Nombreux sont les alliés de Washington qui refusent de se résigner à « faire sans l'Amérique ». Mais attendre que l'Amérique retrouve ses principes démocratiques et son sérieux en faisant le dos rond est peut-être un voeu pieux, écrit Dominique Moïsi.
Par Dominique Moïsi (géopolitologue, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.) LES ECHOS
« Le Retour de l'enfant prodigue. » C'était le titre d'un célèbre tableau du peintre Greuze à la fin du XVIIIe siècle. « Le Retour du grand frère protecteur » : ce pourrait être le résumé de ce que souhaitent la majorité des alliés de l'Amérique aujourd'hui. Ils rêvent d'un monde où, comme par miracle, la parenthèse Donald Trump se refermerait sur elle-même. En attendant, et pour ne pas insulter l'avenir, ils entendent manier avec précaution le président américain.
Mais comment le « caresser dans le sens du poil » ? Ne vient-il pas de faire à nouveau la démonstration - en recevant son homologue sud-africain, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche - de sa volonté d'humilier et de déstabiliser, ceux qui ne se rallient pas à ses positions. Et ont même l'audace de le contredire, et de lui résister.
De Varsovie à Tokyo, en passant par les émirats du Golfe, les alliés de l'Amérique sont bien conscients d'être entrés dans un monde nou-veau. Un monde où il conviendrait de « faire sans l'Amérique ». Mais ils ne s'y résignent pas. Est-ce la force (et le confort) des habitudes, le manque de confiance en soi, la peur de l'avenir ? Faire preuve d'autonomie, de résistance même face à l'Amérique, n'est-ce pas prendre le danger de voir Washington s'éloigner durablement? Ou bien pire encore, de la voir se rallier au camp des puissan ces révisionnistes?
Une haute personnalité d'un pays asiatique me confiait récemment ses inquiétudes. Résister ouvertement aux diktats de Donald Trump, n'est-ce pas le pousser dans les bras de Pékin, de Moscou, sinon même de Téhéran ? « Face à une alliance de ces quatre puissances, nous ne ferions pas le poids », me disait-il. Je suis pour la communauté de valeurs que nous formons avec les tenants de la démocratie libérale dans le monde, au premier rang desquels les membres de l'Union européenne. Mais soyons réalistes. Je ne sais pas faire sans l'Amérique.
S'agit-il d'une vision claire et lucide de l'équilibre des forces ? Face à la Russie et à la Chine, les alliés de l'Amérique n'ont pas une capacité de dissuasion suffisante. Pendant des décennies, ils ont délégué leur sécurité à Washington. On ne sort pas indemne d'une dépendance si confortable.
Un vœu pieux
Et puis, rien n'est perdu: l'Amérique demeure une démocratie. Autre.ment dit, il y a de la vie après Trump. Faisons le dos rond, l'Amérique que nous avons connue reviendra par un retour du balancier de l'histoire à sa vraie nature. Elle retrouvera son essence démocratique, son sérieux, sa générosité (parfois) éclairée. Cette position (trop optimiste?) n'est clairement pas celle de la France, ni plus celle de l'Allemagne. Mais combien de pays de l'Union sont vraiment prêts à suivre le réalisme volontariste et européen, prôné par Paris ? Pourtant la constitution d'un bloc de la raison, qui reprendrait le flambeau des valeurs abandonnées par l'Amérique, est une belle et nécessaire idée. Le projet de « Dôme doré que vient de lancer Donald Trump ne signifie-t-il pas: Ma priorité n'est pas de sauver l'Ukraine, mais de me protéger du monde ? »
Sur la plage d'Omaha Beach, lors des cérémonies du 6 juin 2024, on pouvait lire ces mots: « Je l'ai fait pour vous. Autrement dit, gratuitement, généreusement: parce que c'était la défense de mes valeurs, de nos valeurs communes. Comme le monde a changé en l'espace de cent jours. Plus, en fait, qu'en près de quatre-vingt ans. Aujourd'hui, c'est la France qui se propose d'accueillir sur son sol, non les soldats libérateurs, mais les « réfugiés du savoir», ces chercheurs américains, qui dans une Amérique qui ne croit plus à la science, sont en quête de l'oxygène de la liberté. Pouvons-nous rendre à ces Américains un peu de ce que l'Amérique nous a donné: cette liberté de penser, d'écrire?
Ne pas antagoniser le président des Etats-Unis inutilement, intégrer son hypernarcissisme est une chose. Et cela peut donner des résultats. La Grande-Bretagne et I'Italie en ont fait la démonstration. Mais n'est-ce pas un vœu pieux, que d'attendre simplement avec confiance, l'après-Trump, en faisant le dos rond? Dans quel état se trouvera la démocratie américaine, quand ce retournement espéré aura lieu? Le principe de précaution implique que les (ex)-alliés de l'Amérique fassent comme si l'Amérique d'hier n'existait plus et ne reviendra plus.
Face à Donald Trump, il convient tout à la fois de garder son sang. froid, et de perdre ses illusions.