Rebecca Feng et Cao Li, The Wall Street Journal / L'Opinion
Deux ans après la chute du promoteur chinois Evergrande, un autre géant de l’immobilier, Country Garden, connaît des difficultés qui font craindre des conséquences encore plus graves pour l’ensemble de l’économie
Le gigantesque secteur immobilier chinois s’enfonce dans une nouvelle crise. Or celleci pourrait être la plus grave que la Chine ait jamais connue.
Il y a deux ans, le promoteur China Evergrande Group, criblé de dettes, sombrait dans la banqueroute et faisait éclater la bulle immobilière du pays. Il en résultait des faillites en série chez les promoteurs et des pertes pour de nombreuses entreprises. Les difficultés du secteur avaient entraîné l’ensemble de l’économie dans sa chute.
Aujourd’hui, c’est au tour du plus grand promoteur immobilier privé de Chine, Country Garden, de lutter pour sa survie. Mais à la différence d’Evergrande, victime de sa propension à trop dépenser, les problèmes de Country Garden proviennent du fait que les investisseurs et les acheteurs de logements se retirent du marché.
Ses difficultés financières pourraient être à l’origine de problèmes bien plus graves que la faillite d’Evergrande en 2021 pour l’économie du pays et les décideurs politiques. Country Garden a en effet posé une grande partie de son énorme empreinte sur les villes rurales et les zones industrielles, deux des moteurs de la croissance chinoise durant la période faste. Or ces régions sont aujourd’hui moins capables d’absorber les conséquences du krach d’un grand promoteur car elles font face à de fortes tensions sur leurs inances publiques et à un exode accéléré de leurs habitants.
C’est d’autant plus vrai que l’économie chinoise connaît des ratés sur beaucoup d’autres fronts après avoir brièvement rebondi dans la foulée de sa réouverture post-Covid, en début d’année.
Les économistes s’attendent à ce que les problèmes du secteur immobilier portent un nouveau coup dur à la coniance des consommateurs, ce qui va encore prolonger une crise qui dure déjà depuis longtemps. L’immobilier et les activités connexes pèsent environ un quart du produit intérieur brut (PIB) de la Chine. «
C’est l’ensemble du secteur qui est en difficulté », souligne Kenneth Rogoff, professeur d’économie à l’université de Harvard, et les conséquences sont particulièrement graves dans les villes petites et moyennes, précise-t-il. Selon lui, la surconstruction enregistrée pendant des années se traduit aujourd’hui par une offre excédentaire de logements qui rend obligatoire un ajustement du marché. « Comment empêcher la population chinoise de paniquer alors qu’une grande partie de sa richesse risque de partir en fumée ?, s’interroge M. Rogoff. La réponse n’est pas facile. »
Au 30 juin, Country Garden était impliqué dans plus de 3 000 projets immobiliers représentant des millions de logements. Le total de ses dettes s’élevaient à 186 milliards de dollars, en incluant les appartements vendus mais non encore livrés, l’argent dû à des fournisseurs, les dettes bancaires et les obligations. La plupart de ces obligations arrivent à échéance dans un délai d’un an.
La société a fait état d’une perte record de 7 milliards de dollars au premier semestre, après avoir déprécié la valeur de certains de ses projets immobiliers et d’autres actifs.
Le mois dernier, le promoteur n’a pas honoré le versement de 22,5 millions de dollars d’intérêts sur deux obligations libellées en dollars américains. Il a toutefois évité le défaut de paiement en réussissant à rassembler suffisamment de liquidités avant la fin d’un délai de grâce de trente jours. Les créanciers de Country Garden en Chine continentale lui ont accordé des délais de paiement pour certaines de ses dettes libellées en yuans, lui donnant ainsi un sursis pour tenter de résoudre ses problèmes de trésorerie.
En août, les ventes contractuelles de logements neufs de Country Garden ont chuté de 70 % par rapport à l’année précédente, pour tomber à 1,1 milliard de dollars. Si les ventes ne repartent pas à la hausse, le promoteur se retrouvera probablement en défaut de paiement, selon les analystes.
Country Garden a été fondé dans les années 1990 par Yeung Kwok Keung. Agé de 68 ans, celui-ci a grandi dans une famille de huit frères et sœurs dans un village de la province de Guangdong, dans le sud de la Chine. Au siège de l’entreprise se trouve une petite maison en briques, aux murs surmontés de troncs d’arbres soutenant un toit en métal, réplique grandeur nature du lieu qui abritait ses bureaux d’origine. A proximité, un panneau indique : « Sans une Chine forte, le Country Garden d’aujourd’hui n’existerait pas ».
Au milieu des années 2000, l’entreprise réalisait des projets de construction dans tout le pays : hôtels particuliers, immeubles d’habitation et projets mixtes non strictement résidentiels. Elle possédait et exploitait également des hôtels.
M. Yeung est parti à la retraite en mars. Sa fille, Yang Huiyan, 41 ans, a pris la suite en tant que présidente de la société.
Country Garden s’est développée au fil des ans en se concentrant sur les petites villes. Les quelque 600 villes chinoises ont la particularité d’avoir été classées par les chercheurs en différents niveaux selon des facteurs tels que leur contribution au PIB, la taille et la densité de leur population. Les villes les plus riches, telles que Pékin, Shanghai et Shenzhen, se situent au premier niveau. Les villes du cinquième niveau sont considérées comme les plus pauvres.
Country Garden a profité du programme chinois de redéveloppement des villes de rangs inférieurs, qui, à partir de 2015, a donné aux habitants des nouvelles maisons ou de l’argent pour en acheter. Le promoteur a également commercialisé et vendu avec succès des appartements dans des zones rurales à des personnes vivant dans des villes plus grandes où les prix de l’immobilier sont beaucoup plus élevés.
Résultat, en 2016, ses ventes contractuelles ont plus que doublé pour dépasser les 500 milliards de yuans, soit plus de 69 milliards de dollars au taux de change actuel. Une performance répétée au cours des cinq années qui ont suivi.
Country Garden a acheté plus de 3 000 terrains au cours de la dernière décennie pour y construire des habitations. Il s’est ainsi doté de parcelles dans toutes les villes chinoises de troisième rang, dans 86 % des villes de quatrième rang et dans 44 % des villes de cinquième rang, selon une analyse des ventes de terrains du promoteur enregistrées par Wind [NDLR : un des principaux fournisseurs chinois de données]. En comparaison, Evergrande possède des terrains dans environ un tiers des villes chinoises de quatrième rang et 12 % des villes de cinquième rang.
La société affirmait aux investisseurs que ses projets lancés dans les villes de niveau inférieur produisaient des retours sur investissement bien plus élevés que dans les villes plus riches.
Elle s’est ainsi développée à Shaoguan, une ville industrielle de quatrième rang de 3,4 millions d’habitants, située dans la province méridionale de Guangdong. Country Garden y compte quatre grands projets résidentiels qui figuraient dans le top 100 national de ses projets l’année dernière. Le plus grand d’entre eux a été conçu pour ofrir des milliers d’appartements, un hôtel, quelques écoles maternelles et plusieurs cliniques. Un appartement de trois chambres de 140 mètres carrés y a récemment été mis en vente pour un peu moins de 100 000 dollars.
Les municipalités et les provinces qui tiraient auparavant une grande partie de leurs recettes de la vente de terrains à des promoteurs privés comme Country Garden commencent toutefois à ressentir l’effet de la chute des transactions.
Les plus fragiles d’entre elles font face à de lourdes dettes. Dans de nombreuses villes parmi les plus pauvres, les revenus de la population sont en effet plus faibles et moins réguliers, ce qui a pour conséquence de tendre les budgets et les finances des collectivités locales. Les ventes et les prix des logements ont baissé plus fortement dans les régions les plus fragiles du pays que dans les villes riches comme Pékin et Shanghai.
« Country Garden était synonyme de logement de masse et d’urbanisation en Chine », indiquent les analystes de Barclays dans une note en septembre. Comme il n’était pas aussi endetté qu’Evergrande, il était largement attendu jusqu’ici qu’il survive au ralentissement du marché immobilier. Mais lorsque le promoteur a eu du mal à rembourser ses dettes le mois dernier, « cela a ébranlé le peu de confiance qui subsistait sur le marché », observent-ils.
« Les ménages chinois ne considèrent plus l’immobilier comme un investissement sûr », appuie Michelle Lam, économiste spécialiste de la Chine à la Société Générale. Selon elle, les promoteurs privés représentent actuellement un tiers des ventes totales de logements en Chine.
En 2022, la faillite d’Evergrande a déclenché une réaction en chaîne sur le marché du logement, entraînant la chute de dizaines d’autres promoteurs, dont Sunac China, l’un des trois plus grands acteurs du secteur privé.
Les investisseurs et les banques se sont retirés, et une crise de coniance a commencé à se propager sur le marché. Au début de cette même année, Country Garden était l’une des rares sociétés immobilières encore en mesure de vendre de la dette en dollars américains. Elle affirmait que sa situation financière était solide et se montrait confiante dans sa capacité à résister à la récession.
A partir du milieu de l’année dernière, alors que la crise immobilière dans le pays s’aggravait, les autorités chinoises ont commencé à épauler Country Garden et quelques autres promoteurs privés en les aidant à obtenir des financements et en soutenant leurs émissions d’obligations sur le territoire national. Las ! A l’automne, les investisseurs ont à nouveau adopté une stratégie baissière et les obligations de Country Garden ont plongé à des niveaux très préoccupants.
Country Garden et ses unités ont alors commencé à se dépouiller de certains actifs pour faire rentrer du cash. Il a notamment vendu des parts dans un centre commercial de la ville de Guangzhou à une chaîne saoudienne de restaurants célèbre pour ses plats de poisson mariné et en cédant à un promoteur public sa participation dans la célèbre Ville des Jeux asiatiques de Guangzhou, un complexe résidentiel populaire construit à l’occasion des Jeux asiatiques de 2010.
A la fin 2022, la Chine a présenté un nouveau plan en 16 points destiné à relancer le marché immobilier. Les banques d’Etat se sont engagées à fournir des crédits importants à un groupe de « promoteurs modèles », dont Country Garden. Résultat, les investisseurs ont parié à la hausse sur ses obligations et ses actions, ce qui fait monter leur prix et permis à la société de lever à nouveau des fonds à Hong Kong.
La réouverture du pays a également favorisé les ventes de logements à l’échelle nationale. Elles ont augmenté pendant quelques mois au début de l’année, ce qui a rendu les dirigeants de Country Garden optimistes en leur faisant croire que le pire était passé.
En avril, Yang Huiyan, présidente de Country Garden, a airmé dans le rapport annuel du promoteur qu’elle était consciente d’avoir la « lourde responsabilité » d’avoir à guider l’entreprise dans la transition du marché immobilier, d’une phase de croissance rapide à une période de stabilisation.
Le promoteur a recommencé à acheter des terrains lors de ventes aux enchères publiques, affichant ainsi de sa confiance dans le fait que le plus dur de la crise serait passé.
Le timing s’est avéré particulièrement mauvais. Les ventes de logements ont recommencé à chuter au cours du même mois et leur déclin s’est poursuivi depuis. Les investisseurs se sont alors débarrassés des actions et des obligations de la société.
Le mois dernier, le promoteur a indiqué aux investisseurs qu’il existait des incertitudes quant à sa capacité à poursuivre son activité mais qu’il n’abandonnait pas la lutte. Il a ajouté que sa priorité était d’achever et de livrer les logements qu’il avait prévendus. Cela afin de libérer les liquidités actuellement bloquées sur des comptes séquestres et d’utiliser cet argent pour rembourser la dette.
Dans le même temps, à la mi-août, China Evergrande déposait à New York une demande de mise en faillite au titre du chapitre 15, se rapprochant ainsi de la conclusion de l’une des restructurations de dettes les plus importantes et les plus compliquées au monde. Ses actions ont à nouveau pu être échangées le 28 août après une suspension de cotation de dix-neuf mois. Elles se sont efondrées de 79 % ce jour-là.
Les autorités chinoises ont récemment entrepris de faciliter l’accès à la propriété afin de tenter de relancer les ventes de logements. Elles ont élargi la définition des primoaccédants à la propriété, une catégorie qui ouvre droit à des avantages et à des subventions supplémentaires, et ont abaissé les taux d’acompte pour l’achat d’un premier et d’un second logement.
Ces mesures ont permis de ramener des acheteurs potentiels dans les showrooms des promoteurs à Pékin, Shanghai et dans d’autres villes du premier rang. « A la fin de ce cycle, les ventes dans les grandes villes vont se stabiliser, voire rebondiront, estime ainsi Ting Lu, économiste en chef de Nomura pour la Chine. Pour de nombreuses villes petites et moyennes, en revanche, le meilleur scénario qu’on puisse attendre est que leurs ventes immobilières ne se détériorent pas davantage. »
Country Garden, même s’il parvient à éviter le défaut de paiement, semble pour sa part condamné à voir sa taille considérablement réduite, indique Yao Yu, fondateur de YY Rating, un cabinet d’analyse chinois sur le crédit. Selon lui, de nouvelles baisses des ventes sont en effet inévitables. « L’ère des grands promoteurs privés chinois est révolue », airme-t-il.