On commémorait le 3 juin dernier le dix-septième anniversaire de l'assassinat de Samir Kassir, lui qui n’a jamais cessé de croire au lien étroit entre Beyrouth et Damas, et entre le Printemps du Liban et le Printemps arabe. C’est à ce titre que sa célèbre citation "Quand le printemps arabe fleurit à Damas, il annonce le temps des roses à Beyrouth" apparait comme le reflet, voire l’incarnation de ses convictions qui ont imprégné son parcours journalistique et politique.
Cette phrase d’une grande poésie porte aussi en elle toutes les identités croisées de Samir Kassir: entre la Palestine, sa patrie d'origine; la Syrie, le pays de sa mere Laila et de ses amis exilés; et Beyrouth, où s'est épanouie sa conscience politique et culturelle.
Il ne fait aucun doute non plus que la phrase de Samir Kassir reste toujours d'actualité malgré les bouleversements qu’ont vécu le Liban et la Syrie. Son actualité réside dans l'étroite interdépendance de ces deux pays partant de la conviction qu'il est impossible de réaliser la paix et la liberté dans le premier alors que le second baigne dans l'enfer de la guerre et de la tyrannie. Ce lien profond suivait déjà du vivant de Samir deux voies antagonistes. La première que préconisait ce dernier s’axait sur la libération de la Syrie et du Liban de l'emprise sécuritaire qui monopolise la politique au point de l’abolir. Cette voie est celle de la "Mashriqiya” arabe de Samir Kassir, qui promeut la liberté et l’interaction entre les deux rives de la Méditerranée, avec tout que cela implique comme perspectives de progrès social et de développement économique et politique.
La seconde conception prend le contrepied de la première, puisqu'elle visait et cherche toujours à intensifier l'emprise sécuritaire sur les deux pays. Cette voie a franchi un nouveau cap, cette fois-ci dans le sens inverse, avec la transition opérée par le Hezbollah en devenant un acteur de la défense militaire du régime de Damas sur le sol syrien. Cette demarche est renforcée par la coalition entre le Hezbollah et le Mouvement patriotique libre qui cherchent à conceptualizer une “Mashriqiya” alternative basée sur “l’alliance des minorités” et dépouillée de son arabité, dont l’objectif ultime est de consolider l'hégémonie iranienne sur le Liban et la Syrie. Désormais, un facteur extérieur, aussi majeur qu’inattendu, est venu aggraver l’amplification de cette hégémonie. Il s’agit bien entendu de la réduction de la part de la Russie de sa présence sur le territoire syrien qui laisse un vide militaire que Téhéran s’empresse de combler. Cette nouvelle donne en Syrie se répercutera inévitablement sur le Liban, où l'emprise du Hezbollah ne faiblit pas malgré le revers qu’il a subi lors des dernières élections législatives. Tous ces faits interviennent à un moment où Téhéran, tout en persistant à consolider ses gains dans la région, se trouve toutefois contrainte de réprimer momentanément sa stratégie offensive afin de ne pas compromettre ses chances d’ aboutir à un accord sur son nucléaire avec les Américains.
Il apparaît que le Hezbollah aligne sa stratégie sur celle de l’Iran en oscillant entre calme et escalade selon la nature des défis politiques et économiques imminents. En effet, le parti adopte désormais un discours apaisant en appelant au dialogue et à l’ajournement du débat sur la question de ses armes. Parallèlement, il met en avant le terme de résistance dans son discours politico-médiatique dans le but de transformer la division autour de ses armes en une division autour de la résistance. Par cette tactique, il vise à créer un nouvel alignement au sein du Parlement, dans lequel il a perdu la majorité, entre ceux qui soutiennent la résistance contre Israël et ceux qui la rejettent. Cela permet au Hezbollah d’institutionnaliser sa “rhétorique de la trahison” contre ses opposants en les accusant de refuser la résistance contre l'ennemi. Cela lui permet en outre d’attirer vers lui de nouveaux députés indépendants qui critiquent l’influence de ses armes sur la scène politique au Liban et ses interventions armées dans la région, tout en adhérant à la résistance contre Israël.
Il s’agit là d’un vrai test pour les nouveaux députés indépendants, dont certains, à l’instar de Hassan Nasrallah, appellent déjà à reporter la discussion sur la question des armes sous prétexte que la priorité est donnée aux questions économiques et sociales. Cependant, ces députés ne doivent pas oublier que la dynamique du changement ne se heurte pas seulement aux intérêts des acteurs traditionnels au sein du système politico-économique, mais qu’elle se heurte aussi au status quo politico-sécuritaire que le Hezbollah cherche à perpétuer au Liban pour empêcher tout changement politique. Il faut savoir qu’il ne barre pas seulement la route à tout changement pour conserver le rapport de force actuel mais aussi pour bloquer l’émergence de valeurs progressistes visant à établir l'égalité entre tous les Libanais en termes de droits et devoirs et à renforcer les libertés politiques et individuelles.
S’il est difficile de demander à ces nouveaux parlementaires d'adopter la vision du changement selon l'équation de Samir Kassir, ils ne peuvent pas éluder la question des armes du Hezbollah et ignorer leur lourd impact comme moyen de pression et d’assujettissement utilisé au sein de l’arène politique. Cela est d’autant plus vrai qu'ils ne seront pas à l'abri de cette pression si leurs positions s’avèrent assez efficaces pour perturber le plan du Hezbollah sur des dossiers sensibles, en premier lieu les élections présidentielles qui mettront à l’épreuve les nouveaux équilibres politiques.