La Chine, spectatrice perplexe du rapprochement entre Trump et Poutine

La Chine, spectatrice perplexe du rapprochement entre Trump et Poutine
الأربعاء 26 فبراير, 2025

Le revirement américain sur la question ukrainienne conforte le positionnement de la Chine sur ce dossier. Mais cela pourrait aussi nuire à la relation entre Pékin et Moscou. Voire inciter la Maison Blanche à réorienter ses efforts militaires et diplomatiques sur l’Asie orientale.

Par Harold Thibault (Pékin, correspondant). Le Monde

Pour la deuxième fois en un mois, les présidents russe et chinois se sont parlé en visioconférence, lundi 24 février. Plus précisément, « le président Xi a pris un appel du président Vladimir Poutine », a pris soin de relever la partie chinoise, probablement désireuse de ne pas montrer Pékin en demande devant Moscou. Se tenir informé, se parler très régulièrement est un signe de la profondeur de leur amitié.

L’échange a été l’occasion de réitérer l’alignement de vues entre les deux dirigeants, qui se sont particulièrement rapprochés à la faveur de l’isolement russe après l’invasion de l’Ukraine et ont en partage le désir d’en finir avec la domination américaine. « L’histoire et la réalité nous montrent que la Chine et la Russie sont destinées à être de bons voisins qui ne peuvent être éloignés, et de vrais amis qui partagent les hauts et les bas », a dit M. Xi.

Parfois s’il est nécessaire de redire les choses, c’est qu’elles ne sont plus si automatiquement évidentes. En un mois au pouvoir, l’administration de Donald Trump a engagé un soudain rapprochement avec la Russie et renoncé à l’essentiel de ce qui faisait la politique américaine sur le dossier ukrainien. Outre qu’elle a pris de court les Européens, elle a aussi pu surprendre à l’Est, et la Chine entend montrer ainsi que le rapide réchauffement russo-américain ne signifie en rien un refroidissement sino-russe. La relation entre Pékin et Moscou « ne cible aucune tierce partie ni n’est affectée par aucun tiers. Quelle que soit l’évolution de l’environnement international, notre relation a son propre rythme », poursuit le communiqué.

Un rappel si explicite tient au fait que la Chine sait mieux que quiconque comment un grand virage diplomatique peut changer le cours de l’histoire. La visite secrète à Pékin, en 1971, du conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, puis celle, l’année suivante, du président Richard Nixon avaient audacieusement amorcé le rapprochement contre l’ennemi commun russe, après la brouille sino-soviétique.

Certains analystes vont ces derniers jours jusqu’à spéculer sur un coup « Kissinger à l’envers » dans le basculement prorusse des Etats-Unis, qui serait stratégiquement réfléchi pour marginaliser la Chine. C’est probablement sur estimer le niveau de calcul dans le changement de pied de Washington et sous-estimer la proximité entre Pékin et Moscou contre un ennemi commun, le système démocratique occidental, ainsi que la dépendance économique de la Russie à la Chine. D’autant que le marché de l’Europe occidentale n’est pas près de se rouvrir pour Moscou. Les possibilités de désarrimer pleinement la Russie de la Chine paraissent faibles.

Mais la Russie, qui, en trois ans de guerre, s’est placée en « junior partner » dans sa relation avec Pékin, devant implorer pour que soit construit le gazoduc Force de Sibérie 2 et dont l’appareil militaire dépend largement des usines chinoises, ne serait pas mécontente d’élargir ses options. Déjà, en proposant soudainement et de manière presque fantaisiste de couper de moitié les dépenses militaires de ces trois géants, Donald Trump a ouvert une petite brèche. « Bonne idée », a répondu Vladimir Poutine, contraignant Pékin à défendre seul, mardi 25 février, des dépenses « tout à fait nécessaires ».

Il y a pourtant une victoire pour la Chine à entendre le nouveau président des Etats-Unis sur l’Ukraine : la nécessité d’arrêter tout de suite les combats sans chercher quel territoire appartenait à qui avant le 24 février 2022, sans nommer l’agresseur et l’agressé, rappelle la feuille de route portée par Pékin. Cette ligne très prorusse a dès le début de la guerre été perçue dans les cercles de politique étrangère chinois comme un pari risqué de Xi Jinping, éloignant de fait la Chine du principe de respect de la souveraineté des Etats posé comme un des fondements de sa politique étrangère. Mais elle a depuis été endossée, en mai 2024 dans un communiqué commun, par le Brésil, nombre de pays émergents ne la contestent pas, et voilà que les Etats-Unis s’y rangent également, laissant de côté Kiev, les Européens et les plus proches alliés des Etats-Unis.

Plusieurs hypothèses
Mais, en avançant seuls et si rapidement, Poutine et Trump laissent pour l’instant la Chine spectatrice, alors qu’elle a longtemps paru la seule à disposer de leviers sur Moscou, qui lui promettaient un rôle central dans une hypothétique négociation de la paix. « Le train Trump-Poutine est déjà parti, laissant à la fois l‘Europe et la Chine dans l’attente d’une navette de rattrapage, constate Jean-Pierre Cabestan, spécialiste de la politique étrangère chinoise à l’Asia Centre. La position de Trump sur l’Ukraine trouble les lignes pour la Chine, elle la conforte dans ses positions, mais dans le même mouvement elle la marginalise dans le jeu avec Poutine. »

La politique chinoise de la nouvelle administration américaine n’est pas encore clairement dessinée et semble osciller entre plusieurs visions. L’une est de considérer que la Chine, du fait de son rattrapage technologique, de son poids commercial et diplomatique, et de sa puissance militaire, est la seule vraie menace, sur laquelle il faut concentrer ses efforts. Abandonner l’Ukraine pourrait, selon cette lecture, libérer les moyens de se focaliser sur le défi chinois.

Il y aurait là une forme de continuité : déjà Barack Obama avait commencé, en 2012, à engager un « pivot » des moyens militaires et de l’intérêt diplomatique des Etats-Unis du Moyen-Orient vers l’Asie orientale. Ce pourrait être l’une des « opportunités incroyables qui existent à se rapprocher des Russes » qu’a fait miroiter le secrétaire d’Etat, Marco Rubio, un faucon antirégime chinois, après sa rencontre à Riyad avec le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et les négociateurs russes, le 18 février. Le 13 janvier, déjà, le département d’Etat, que dirige M. Rubio, a supprimé de son site un bout de phrase, « nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan », suscitant l’ire de Pékin.

Une autre hypothèse est que les Etats-Unis n’abandonnent pas le théâtre ukrainien pour se tourner vers un autre front international chinois plus important, mais pour se replier sur un combat contre l’Etat fédéral et les contrepouvoirs, contre l’immigration, contre le progressisme, contre les ennemis du trumpisme. « Mon sentiment est que les Etats-Unis veulent se recentrer sur l’intérieur, c’est pour ça qu’ils veulent mettre un terme à la guerre entre la Russie et l’Ukraine au plus vite. Théoriquement, y parvenir libérerait plus de ressources pour se préparer face à la Chine, mais ce n’est pas l’intention première de l’administration Trump. La Maison Blanche veut plutôt se replier sur les questions nationales », parie Shen Dingli, un universitaire spécialiste des relations internationales basé à Shanghaï.

Les thèses de ces deux écoles auraient des conséquences radicalement différentes pour la Chine. L’une verrait la première puissance recentrer ses moyens contre elle, l’autre reviendrait à céder du terrain dans un renoncement inespéré pour la Chine et accepter que Pékin et Moscou taillent leurs propres zones d’influence, Washington ayant mieux à faire sauf en cas de crise grave sur son flanc Pacifique. Comme il semble que ces deux courants coexistent dans l’entourage de Donald Trump, Pékin va devoir s’habituer aux signaux contradictoires.