C’est la première fois que la justice française poursuit des responsables de l’armée syrienne pour des crimes de guerre commis dans le cadre d’une opération militaire.
Par Madjid Zerrouky - Le Monde
De manière inédite, la justice française a délivré, mercredi 18 octobre, quatre mandats d’arrêt internationaux contre des hauts responsables du régime syrien pour les faits de « complicité de lancement d’attaque délibérée contre la population civile, en tant que telle, ou contre des personnes civiles qui ne prennent pas part directement aux hostilités, constitutive de crime de guerre » et « complicité d’atteinte volontaire à la vie, constitutive de crime de guerre » pour l’assassinat d’un Franco-Syrien, Salah Abou Nabout, professeur de français.
Le 7 juin 2017, le domicile de M. Abou Nabout avait été frappé par des bombes barils (un mélange d’explosifs, de ferraille et de combustible visant à faire le plus de dégâts humains possible) à Deraa, dans le sud de la Syrie. La maison abritait aussi une école associative destinée à permettre aux enfants de poursuivre les cours malgré la destruction des établissements scolaires par les frappes. Cette campagne de bombardements avait alors fait des dizaines de morts civils.
En lançant ces mandats, la justice française poursuit, pour la première fois, des responsables de l’armée syrienne pour des crimes de guerre commis dans le cadre d’une opération militaire. Ces mandats d’arrêt visent le général de division Fahed Jassem Al-Fraij, commandant en chef adjoint de l’armée et ministre de la défense à l’époque des faits ; le général de division Ali Abdallah Ayoub, chef d’état-major général des armées ; le général de brigade Ahmed Balloul, commandant de l’armée de l’air et de la défense aérienne, et le brigadier Ali Safetli, commandant de la 64e brigade d’hélicoptère et de la base aérienne de Bley, d’où a décollé l’appareil qui a bombardé la maison de Salah Abou Nabout.
Le combat d’Omar
Le 29 juin 2018, le pôle « crimes contre l’humanité » du tribunal judiciaire de Paris avait ouvert une enquête sur la base d’une plainte déposée par le fils de la victime, Omar Abou Nabout. Et deux juges avaient été désignés pour conduire l’instruction. L’affaire prend un tour décisif lorsque le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM) se constitue partie civile, en 2020, et élabore un dossier de preuves fondé sur une longue enquête : analyses vidéo et balistiques des bombardements du 7 juin 2017 ; reconstitution des chaînes de commandement de l’armée syrienne à partir de témoignages d’officiers qui ont fait défection ; identification de l’hélicoptère incriminé (un Mi-25 d’origine russe) et son escadrille. Créé au début des années 2000 par l’avocat Mazen Darwish, le SCM épaule les victimes des crimes du régime syrien qui se portent devant les juridictions européennes.
« Cette affaire est emblématique de l’utilisation de bombes barils et autres “armes sales” par le régime syrien (…). En ciblant les hauts responsables du régime, et plus particulièrement le sommet de la hiérarchie militaire, il est clairement établi que les auteurs de ces crimes − quel que soit leur niveau de responsabilité − ne peuvent échapper à la justice », réagit le SCM.
Pour Omar Abou Nabout, c’est un soulagement, après des années de lutte. « J’ai bien sûr eu des doutes que cela aboutisse. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout. Je m’y suis engagé pour la mémoire de mon père. Le rôle de la justice française est important, même si cela a été lent. Des moyens considérables ont été mis en œuvre pour aboutir à ces mandats d’arrêt. »
Le jeune homme, âgé de 27 ans aujourd’hui, aura dû mener de front ce combat judiciaire et ses études, tout en s’occupant de ses cinq frères et sœurs. Lui-même avait quitté la Syrie en 2014, où il avait participé aux manifestations antirégime et documenté les combats en tant qu’activiste-journaliste. En Jordanie, il avait une première fois, par le truchement de l’ambassade de France et de la Croix-Rouge, tenté de faire sortir son père de la prison d’Adra, près de Damas, où il était emprisonné. Salah Abou Nabout sera finalement libéré en novembre 2015, mais il ne parviendra pas à quitter la Syrie, où il meurt en juin 2017.
« Le combat d’Omar est ce qu’il y a de plus important à mon sens, explique Mazen Darwish. Il faut imaginer un jeune de 20 ans porter tout cela après la mort de son père. L’histoire de l’affaire est aussi importante que l’affaire elle-même. » Il ajoute : « Nous-mêmes avons pris des risques considérables en enquêtant dans les zones contrôlées par le régime, en trouvant des témoins… C’est la première fois que menons un dossier à son terme sans l’aide de grandes organisations internationales. C’est important pour nous. »
« On a perdu plus d’un an »
« Ce qui est remarquable dans ce dossier, c’est qu’il est porté par des acteurs syriens exclusivement », corrobore Clémence Bectarte, avocate du SCM et d’Omar Abou Nabout. « On a beaucoup entendu des acteurs internationaux revendiquer ces efforts. Et là, vous avez vraiment le courage d’Omar Abou Nabout, l’expertise et la puissance du SCM et leur sens de la responsabilité, relève-t-elle. Il est très important de montrer également que le procès de Coblence [la condamnation, en janvier 2022, d’un colonel syrien à la prison à vie pour crimes contre l’humanité, aujourd’hui incarcéré en Allemagne] n’est qu’un début et que les efforts de justice continuent à porter leurs fruits. »
L’enquête s’est néanmoins heurtée aux tergiversations et lenteurs du Parquet national antiterroriste (PNAT), qui s’interrogeait sur une immunité dont pouvaient bénéficier les trois plus haut gradés syriens après que, le 14 juin 2022, la juge d’instruction a émis une demande d’avis avant délivrance des mandats d’arrêt. Cette démarche a surpris les plaignants.
« On a perdu plus d’un an, entre le 14 juin 2022 et le 29 septembre 2023, quand le parquet s’est finalement rallié à l’argumentation déve loppée par la juge, selon laquelle ils ne peuvent pas bénéficier d’une immunité, car il s’agit de crimes de guerre et qu’il y a une reconnaissance au niveau international sur le fait que pour ces crimes-là aucun officiel en fonction ne peut bénéficier d’une immunité, explique Clémence Bectarte. Il est difficile d’analyser cela autrement que comme un signe de frilosité de la part du PNAT par rapport à [l’extension de la] levée d’immunité sur ces crimes à tous les officiels en fonction [dans d’autres pays]. »