Une banque de Dubaï a décidé de réduire ses activités liées à la Russie, tandis que les établissements turcs se montrent de plus en plus frileux
Benoit Faucon, Costas Paris et Joe Wallace, L'Opinion
Les Etats-Unis et l’Europe ont essayé de couper la Russie du système financier occidental, mais Moscou a trouvé des solutions, à commencer par les banques qui n’avaient pas rompu leurs liens avec le pays.
Le problème, c’est que les efforts de Washington pour combler les failles semblent finir par payer. La principale banque publique de Dubaï vient ainsi de fermer une partie des comptes détenus par des oligarques russes et des courtiers en pétrole russe, tandis que les établissements turcs hésitent de plus en plus à accepter des dossiers liés à la Russie. Les Etats-Unis ont également averti Vienne, autre hub financier important.
Autant de décisions qui font suite à des déplacements de responsables américains et à l’adoption de sanctions contre, entre autres, des sociétés de négoce. Fin décembre, la Maison Blanche a donné davantage de pouvoir au département du Trésor, qui peut désormais pénaliser les banques étrangères pour des contrats liés à la base militaro-industrielle russe.
Emirates NBD, le géant bancaire dubaïote, est au cœur de ce dispositif.
Quand Moscou a lancé son offensive contre l’Ukraine en 2022, hommes d’affaires et oligarques russes se sont précipités aux Emirats arabes unis, et notamment à Dubaï. Emirates NBD s’est taillé la part du lion, ont confié des sources proches du dossier (parmi lesquelles cigurent des professionnels locaux de la inance, des responsables américains et un dirigeant travaillant dans l’énergie).
Outre la gestion d’importants contrats pour du pétrole russe, la banque a ouvert un département chargé des ressortissants russes désireux de mettre leur fortune à l’abri, ont précisé les sources, dont l’un des responsables américains, allant pour ce faire débaucher des banquiers russes.
Mais, depuis quelques mois, les Etats-Unis ont fait monter la pression sur les Emirats. Washington y a envoyé des représentants du département du Trésor et du département d’Etat, et imposé de nouvelles sanctions à des entités qui y sont basées, notamment Voliton, une société de courtage spécialisée dans le pétrole russe.
Emirates NBD a changé de cap : la banque a fermé son département Russie, cessé d’accepter les transferts en roubles en provenance de Russie et clôturé un nombre important de comptes détenus par des Russes (soit parce que les avoirs dépassaient 5 millions de dollars, soit parce qu’ils étaient liés à des entités sous sanction), ont précisé des sources, dont les professionnels émiratis de la finance.
Certaines fermetures de comptes ont affecté des entreprises appartenant à un réseau de négoce et de transport opéré par Etibar Eyyub, ancien dirigeant de Coral Energy.
C’est essentiellement par ce réseau, dont font partie Voliton et Bellatrix Energy (elle aussi récemment sanctionnée), que la Russie exporte son pétrole vers les marchés mondiaux, comme l’expliquait le Wall Street Journal il y a quelque temps.
Emirates NBD a fait fermer les comptes détenus par Coral, Voliton, Bellatrix et Pontus Trading, une autre société liée à Etibar Eyyub, ont indiqué des sources, dont les responsables américain.
Le porte-parole d’Emirates NBD a déclaré que la banque ne faisait aucun commentaire sur ses clients, mais qu’elle luttait contre la délinquance financière et le blanchiment d’argent et qu’elle respectait les sanctions internationales.
« La banque travaille en étroite collaboration avec ses régulateurs et les autorités des Emirats arabes unis et d’autres juridictions sur ces priorités », a-t-il précisé.
Un porte-parole de Coral a indiqué que la société avait toujours des relations professionnelles solides avec l’ensemble de ses partenaires bancaires, précisant que les questions du WSJ étaient fondées sur « des hypothèses imprécises ou trompeuses ». Il avait déjà indiqué que Coral n’avait rien à voir avec les entreprises gérées par Etibar Eyyub.
Les porte-parole de Pontus, Bellatrix et Voliton n’ont pas répondu aux demandes de commentaire.
D’après les professionnels émiratis de la finance, Emirates NBD a également clôturé les comptes d’Uralkali, géant russe des engrais, et d’Ivan Tavrin. En décembre, l’homme d’afaires, qui a consacré plusieurs milliards de dollars au rachat de sociétés technologiques, a été sanctionné par les Etats-Unis, qui le considèrent comme « l’un des plus gros acteurs du commerce en temps de guerre ».
Les représentants d’Uralkali, d’Ivan Tavrin et de Kismet Capital, la société de ce dernier, n’ont pas répondu aux demandes de commentaire.
Outre Emirates NBD, la filiale de Banque Misr à Dubaï a fermé les comptes de Coral et d’autres entreprises, ont conié des sources proches du dossier. La petite banque égyptienne était l’un des établissements traitant les paiements du réseau de négoce, ont précisé les sources. Banque Misr n’a pas répondu à la demande de commentaire.
Les choses ont aussi changé en Turquie sous la pression des Etats-Unis, qui ont poussé Ankara à ajuster ses relations économiques avec Moscou.
Washington a sanctionné des entreprises turques accusées d’avoir aidé des Russes à enfreindre les sanctions et demandé au gouvernement de faire appliquer les sanctions. Les exportateurs turcs, eux, se sont plaints des délais de paiement.
« Nous avons du mal à recevoir nos fonds », explique ainsi Omer Gencal, conseiller financier d’entreprises turques qui travaillent avec la Russie.
« Depuis peu, certaines banques disent qu’elles ont cessé de traiter les transferts de fonds de la Russie vers la Turquie », ajoute cet ancien responsable local de la gestion d’actifs de HSBC.
En février, les exportations turques vers la Russie ont chuté de 33 % en glissement annuel, à 670 millions de dollars, révèlent des données du ministère du Commerce.
Selon les médias d’Etat russe, Alexei Yerkhov, ambassadeur de Russie en Turquie, a déclaré que la Russie « menait des négociations intensives avec les autorités turques au sujet du refus de certaines banques turques de réaliser des paiements pour le compte d’entreprises russes ».
Les Etats-Unis ont aussi ciblé l’Autriche, hub bancaire d’Europe centrale et orientale ; Anna Morris, du département du Trésor, a récemment rencontré le gouvernement et des banques, dont Raifeisen Bank International, qui a toujours une succursale en Russie.
D’après le Trésor, cette rencontre s’inscrivait dans une tournée internationale destinée à expliquer aux établissements financiers que le département avait désormais davantage de pouvoir de sanction, ce qui pouvait « renforcer les risques pour les banques ».
Raifeisen essaie de céder ou scinder sa succursale russe, mais Moscou lui complique la vie.
La banque affirme disposer de règles et de procédures permettant d’assurer le respect des sanctions. « Depuis le début de la guerre, RBI réduit la taille de sa iliale russe », souligne-t-elle.
Une chose est sûre : les efforts américains finissent par perturber les exportations russes d’énergie, pilier financier de la guerre en Ukraine.
Voliton et Bellatrix faisaient partie des principaux revendeurs de pétrole Rosneft, révèlent des statistiques des douanes et des données de transport. Ni l’une ni l’autre n’ont traité de pétrole russe depuis leur placement sous sanction, indique Kpler, un spécialiste des données sur les matières premières.
La pression américaine sur les banques a compliqué les paiements liés à l’énergie ces dernières semaines, affirment les responsables américains, les professionnels de la finance et d’autres sources. Mais le pétrole russe continue de circuler.
Le mois dernier, le Groupe d’action financière (GAFI), une organisation de lutte contre le blanchiment d’argent, a retiré les Emirats arabes unis de sa liste grise, estimant que des progrès importants avaient été réalisés.