Lors de l’offensive aérienne de Téhéran, Riyad et Abou Dhabi auraient laissé Washington, Londres et Paris utiliser leurs bases dans la région à la condition qu’aucune interception de projectiles n’ait lieu depuis leur territoire.
Par Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante), Le Monde
Une image partielle se dessine de la participation de certains pays du Golfe pour déjouer la riposte iranienne lancée contre l’Etat hébreu le 13 avril. Riyad et Abou Dhabi nient avoir intercepté des drones et des missiles iraniens, comme l’a fait la Jordanie, et s’abstiennent de commenter leur contribution en matière de renseignement et de surveillance.
Vu du Golfe, « l’alliance stratégique contre [la] menace iranienne » que le ministre de la défense israélien, Yoav Gallant, a appelée de ses vœux, est une chimère. Après avoir refusé de participer à la force navale multinationale en mer Rouge contre les houthistes yéménites, les pétromonarchies du Golfe entendent se placer au-dessus de la mêlée. Elles appellent à la retenue dans l’escalade entre Israël et l’Iran, qui pourrait conduire à un conflit régional impliquant leur allié américain et les exposer à des représailles iraniennes, dévastatrices pour leur stabilité et leur économie.
Dans la nuit du 13 au 14 avril, plusieurs pays arabes ont aidé les Américains, les Britanniques et les Français à repousser les 300 drones et missiles lancés par l’Iran sur Israël. Un temps précieux leur a été laissé par l’Iran, après l’attaque de son consulat à Damas le 1er avril par Israël, pour s’organiser sous le commandement central des Etats-Unis au Moyen-Orient (Centcom). Plusieurs pays de la région, notamment dans le Golfe, ont confirmé avoir été informés par Téhéran de ses plans soixante-douze heures à l’avance, bien que les Américains réfutent cette version.
Faire front
Selon les révélations parues dans la presse américaine et israélienne, les pays du Golfe ont laissé les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France utiliser leurs bases dans la région pour déployer leur dispositif aérien et naval, à la condition qu’aucune interception de projectiles n’ait lieu depuis leur territoire. L’Arabie saoudite aurait autorisé des ravitailleurs de l’US Air Force à rester en vol dans son espace aérien pour soutenir les patrouilles alliées.
Les radars et les systèmes d’alerte précoce que les Etats-Unis maintiennent dans leurs bases du Golfe ont permis de suivre la progression des projectiles iraniens. Ces informations auraient été complétées par celles fournies par les capteurs des pays du Golfe, qui sont dotés de systèmes radar sophistiqués, notamment américains. Des experts n’excluent pas que Riyad ait aussi intercepté des projectiles, comme il l’a systématiquement fait par le passé lorsque des drones et des missiles houthistes sont entrés dans son espace aérien.
« Vieille rengaine »
Ce front de défense a été présenté, à Washington et Tel-Aviv, comme le premier test réussi de la coopération en matière de défense aérienne et antimissile entre les Etats arabes et Israël que cherchent à bâtir les Etats-Unis, avec l’idée de faire front contre la menace iranienne. « C’est de la propagande. Israël veut désespérément montrer que les pays arabes sont de son côté contre l’Iran et le protègent », souligne l’expert saoudien Aziz Alghashian. L’Etat hébreu est l’objet de critiques sévères pour la guerre dévastatrice qu’il mène contre le Hamas dans la bande de Gaza, même de la part des Emirats arabes unis (EAU), avec lesquels il a normalisé ses relations, ou de l’Arabie saoudite, qui envisage d’emprunter ce chemin.
« Cette alliance est une vieille rengaine. Une coopération qui ressemble à un format OTAN au Moyen-Orient est encore chose lointaine et improbable », abonde Anna Jacobs, experte du Golfe au sein du cercle de réflexion International Crisis Group (ICG). Dans un rapport publié en 2022 avec Laure Foucher, l’experte s’attachait déjà à déconstruire ce « mythe » après l’annonce du ministre de la défense d’alors, Benny Gantz, qu’Israël avait formé avec d’autres pays de la région une alliance de défense aérienne au Moyen-Orient (Middle East Air Defense Alliance, MEAD) sous égide américaine.
Le contexte régional y était alors plus propice qu’aujourd’hui. La signature des accords de normalisation dits « d’Abraham » avec les EAU et le Bahreïn en 2020 et l’intégration, début 2021, d’Israël au Centcom ont ouvert la voie à une plus grande coopération militaire. Cibles depuis plusieurs années d’attaques sur leur territoire par l’Iran et ses alliés, Abou Dhabi et Riyad avaient un temps effleuré l’idée d’un front anti-Iran.
L’enthousiasme manifesté alors par le roi Abdallah II de Jordanie pour une alliance militaire moyen-orientale sur le modèle de l’OTAN n’a pas gagné les pays du Golfe. Les Emirats avaient déjà engagé un rapprochement avec l’Iran, formalisé en août 2022. L’Arabie saoudite a à son tour scellé, en mars 2023, un accord de détente avec Téhéran. Les deux pétromonarchies, tirant les conclusions de l’échec de la stratégie de « pression maximale » contre l’Iran du président américain Donald Trump, ont changé de stratégie avec Téhéran.
Sans effacer la méfiance et les doléances respectives, ces rapprochements ont permis de maintenir un espace de médiation pendant la guerre à Gaza. Les relations avec Israël se sont en revanche tendues, sous la pression d’opinions émues par le sort des Palestiniens. Dans ce contexte, le partenaire américain peut se féliciter d’avoir réussi à amener des pays arabes à coopérer pour déjouer l’attaque iranienne contre l’Etat hébreu, le 13 avril. Il ne s’agit cependant toujours pas, estime Thomas Karako, directeur du projet de défense antimissile au Centre d’études stratégiques et internationales à Washington, « d’une alliance formelle mais d’un effort de coopération. Ce sera un défi d’avoir cette alliance ».
« Diplomatie et dissuasion »
Les pays du Golfe estiment qu’une telle alliance comporterait un trop grand risque de guerre avec l’Iran, avec des bénéfices limités. Ils exigent au minimum des garanties de sécurité concrètes de la part de Washington. « Pour que cette coopération progresse réellement, il faudrait des progrès sur la question palestinienne », ajoute le commentateur saoudien Ali Shihabi. Dans une tribune au quotidien saoudien Arab News, il met cependant en garde l’Iran, un « adversaire dangereux » aux ambitions hégémoniques au Moyen-Orient, de ne pas pousser, par ses actions, les Etats du Golfe vers une alliance dirigée par les Etats-Unis.
Ni Riyad ni Abou Dhabi n’ont envie de choisir un camp entre Israël et l’Iran. Si « les calculs de l’Arabie saoudite n’ont pas changé quant au sentiment de menace de l’Iran, la stratégie reste celle de l’engagement et de l’endiguement, de la diplomatie et de la dissuasion, et non l’une ou l’une », estime Anna Jacobs, de l’ICG. En cas d’escalade et d’implication américaine dans une confrontation avec l’Iran, les puissances du Golfe pourraient toutefois être placées face à un choix difficile : autoriser les Américains à utiliser leurs bases pour lancer des attaques au risque de représailles iraniennes, ou rester en retrait.