La destruction du Hamas est encore loin d'être achevée : enquête sur un crépuscule sans fin

La destruction du Hamas est encore loin d'être achevée : enquête sur un crépuscule sans fin
الخميس 18 يوليو, 2024

Enquête. Dans la bande de Gaza, ses hommes survivent sous terre. Au Qatar, ses leaders risquent l’expulsion. Mais la marque Hamas semble plus puissante que jamais.

Par Corentin Pennarguear, L'Express

C’est une chasse à l’homme qui s’étire depuis neuf mois. Dans le dédale des immeubles de Gaza, dans des souterrains piégés, dans le champ de ruines qu’est devenue l’enclave palestinienne. Depuis le 7 octobre, 80 % du territoire a été rasé par l’armée israélienne, mais Yahya Sinouar, 61 ans, reste introuvable. D’après les renseignements américains, les Israéliens auraient en permanence "un mois de retard" sur l’endroit où se cache le chef de la branche armée du Hamas et leader de facto de l’organisation terroriste dans la bande de Gaza. Tsahal le dit terré dans un tunnel de Gaza, d’autres l’imaginent au Liban ou en Syrie, après avoir pris la fuite via le désert du Sinaï égyptien. "Il est l’homme le plus recherché depuis Oussama Ben Laden, assure une source israélienne. Le jour de sa mort, les bombardements sur la bande de Gaza prendront fin."

En survie, caché et anémique, mais toujours vivant. Le destin de Yahya Sinouar se confond aujourd’hui avec celui du Hamas, neuf mois après le début d’une guerre provoquée par ses massacres terroristes en Israël. Avant la guerre, cet homme malingre à la barbe grise, regard noir exalté, régnait sur une force de 25 000 à 30 000 combattants dans l’enclave palestinienne. Israël affirme avoir éliminé 14 000 de ses hommes et détruit la majorité de ses infrastructures. Impossible, pourtant, de connaître l’état réel du Hamas. "Un combattant du Hamas ne porte pas d’uniforme, il peut mettre un bandana sur la tête mais, aussi, ne pas en avoir, pointe Joost Hiltermann, directeur du programme Moyen-Orient de l’International Crisis Group. En bref, il ressemble à un citoyen lambda et rien ne permet de confirmer les chiffres donnés par l’armée israélienne."

Cet été, pourtant, les discours triomphants se multiplient à Jérusalem. L’éradication du Hamas serait toute proche. "Nous approchons de la fin de la phase de destruction de l’armée du Hamas et nous nous attaquerons à ses vestiges à partir de maintenant", a annoncé Benyamin Netanyahou début juillet. Pour le Premier ministre israélien, la guerre ne s’arrêtera qu’après "une victoire totale" sur l’organisation terroriste. Objectif impossible, lui rétorque sa propre armée, dans une cacophonie extraordinaire.

Car les soldats de Tsahal affrontent la réalité du terrain, celle où ils doivent subir les attaques surprises d’une guérilla extrêmement bien organisée, qui perd des hommes mais en attire chaque jour de nouveaux, avec le désespoir palestinien comme vivier de recrutement sans limite. "Le Hamas peut être mortellement blessé mais il ne doit jamais être sous-estimé", prévient Stephen Farrell, auteur de Hamas : The Islamic Resistance Movement. Récit d’une destruction loin d’être achevée.

Chapitre 1 : A Gaza, le retour d’une guérilla sanglante
A l’intérieur d’immeubles éventrés, trois hommes en short et en polo, armés de kalachnikovs. Au milieu des ferrailles, ils discutent tranquillement. L’un d’eux se balance sur un pneu accroché au plafond par une corde. Soudain, un autre se saisit d’un lance-roquette et tous les trois se dirigent vers une ruelle, avant de frapper ce qui semble être une unité israélienne dans un immeuble adjacent. Déluge de feu, puis échange de tirs sous les cris de "Allahu Akbar", "Dieu est le plus grand". Les trois Palestiniens repartent, les Israéliens semblent neutralisés.

Cette scène aurait été tournée dans le quartier de Shuja’iyya, à l’est de Gaza, début juillet. Chaque jour, le Hamas diffuse, via des réseaux basés à Téhéran, des vidéos de ses affrontements avec Tsahal dans la bande de Gaza. Lance-roquettes, engins explosifs, obus, AK-47… L’organisation terroriste met en scène l’utilisation de son riche arsenal militaire par ses "militants", dépourvus de tout signe distinctif. De la communication, évidemment, mais aussi le signe que le Hamas reste très actif dans des zones a priori "nettoyées" par l’armée israélienne depuis des mois et qu’il peut frapper à tout moment "l’occupant".

"Les membres du Hamas sortent à la lumière du jour pour se battre et tirer quelques roquettes, puis ils disparaissent à nouveau en allant sous terre ou en se mêlant à la population, décrit Joost Hiltermann depuis Jérusalem. Dès qu’Israël lance une offensive à un endroit pour éradiquer le Hamas, celui-ci ressort ailleurs pour tuer des soldats israéliens, ce qui montre que leurs capacités restent considérables." D’après une source israélienne, le groupe aurait recruté plus de 1000 nouveaux soldats depuis le début de la guerre, souvent des jeunes endeuillés par les bombardements israéliens.

Le Hamas se bat dans un champ de ruines dont il connaît chaque recoin. En 2021, Yahya Sinouar s’était vanté d’avoir fait construire 500 kilomètres de tunnels dans les profondeurs de Gaza. Un dédale où son organisation a pu se terrer, pendant qu’Israël détruisait une majorité des bâtiments en surface. Le Harakat al-Muqawama al-Islamiyya, ou "mouvement de résistance islamique", plus connu sous son acronyme de Hamas, revient à ses origines : une guérilla urbaine, née du chaos de la première Intifada en 1987, qui harcèle les troupes israéliennes par des attentats aussi imprévisibles que dévastateurs. Comme l’a assuré Sinouar à ses troupes dans des textos révélés par le Wall Street Journal, en juin, "nous avons amené Israël où nous voulions qu’il soit".

Le chef militaire du Hamas avait pensé tous les détails des attaques du 7 octobre et de la prise de 250 otages, mais le tacticien avait aussi prévu la suite. La guerre totale déclarée par Israël, les bombardements, les images d’enfants palestiniens massacrés. Un sacrifice nécessaire, dit-il dans ses textos. "L’unique objectif du Hamas était de créer un choc suffisamment fort pour attirer Israël dans la bande de Gaza, où ils avaient préparé leurs pièges et leurs tunnels pendant des années, explique Stephen Farrell. Sinouar a passé vingt-deux ans dans les prisons israéliennes, il parle hébreu couramment, il a appris l’histoire du peuple juif et connaît tout de la politique israélienne : il savait parfaitement comment Benyamin Netanyahou allait réagir. Le Hamas a anticipé que, une fois passé le choc initial du 7 octobre, le monde entier serait focalisé sur les scènes de guerre à Gaza et que cette attention allait fragiliser leur ennemi."

Les adversaires d’Israël dans la région ont tout intérêt à ce que l’Etat hébreu reste bloqué dans cette guerre sans issue. L’administration américaine a prévenu, dès février, que Tsahal "risquait d’affronter une résistance armée du Hamas pour les années à venir" dans l’enclave palestinienne. Car l’organisation terroriste peut compter sur un soutien de poids : le régime iranien, qui la finance et l’arme depuis vingt ans. "Avec le 7 octobre, les liens se sont encore renforcés entre Téhéran et le Hamas, avance Kasra Aarabi, directeur de recherche à United Against a Nuclear Iran. Le statut du groupe palestinien a évolué au sein de l’Axe de la résistance [NDLR : les groupes alliés de l’Iran au Moyen-Orient], l’ayatollah Khamenei juge que les massacres commis en Israël ont changé la dynamique régionale en faveur de l’Iran. D’où un soutien logistique et militaire encore plus important pour le groupe palestinien." Après la guerre des Six Jours, en 1967, Israël avait occupé militairement la bande de Gaza pendant trente-huit ans avant de se résoudre à quitter le territoire après la seconde Intifada, en 2005, épuisé par le harcèlement du Hamas.

Chapitre 2 : Au Qatar, des leaders sous pression
Aux tunnels sombres de Gaza, certains dirigeants du Hamas préfèrent l’exil doré de Doha. Résidences luxueuses, liberté de circulation, confort et climatisation. "On ne peut pas dire qu’ils soient chaleureusement accueillis par le Qatar, mais ils sont accueillis et disposent de tout ce dont ils ont besoin", sourit Sultan Barakat, politologue à l’université Hamad Bin Khalifa, au Qatar.

Depuis 2012, le bureau politique du Hamas a élu domicile dans le petit Emirat du Golfe, après avoir quitté Damas pour cause de désaccord profond avec Bachar al-Assad sur la guerre civile syrienne. "Si le Hamas vit à Doha, c’est uniquement parce que les Etats-Unis l’ont voulu, afin de garder un canal de négociation avec ses dirigeants et qu’ils n’aillent pas en Turquie ou Dieu sait où, souligne Gerd Nonneman, professeur de relations internationales à l’Université de Georgetown, au Qatar. Les Qataris fournissent des bureaux et prennent en charge les dépenses courantes des leaders du Hamas. Ils paient aussi les fonctionnaires de la bande de Gaza, mais tout se fait en accord et en collaboration avec Israël et les Etats-Unis."

Ce deal royal pour le bureau politique du Hamas, dirigé par Ismaïl Haniyeh, n’empêche pas les nuages de s’accumuler depuis le 7 octobre. Eloignés des préparatifs, prévenus seulement quelques heures avant le déclenchement de l’opération terroriste, les leaders palestiniens en exil doivent gérer la tempête diplomatique. Furieux, attaqué par Israël et critiqué par l’Occident, le Qatar menace très vite le Hamas d’expulsion. Un compromis est alors trouvé, comme le raconte une source diplomatique du Golfe : "Les Qataris ont prévenu les membres du bureau politique qu’ils pouvaient rester sur place, mais que s’ils ne faisaient pas le maximum pour faire aboutir les négociations et libérer des otages, leur sécurité ne serait plus assurée." Les éliminations de plusieurs cadres du Hamas par les forces israéliennes, à la fois à Gaza et au Liban, finissent de convaincre le bureau politique de négocier.

Ces pressions aboutissent à une trêve de sept jours fin novembre 2023, en échange de la libération de 110 otages. Depuis, aucun accord n’a été trouvé entre un gouvernement israélien jusqu’au-boutiste et le Hamas, malgré les efforts immenses du Qatar, des Etats-Unis et de l’Egypte pour aboutir à des compromis. "Même les Qataris, qui ont quand même servi d’intermédiaires pour les talibans, deviennent fous avec ces négociations, décrit un diplomate proche des débats. En public, le Hamas communique sur les efforts qu’il serait prêt à faire, rendant les Israéliens responsables de tous les blocages mais en réalité, chaque camp reste sur ses positions et a tout intérêt à maintenir cet état de guerre."

Face à ces blocages, le Qatar hausse le ton ces dernières semaines. "Les Qataris sont très frustrés par l’attitude du Hamas, affirme Gerd Nonneman. Les Occidentaux font pression sur les dirigeants qataris pour qu’eux-mêmes mettent le Hamas sous pression. Dès que le Qatar aura le feu vert des Etats-Unis pour fermer ce bureau politique, il le fera. Mais tant qu’il y a des otages, ce canal de communication avec le Hamas reste indispensable aux Occidentaux et aux Israéliens."

Se pose alors la question d’un éventuel nouvel exode du Hamas. Mais pour aller où ? "Le Hamas a pour tradition d’errer d’un lieu à l’autre, rappelle Michael Milshtein, spécialiste des mouvements palestiniens au Moshe Dayan Center, à Tel Aviv. De Jordanie ils sont partis pour la Syrie, puis vers le Qatar. Déménager ne sera pas un traumatisme pour eux, même s’il est évident que le Qatar reste l’endroit idéal pour les cadres du Hamas : ils y sont complètement libres, Doha leur fournit d’importantes ressources financières et ils disposent de toutes les infrastructures médiatiques, surtout Al-Jazeera, pour diffuser leur communication."

En coulisses, la question de la prochaine destination du Hamas suscite de nombreuses rumeurs. Plusieurs pays se dégagent : l’Algérie d’abord, où se sont déjà installés des membres de l’organisation ces derniers mois. Mais l’éloignement géographique rend cette option difficile. Comment prétendre gérer des territoires palestiniens en s’installant à 3000 kilomètres, dans un pays du Maghreb ? La Turquie ne pose pas ce problème. Des dirigeants du Hamas effectuent déjà des allers-retours réguliers à Istanbul et Recep Tayyip Erdogan se veut proche des racines de l’organisation palestinienne, issue des Frères musulmans. "Mais là aussi ce n’est pas idéal, puisque la Turquie d’Erdogan a toujours ses propres calculs politiques en tête et fait partie de l’Otan", estime Gerd Nonneman. L’option la plus sage serait Oman, un pays du Golfe qui pèse encore peu sur la scène régionale, mais cherche à développer ses atouts diplomatiques.

L’Iran, qui finance, arme et parraine le Hamas depuis vingt ans, reste aussi candidat. Mais l’organisation palestinienne couperait alors tout lien avec l’Occident, donc tout canal de négociations avec Tel-Aviv. "Ce serait le pire scénario pour Israël et pour les Etats-Unis, qui ont besoin d’un endroit neutre pour négocier avec le Hamas, indique un diplomate français. Ce n’est pas comme si le Hamas allait disparaître de sitôt…"

Chapitre 3 : Une idée impossible à tuer ?
A Jérusalem, l’aveu de Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne, a fait tomber la foudre sur le gouvernement le 19 juin. "Le Hamas est une idéologie, on n’élimine pas une idéologie, a déclaré le contre-amiral lors d’une interview télévisée. Dire qu’on va faire disparaître le Hamas, c’est jeter de la poudre aux yeux du public." En coulisses, les sources sécuritaires ne disent pas autre chose depuis le début de la guerre. "Sans imaginer un début de solution politique pour l’après-guerre à Gaza, Israël crée tellement de haine que nous aurons dix fois pire que le Hamas sur ce territoire", nous disait récemment un diplomate impliqué sur ce dossier. "Le Hamas a toujours travaillé avec une stratégie en tête : plus la Palestine brûle, plus il est soutenu", écrit Stephen Farrell dans Hamas : The Islamic Resistance Movement.

Les chiffres, malheureusement, semblent donner raison à cette stratégie. D’après le dernier sondage du Palestinian Center for Policy and Survey Research, paru début juin, 73 % des Palestiniens soutiennent les attaques du 7 octobre et 80 % estiment qu’elles ont "remis la question palestinienne au centre de l’attention mondiale". Plus inquiétant, 75 % des sondés se disent convaincus par le Hamas, un chiffre sans précédent dans l’histoire… "Si cette guerre a réussi quelque chose, c’est bien de renforcer la place du Hamas dans le cœur du peuple palestinien, soupire Sultan Barakat, de l’université Hamad Bin Khalifa. Israël a fait une immense erreur en menant sa guerre de cette manière, avec autant de destructions, sans faire la différence entre les combattants et les civils. Les Israéliens auraient pu gagner les cœurs et les esprits après le 7 octobre, mais ils ont traité tous les Palestiniens comme des coupables. Cela n’a fait que rendre le Hamas attirant pour tous ces gens qui n’ont plus rien à perdre…"

D’autant que les Palestiniens n’ont que peu d’options politiques. Face au Hamas, le Fatah du président palestinien Mahmoud Abbas, 88 ans et au pouvoir sans élection depuis 2005, bat des records d’impopularité, tant par son impuissance que sa corruption. "L’objectif prioritaire du Hamas a toujours été de devenir la force principale sur le territoire palestinien, souligne Stephen Farrell, qui suit et rencontre des leaders du Hamas depuis plus de vingt ans. Quand vous parlez à ses dirigeants, ils avancent toujours des chiffres pour étaler leur puissance et veulent être perçus comme les seuls représentants du peuple palestinien. Le résultat du 7 octobre et de la guerre menée par Israël ? Tout le monde ne parle plus que du Hamas."

A l’issue de la guerre, l’organisation comptera dans l’avenir politique palestinien, sous une forme ou sous une autre. En attendant, les négociations de cessez-le-feu traînent en longueur. La faute à l’intransigeance israélienne, bien sûr, mais pas seulement : si "l’idée Hamas" se révèle impossible à tuer, ses dirigeants, eux, ne sont pas immortels. "Une fois que tous les otages auront été libérés, Israël n’aura plus aucune restriction pour frapper les cadres en exil, souligne Michael Milshtein, du Moshe Dayan Center. Il y a déjà eu des opérations au Liban et en Jordanie, alors pourquoi pas au Qatar ?" Au Moyen-Orient, la chasse à l’homme ne fait que commencer.