La Cour suprême pousse les ultraorthodoxes vers l’armée

La Cour suprême pousse les ultraorthodoxes vers l’armée
الأربعاء 26 يونيو, 2024

Les juges bouleversent cette communauté recluse en décrétant illégale leur exemption du service militaire. La décision met en danger leur coalition avec le premier ministre, Benyamin Nétanyahou.

Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant) - Le Monde

La Cour suprême israélienne a fragilisé la coalition au pouvoir, en rendant mardi 25 juin une décision attendue, inéluctable : elle impose à l’armée de recruter des étudiants en religion ultraorthodoxes, jugeant illégale l’exemption de service militaire de fait dont ils bénéficient. A l’unanimité, elle assujettit les jeunes haredim (ceux qui « tremblent » devant Dieu) au principe d’égalité devant la loi. Elle exige aussi que l’Etat prive d’une partie de ses subventions leurs yeshivas, ces écoles religieuses rigoristes et coupées du monde, qui continueraient de cloîtrer leurs élèves.

Cette décision met en difficulté le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, qui ne parvient pas à satisfaire ses alliés ultraorthodoxes, en faisant voter une loi qui perpétuerait leur exemption. Mais elle suscite en Israël une forme de soulagement, alors que le pays s’enfonce dans le neuvième mois de sa guerre à Gaza, et que les signes d’une opération d’envergure sur le front libanais se font plus insistants. L’armée estime manquer de 8 000 hommes pour soutenir l’année de guerre à venir. Elle se prépare à allonger la période de réserve et à repousser l’âge d’exemption.

Certains réservistes ont été mobilisés presque sans interruption depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. Déjà, le pays se projette dans une décennie d’opérations militaire de plus ou moins haute intensité, et l’exemption totale de service accordée aux ultraorthodoxes apparaît comme un archaïsme insupportable à une majorité d’Israéliens.

Dès mardi, l’avocate générale du pays, Gali Baharav Miara, a ordonné à l’armée de recruter immédiatement 3 000 étudiants en religion, parmi près de 80 000 en âge de l’être. Une première étape, alors que moins d’un millier servent aujourd’hui sous les drapeaux. Elle a aussi adressé une mise en garde aux ministères des finances et de l’éducation, tenus par des alliés des ultraorthodoxes : elle leur demande de ne pas encourager les écoles dissidentes, et de couper effectivement une part de leurs subsides.

Préparation d’une loi maintenant l’exemption
Cependant, l’armée n’apparaît pas pressée d’ouvrir si vite un front au cœur d’Israël, en envoyant ses recruteurs à Bnei Brak, la « capitale » des rabbins ultraorthodoxes dans le pays, qui règnent sur quelque 13 % de la population israélienne. Elle y ferait face à de rudes mouvements de désobéissance. Ces rabbins ont permis au Likoud de Benyamin Nétanyahou de demeurer à la tête du gouvernement durant vingt-deux ans au total au fil des trente dernières années : le premier ministre sait ce qu’il leur doit.

« Il est étrange que la Haute Cour qui, depuis soixante-seize ans, s’est abstenue d’imposer la conscription aux étudiants de yeshiva, le fasse maintenant, alors que nous sommes sur le point d’adopter une loi historique [sur l’exemption] et que le dernier appel sous les drapeaux des ultraorthodoxes a été le plus élevé de tous les temps », a estimé, mardi, M. Nétanyahou, jugeant que l’arrêt n’aura de signification que « pour une courte période ».

Il cherche encore à gagner du temps, en ferraillant à la Knesset jusqu’à la pause estivale du mois d’août, afin de faire voter une loi censée faire perdurer l’exemption de service des ultraorthodoxes. Pure manœuvre dilatoire : la Cour n’a aucune chance de juger ce texte conforme aux Lois fondamentales du pays, qui lui tiennent lieu de Constitution. Au grand soulagement du Likoud, les partis ultraorthodoxes ont serré les rangs, mardi. Ils se refusent encore à faire tomber ce gouvernement qui peine à accomplir leurs exigences. Ils se contentent de tirer à boulets rouges sur ces juges honnis, « un corps dictatorial » qui « veut imposer une guerre religieuse dans les rues et la division parmi les juifs », selon Israel Eichler, député du parti Judaïsme unifié de la Torah.

C’est pourtant bel et bien une nouvelle révolution qui s’annonce dans le monde ultraorthodoxe, et plus largement dans le pays. Un bouleversement comparable à celui qu’a précipité, depuis deux décennies, l’apparition des téléphones portables. Une relative circulation de l’information a entamé la mainmise sur leurs ouailles de rabbins hors d’âge, qui avaient su empêcher l’arrivée des téléviseurs dans leurs quartiers : un téléphone dans une poche, c’est plus discret qu’une antenne sur un toit.

Musée vivant du judaïsme
Depuis lors, l’écosystème des haredim s’est diversifié. Une part de cette jeune population vit un pied dans la communauté et un pied dehors. Ils travaillent. Ils se lient aux juifs séculiers et traditionnels. Il y a là un vivier de recrues pour l’armée, que les rabbins pourraient lui concéder, tout en préservant les yeshivas les plus élitistes. Leur « société de l’étude », qui voue une large part des hommes aux textes saints, sans autre emploi, apparaît sclérosée. Elle sert à drainer des fonds d’Etat vers la communauté et à serrer les rangs. Les rabbins ont beau prétendre perpétuer une tradition juive millénaire, leur communauté a déjà su évoluer avec l’histoire. Jamais leurs sectes, nées voilà trois siècles en Europe orientale, n’avaient eu les moyens financiers de préserver tant de leurs membres du travail. Aux Etats-Unis, l’autre pôle ultraorthodoxe dans le monde, ils sont des entrepreneurs avisés.

C’est le fondateur de l’Etat, David Ben Gourion, laïque encore pétri de culture religieuse, qui leur avait accordé l’exemption de service militaire dès 1948. Il prédisait que ces communautés, décimées par l’extermination des juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale, perdureraient comme un musée vivant du judaïsme. La Cour suprême n’en est pas à son premier verdict contre leur exemption de service militaire : elle en a rendu dès 1998, puis en 2012 et en 2017, suppléant à un Parlement incapable de légiférer sur leur cas. Depuis lors, les gouvernements ont obtenu report sur report. Cette tactique peut encore fonctionner un temps.

La coalition au pouvoir prétend faire voter un projet de loi déposé avant la guerre par l’opposition, qui aurait le mérite, sinon d’enrôler des haredim dans l’armée, au moins de les libérer des yeshivas, et de les précipiter sur le marché du travail. L’auteur, le centriste Benny Gantz, l’a, depuis, désavouée. Le 7 octobre 2023 la rend caduque. Cependant, il rêve encore d’un compromis.

« Il n’est pas trop tard pour parvenir à des accords qui leur [permettraient] de servir l’Etat », a affirmé mardi cet ancien chef d’état-major. M. Gantz courtise Arié Déri, patron incontesté du parti Shass, ultraorthodoxe, représentant des séfarades (juifs d’Orient) et des déshérités. Lié à la gauche dans les années 1990, au temps du premier ministre Yitzhak Rabin, cet homme condamné en justice à plusieurs reprises a lié son destin à M. Nétanyahou. Mais le Likoud l’embarrasse. Le 18 juin, des maires et des députés de droite ont torpillé un projet de loi qui aurait permis à M. Déri de nommer plus facilement ses rabbins dans les municipalités et d’y grappiller quelques subsides.

Le patron du comité des affaires étrangères et de défense au Parlement, Yuli Edelstein (Likoud), l’inquiète, lui aussi, en promettant que le projet de loi sur la conscription qu’il étudie « passera par consensus, ou pas du tout ». Ces blocages pourraient imposer à M. Nétanyahou de provoquer luimême des élections anticipées. En période de vacance du pouvoir, il serait de nouveau difficile aux juges et à l’Etat d’envoyer les haredim dans les casernes.