TRIBUNE Des événements marquants de 2024 rappellent que la mer s’impose plus que jamais comme un théâtre prépondérant de la compétition mondiale, analyse Laurent Célérier, spécialiste des questions de défense et capitaine de vaisseau, dans une tribune au « Monde ».
Laurent Célérier, Enseignant à Sciences Po et capitaine de vaisseau
Quatre chiffres marquants de l’année 2024 éclairent les dynamiques maritimes qui façonneront la géopolitique en 2025. Entre infrastructures sous-marines perturbées par des actions hybrides, trafics maritimes illicites visant à contourner les sanctions, attaques asymétriques par le biais de drones et la menace navale chinoise, la mer s’impose plus que jamais comme un théâtre prépondérant de la compétition mondiale. En 2025, le vent du large bousculera la scène internationale.
En 2024, quinze nouveaux câbles sous-marins de télécommunication se sont ajoutés aux 559 déjà posés à travers le monde. En novembre 2024, deux incidents ont frappé les câbles sous-marins en mer Baltique. Les autorités suédoises suspectent un vraquier chinois de 225 mètres, le Yi-Peng-3, d’avoir traîné intentionnellement son ancre. Le 24 décembre, c’est la liaison électrique EstLink 2 entre la Finlande et l’Estonie qui a été coupée, rupture cette fois attribuée au pétrolier Eagle S en provenance de Russie.
Ces incidents, dont il est difficile d’attribuer la responsabilité, reflètent une montée des tactiques hybrides et des opérations clandestines visant à exercer une pression sans déclencher d’affrontement direct.
Face à ces menaces, l’OTAN prévoit en 2025 un renforcement de la surveillance des zones et navires critiques, comme le Yantar russe, spécialisé dans le renseignement sous-marin. Parallèlement, les Nations unies (ONU) ont créé un conseil d’experts chargé de proposer des stratégies de protection pour ces infrastructures. Nous avons besoin de ces câbles qui soutiennent 95 % des communications mondiales et une part croissante des transferts d’énergie. Mais ils sont par nature vulnérables.
Marché noir maritime
Autre défi à l’ordre maritime : la « flotte fantôme » russe soupçonnée de permettre de contourner les sanctions économiques. Depuis le début de l’embargo occidental sur les exportations pétrolières russes, Moscou s’appuierait sur une flotte fantôme estimée à 600 navires vieillissants, propriétés d’armateurs peu scrupuleux, opérant sous des pavillons complaisants et échappant aux contrôles. Elle transporterait environ 1,7 million de barils de pétrole par jour.
Si les sanctions visent à réduire les capacités financières du Kremlin, elles ont également soutenu un marché noir maritime au détriment des équipages et de l’environnement, ainsi qu’une érosion des normes de sécurité. A titre d’illustration, entre mai et août 2024, 283 navires pétroliers faisant partie de cette flotte ont traversé la Baltique, en provenance de Russie.
La résolution de la guerre en Ukraine en 2025 et l’abolissement des sanctions qui en découlerait constitueraient une réponse partielle aux problèmes posés par cette flotte fantôme. Néanmoins, la lutte contre une économie maritime parallèle constitue un défi de long terme, nécessitant une réponse plus innovante et coordonnée par l’ONU. Les risques écologiques, économiques, financiers, assurantiels et géopoli tiques sont trop importants.
Par ailleurs, une guerre de haute intensité au cœur du commerce mondial se joue dans le sud de la mer Rouge. Déclenchées après les attaques du 7 octobre 2023, les 86 frappes menées par les houthistes à proximité du détroit de Bab Al-Mandab en 2024 ont entraîné des répercussions massives.
Le trafic par le canal de Suez a chuté de moitié, le transport maritime s’est renchéri en raison de l’allongement des routes maritimes et de l’alourdissement des primes d’assurance. Malgré les opérations navales occidentales, dont Aspides menée par l’Union européenne et Prosperity Guardian par les États-Unis, les principaux armateurs privilégient la route contournant le cap de Bonne-Espérance.
Ces attaques illustrent la montée en puissance de modes d’actions asymétriques combinant drones et missiles. Selon sa cheffe d’état-major, jamais depuis la seconde guerre mondiale l’US Navy n’avait été soumise à une confrontation de ce niveau. Cette situation a mis en lumière la vulnéra bilité des routes maritimes mondiales face à des acteurs non étatiques désinhibés. Elle a également souligné la faible disponibilité des marines européennes pour faire face à ces attaques du « haut du spectre » [attaque terroriste, prise d’otages].
En 2025, un apaisement à Gaza pourrait conduire à un retour à la situation ante bellum où la menace posée par les houthistes était latente mais insuffisante pour entraver le trafic civil en mer Rouge. Les récentes frappes directes entre Israël et les rebelles hou thistes laissent néanmoins penser que l’instabilité dans Bab Al-Mandab pourrait perdurer. A long terme, seule une résolution politique du conflit yéménite pourra rétablir durablement la confiance des armateurs.
Exacerbation des tensions
C’est aussi dans la région Pacifique que s’exacerbent des tensions géopolitiques. Considérée comme une marine régionale jusqu’au tournant des années 2000, la marine chinoise est passée à une stratégie d’« opérations dans les mers lointaines » couplée à la sécurisation des « nouvelles routes de la soie ». En septembre 2024, la Chine a déployé simultanément trois porte-avions, dont le CNS Fujian encore en essai, marquant une avancée significative dans ses capacités navales offensives.
La Chine accélère la modernisation de sa flotte pour contester la suprématie maritime américaine. Cette stratégie inquiète Washington, qui a lancé un nouveau plan stratégique pour l’US Navy visant à être prêt pour une éventuelle confrontation en 2027.
A partir de 2025, les Etats-Unis de Donald Trump pourraient accélérer le basculement de leur effort de défense vers l’Asie, tandis que la Chine continuera de renforcer ses capacités et de revendiquer Taïwan. Cette exacerbation des tensions pourrait conduire, non seulement à une moindre implication des Américains dans la sécurité en Europe, mais également à une demande de soutien des Européens dans la région. La mission en cours du groupe aéronaval français dans l’océan Pacifique en est une première illustration.
Les événements marquants de 2024 rappellent que la mer est bien plus qu’un espace de transit : elle est un terrain de jeu stratégique où se croisent intérêts économiques, ambitions politiques et rivalités militaires. Pour 2025, les Européens et la France au premier chef, malgré des situations politiques internes complexes et des contraintes budgétaires exacerbées, devront répondre à une question essentielle : suis-je en mesure d’assurer la défense de mes intérêts et celle de l’ordre international dans la profondeur, au-delà de mon trait de côte ?