En laissant impunie la violation des "lignes rouges" qu’il avait fixées, le président américain a ouvert une brèche dans laquelle Poutine s’est engouffré. Les Ukrainiens en paient le prix.
Par Frédéric Encel - L'Express
Rappel des faits. Au printemps 2011 commence en Syrie ce qui déferle depuis déjà plusieurs mois dans le monde arabe, un vaste mouvement de contestation pacifique bientôt baptisé printemps arabe. Le dictateur Bachar el-Assad surréagit immédiatement par une répression d’une violence massive et extrême qui ferait bientôt, en moins d’une décennie, environ un demi-million de tués et plusieurs millions de réfugiés et d’exilés. Parmi les armes "antiterroristes" les plus effroyables, il emploie du gaz neurotoxique ; dès 2011, nombre de témoignages étayés par plusieurs enquêtes internationales font état d’attaques répétées dans des zones civiles (notamment dans la Ghouta, à l’est de Damas). Or parmi les belligérants, seule l’armée syrienne (notamment la 4e division blindée du frère de Bachar, Maher) dispose de stocks de cette substance hautement toxique et dérivée du terrible gaz sarin – dont l’utilisation est strictement prohibée par les Conventions de Genève – et de l’artillerie capable de la propulser.
Presque tous les chefs d’Etat condamnent, dont le plus puissant d’entre eux, Barack Obama. Dès décembre 2012, il avait averti solennellement qu’une récidive constituerait "une ligne rouge" et que les Etats-Unis interviendraient alors fortement. Or, en avril et surtout en août 2013, de nouvelles attaques mortelles aux gaz frappent la population. Devant ce fait établi, il menace à nouveau, met en alerte la 6e flotte de Méditerranée, sollicite l’appui de ses alliés français et britanniques (seuls les premiers répondent présents), puis… renonce à frapper à la surprise générale ! C’est qu’un deus ex machina est soudainement intervenu en la personne de l’inamovible ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov : moyennant l’abstention américaine, Moscou s’engage à neutraliser et évacuer les stocks de gaz neurotoxiques syriens, dont on apprend au passage qu’ils existaient finalement en dépit des dénégations russes et syriennes ! Quelques jours après l’accord, un convoi russe emporte prétendument la substance létale vers une destination inconnue.
Leçon et conséquences. En géopolitique, démonstration de force vaut force. D’abord, Obama avait librement fait son annonce martiale en 2012. Ensuite, il avait toute latitude et facilité pour mettre à exécution sa menace. Troisièmement, celle-ci était légitime, tant moralement que juridiquement. Enfin, le régime qu’il menaçait de frappes était aussi assassin de Syriens qu’inoffensif face aux intérêts américains. Et pourtant, Gulliver s’allongea devant le lilliputien qui l’avait crânement défié… En matière de crédibilité, vis-à-vis des adversaires mais aussi des alliés, on comprend à quel point un tel renoncement dans ces quatre conditions peut être désastreux.
Et Poutine comprit que l'Amérique était déclinante
Et il le fut. Assad demeura au pouvoir en fanfaronnant, les alliés indo-pacifiques doutèrent de Washington et certains furent tentés de se rapprocher de Pékin ; et, bien pire, Poutine crut comprendre que décidément, l’Amérique était déclinante. Tenons-en pour indices concordants, d’une part, l’apparition massive des chasseurs bombardiers russes justement après l’abandon de sa "ligne rouge" par Obama, d’autre part, le coup de force en Ukraine de 2014.
Dans ses mémoires (Une terre promise, Fayard, 2020), l’ancien président américain se défend en arguant qu’il ne souhaitait pas d’enlisement ni de pertes militaires américaines. Argutie fallacieuse : quelques missiles propulsés depuis ses navires sur des bases militaires syriennes, voire le palais présidentiel, n’auraient pas coûté de vies parmi les GI. Ajoutons que la perte de crédibilité fut d’autant plus grande que Poutine aura roulé dans la farine son homologue : en effet, alors que le gaz mortel était censé avoir été évacué de Syrie, celui-ci fut à nouveau employé (mais plus parcimonieusement) au cours de l’année suivante.
Un fourvoiement qui devrait nous inciter à davantage de prudence et de sagacité face aux régimes autoritaires, a fortiori quand ils entretiennent des représentations ultranationalistes et un objectif clairement impérial. En 2013, Poutine se moquait bien de savoir si son allié démiurge Assad utilisait des armes prohibées ou pas ; en revanche, il sut s’engouffrer dans la brèche ouverte par un Obama peut-être aussi naïf alors qu’un Roosevelt l’avait été en son temps face à Staline, l’incarnation du cynisme. On peut légitimement supposer que des millions d’Ukrainiens paient aujourd’hui cette gravissime erreur.