il semble être devenu lui-même un dictateur, comparable à Somoza. Mais à l’époque, c’était incompréhensible ! Comment cet homme avait-il pu devenir aussi terrible que celui contre lequel il s’était battu pendant toutes ces années ? C’est cette rencontre qui m’a fait comprendre qu’il faut aller au-delà des intentions initiales – bonnes ou mauvaises – pour comprendre la trajectoire de la plupart des dirigeants autoritaires vers la tyrannie.
Alors, à quoi cela tient-il ?
Imaginez une personne qui accède au pouvoir. Au bout d’un certain temps, ce dirigeant devra faire un choix : quitter ses fonctions et redevenir un citoyen ordinaire ou tenter de rester au pouvoir pour un mandat supplémentaire. La question qui se pose alors, car la politique est un jeu difficile et parfois salissant, est de savoir jusqu’où il est prêt à aller en termes d’intrigues politiques, de corruption et même de criminalité pour rester au pouvoir.
En termes d’économie, il s’agit d’un simple problème d’analyse coût-bénéfice. Mais voici un fait intéressant que certains oublient : dès qu’un dirigeant s’engage dans des intrigues politiques et la corruption pour rester au pouvoir, ses options de sortie se détériorent. Ainsi, s’il abandonne et redevient un citoyen ordinaire, il y aura probablement des enquêtes sur les mauvaises actions qu’il aura commises pour rester en poste. Afin de contourner ce risque, il devra donc se livrer à davantage de corruption et de criminalité pour rester au pouvoir. En bref, au bout d’un certain temps, le dirigeant ne peut plus se permettre de quitter son poste parce qu’il sait qu’il sera en danger une fois qu’il ne sera plus au pouvoir.
C’est ce que l’on appelle en économie comportementale "l’incohérence dynamique" : en réfléchissant à une décision actuelle sans anticiper ses conséquences à long terme, on peut tomber dans un piège, et alors s’engager dans une spirale de comportements de plus en plus mauvais. Dans mes écrits, je cite Mouammar Kadhafi qui, à un moment donné, a dû se rendre compte que quitter le pouvoir n’était plus une option s’il voulait éviter d’avoir des ennuis. Il devait donc se muer en tyran et s’accrocher au pouvoir.
N’y a-t-il jamais une autre option ?
Mon travail se place sur le plan théorique. Mais la réalité, comme toujours, est plus diverse. Deux éminents spécialistes du droit et de l’économie, Robert Cooter et Hans-Bernd Schäfer, ont décrit ce qu’ils appellent le "dilemme du dictateur", à savoir le fait qu’un dictateur vieillissant voudra certainement quitter le pouvoir mais, comme je viens de l’expliquer, cela signifie qu’il risque d’être poursuivi pour des crimes. Théoriquement, il a donc le choix. Mais un certain nombre de facteurs viennent exacerber cette perception selon laquelle il doit se maintenir à tout prix : par exemple, les nouvelles que reçoivent les dirigeants autoritaires sont de plus en plus biaisées au fil du temps, parce que leurs lieutenants ont trop peur de les contrarier avec de mauvaises nouvelles… Cela déforme leur vision du monde et rend leur prise de décision plus déficiente. Certes, nous avons quelques exemples de dirigeants autoritaires qui quittent le pouvoir. Mais regardez ce qui s’est passé dans le cas d’Augusto Pinochet. Après avoir assassiné et torturé des milliers d’opposants pendant des années, il a choisi de démissionner. Résultat : il a été accusé de violations des droits de l’homme, de meurtres et de tortures, et arrêté par conséquent. Les dirigeants autoritaires qui voient cela se rendent compte de ce qui les attend… Cela influence leur choix. Ils essaient de s’accrocher au pouvoir à tout prix. La seule porte de sortie est l’éviction par la force. A l’heure où nous parlons, Bachar el-Assad, qui s’est accroché impitoyablement au pouvoir pendant vingt-quatre ans, a finalement été contraint de quitter le pouvoir et vient de fuir la Syrie, après la prise de Damas par des groupes rebelles.
Vladimir Poutine, 72 ans, fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI)… Le qualifieriez-vous de tyran ?
Vladimir Poutine est un bon exemple de la théorie que je soutiens. Ce qui rend la guerre en Ukraine si dangereuse, c’est que Vladimir Poutine perd chaque jour davantage d’options de sortie. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il était connu pour être un patriote et un nationaliste s’engageant à aider son pays. Mais comme je l’ai décrit dans mon travail, au fil du temps, il a de plus en plus sapé les libertés individuelles des Russes, accru la répression et placé ses propres intérêts au-dessus de ceux de son pays. Ses chances de quitter le pouvoir et de mener une vie paisible se sont donc évanouies. C’est d’autant plus vrai depuis que la Cour pénale internationale s’en est mêlée. En émettant un mandat d’arrêt contre lui, la CPI a en quelque sorte scellé le fait qu’il se livrera à de nouvelles oppressions pour rester au pouvoir.
Vous y allez fort…
C’est un fait : Vladimir Poutine sera encore plus désireux de s’accrocher au pouvoir ! Cela soulève un dilemme. Si traduire un dirigeant en justice et le punir risque de le pousser sur la voie d’une plus grande tyrannie pour s’accrocher au pouvoir, certains suggèrent qu’une façon de résoudre ce problème est de lui accorder l’immunité. En effet, un tyran qui s’accroche au pouvoir jusqu’à la mort, comme l’a fait Kim Jong-il et comme le fera probablement son fils, cela aura de graves conséquences pour le pays et sa population et il faudra peut-être des décennies pour réparer les dégâts. Si l’on raisonne en termes d’intérêt du plus grand nombre, la question mérite d’être posée. Pour autant, je ne suis pas favorable à cette solution. Car cette politique envoie un signal positif à la prochaine personne qui se posera la question de devenir un dirigeant autoritaire. Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas de solution miracle. Mais c’est un problème auquel nous devons réfléchir le plus clairement possible afin de pouvoir éventuellement trouver une solution. Et par "clairement", j’entends notamment en cessant de confondre les intérêts de la nation avec ceux de leurs dirigeants.
Que voulez-vous dire ?
Les écrits populaires et les articles de presse commettent régulièrement cette erreur. Lorsque l’on parle de la guerre en Ukraine, il n’est pas rare d’entendre parler de l’agression "russe". Or ce qui est vrai, c’est qu’elle sert les intérêts "de Poutine", et qu’il est tout à fait possible qu’elle ne soit pas dans l’intérêt des Russes. De même, il est erroné de parler de ce que la "Corée du Nord" essaie de faire, alors qu’il s’agit des ambitions de "Kim Jong-un". Une fois que nous aurons compris que les dirigeants ont leurs propres intérêts, nous pourrons réfléchir intelligemment à ce problème : car pour mettre un terme à l’autoritarisme et à la tyrannie dans un pays, il est essentiel de distinguer le leader de sa population. Sans quoi, c’est prendre le risque de punir les Nord-Coréens pour ce que fait Kim Jong-un, ou blâmer les Russes pour les actions de Vladimir Poutine.
La menace nucléaire peut-elle faire la différence et empêcher un tel virage vers la tyrannie ?
La menace nucléaire peut servir de garde-fou car les gens savent que, si une nation dépasse une certaine limite, elle peut déclencher la destruction du monde. Cependant, il existe un risque que les dirigeants deviennent fous ou s’autodétruisent et se désintéressent ainsi de l’existence du monde. Nous devons y réfléchir davantage. Il existe de nombreuses protections contre les pilotes d’avion qui tentent de se suicider en faisant s’écraser tout l’avion. Mais nous n’avons pas de garanties contre les dirigeants qui deviennent fous et suicidaires et appuient sur la gâchette nucléaire. C’est une question qui mérite beaucoup plus d’attention et d’analyse qu’elle n’en reçoit aujourd’hui.
Au vu de la spirale que vous décrivez, y a-t-il un leader dont la trajectoire vous inquiète tout particulièrement dans le monde ?
Mon article visait à rappeler qu’il y a des risques partout : tous les dirigeants peuvent commencer d’une certaine manière et se transformer progressivement en dictateurs. En ce moment, le Bangladesh traverse une phase difficile. Lorsque Sheikh Hasina [NDLR : l’ex-Première ministre] est arrivée au pouvoir, elle a apporté beaucoup d’espoir au Bangladesh. C’était une démocrate. Elle croyait en la laïcité. Elle a sorti le pays de la pauvreté et a été largement acclamée pour son travail en faveur des minorités comme les Rohingyas. Mais au fil du temps, elle a connu une dérive autoritaire, avec une répression de la liberté de la presse et une tendance à arrêter ceux qui s’opposaient à elle. Ce processus était en cours depuis un certain temps mais, franchement, je n’aurais pas pu prédire que les choses changeraient aussi rapidement.
Les démocraties sont-elles immunisées contre les tyrans ?
En général, les institutions démocratiques rendent plus difficile la malhonnêteté, la corruption et le crime. Dans une démocratie bien gérée, le processus d’accession au pouvoir n’oblige pas les gens à commettre des actes répréhensibles, ce qui offre un certain degré de protection. Plus les institutions démocratiques sont fortes, moins les dirigeants autoritaires ont de marge de manœuvre. Mais il est important de rappeler que ces dangers ne sont pas nuls. Aux Etats-Unis, par exemple, on craint que l’arrivée au pouvoir de Donald Trump n’entraîne une érosion de la liberté d’expression et d’autres libertés associées à la démocratie…
Certains instituts document une multiplication des régimes autoritaires dans le monde. Sur 137 pays étudiés par la fondation allemande Bertelsmann, on compte actuellement 63 démocraties contre 74 régimes autocratiques. Une première en vingt ans… Cela vous inquiète-t-il ?
Oui. La situation mondiale devient dangereuse. La politique se polarise et, comme vous le soulignez, une majorité de pays ont désormais des régimes autocratiques. Pourquoi en est-il ainsi ? L’erreur que nous commettons est de pointer du doigt et de dire : "Il est la cause", ou "Elle est le déclencheur" de cette montée de l’autoritarisme. Je pense que la cause réside dans la dynamique de la société et non dans des individus isolés. Il s’agit essentiellement d’un problème de théorie des jeux. Il y a toujours eu des individus mal intentionnés. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’ils sont plus nombreux à accéder au pouvoir. Le changement de nature des sociétés est probablement lié à l’essor de l’intelligence artificielle, des réseaux sociaux et de la technologie numérique. Personne ne comprend totalement ce processus. Mais nous ne pouvons pas attendre de le comprendre pour agir.
Nous devons mettre en place des freins et des contrepoids, même avec notre compréhension partielle. L’objectif étant de tuer l’autoritarisme dans l’œuf. Il faut donc déployer des efforts dans plusieurs pays, car nous vivons dans un monde globalisé et un dirigeant autoritaire peut déstabiliser le monde entier. C’est pourquoi l’endiguement de l’autoritarisme ne peut pas être la seule responsabilité du pays où il se manifeste. Il est dans l’intérêt de tous d’y mettre un terme et d’empêcher l’infection de l’autoritarisme de se propager.
Comment ?
Je pense que nous avons atteint un stade où nous devons réfléchir à une sorte de Constitution, comme la Charte des Nations unies, qui crée des règles mondiales. Par exemple, pour éviter que les dictateurs ne se transforment en tyrans, nous pourrions décider de limiter la durée du mandat des dirigeants, et ce pour tous les pays : personne dans le monde ne pourrait diriger un pays pendant plus d’un certain temps. Après tout, nous avons des traités de non-prolifération nucléaire et d’autres accords internationaux ! Il est tout à fait possible de trouver une solution qui permette à tous les dirigeants de savoir que s’ils dévient, les Nations unies et la Cour internationale de justice les surveilleront.
On peine à imaginer certains leaders autoritaires adhérer à ce type d’accord. Et même si cela fonctionnait, de l’Allemagne nazie à Vladimir Poutine, les accords internationaux ont souvent été bafoués…
Nous savons que certains dirigeants ne tiennent pas compte des arrêts de la Cour internationale de justice. Certains pays violent aussi le traité de non-prolifération nucléaire. Mais il est également vrai que le fait que certains violent les lois qui s’appliquent au sein d’une nation ne rend pas celles-ci inutiles pour autant. Nous devons essayer de faire la même chose pour le monde. Il y aura des violations, mais le fait d’avoir un minimum de lois mondiales peut créer un peu d’espoir.