Pris de court par le pogrom du 7 Octobre, le service de renseignement israélien contre-attaque de façon spectaculaire. Récit d'une guerre secrète.
Par Jean Guisnel, Le Point
Les victoires, quand elles se produisent, suivent souvent de colossales défaites. En guerre presque constamment depuis son indépendance, en 1948, Israël a subi deux revers suprêmes. En 1973, ses espions n'ont pas vu venir, le jour de la fête de Kippour, l'attaque coordonnée de pays arabes coalisés. Et, l'an dernier, son appareil de renseignement, si réputé, a ignoré les indices qu'il avait décelés et qui auraient dû lui permettre d'anticiper les massacres terroristes du 7 Octobre. Dans la guerre en cours contre le Hamas et le Hezbollah, plusieurs éléments démontrent que la communauté israélienne du renseignement a retrouvé ses marques et s'est relevée de la grande catastrophe..
Les opérations récentes ont fait la preuve d'une expertise et d'une audace conceptuelles sans équivalent. Elles sont déjà entrées dans la longue histoire de la guerre secrète, dans laquelle les représailles ne sont pas une option pour ceux qui en possèdent à la fois la volonté politique et les moyens de la mettre en œuvre. Après le massacre des Jeux olympiques de 1972, à Munich, le Mossad en avait traqué et tué les organisateurs. Au cours des vingt années suivantes, 14 responsables palestiniens présentés par Israël comme liés à l'attentat de Munich - et une victime tuée par erreur - avaient péri de mort violente.
La mission confiée par Golda Meir était remplie... L'attaque du 7 Octobre puis celles conduites à partir du lendemain par le Hezbollah depuis le Liban ont déclenché des réactions du même ordre. David Barnea, à la tête du Mossad depuis juin 2021, expliquait en janviertains que son service était «obligé de pour- suivre les auteurs: « Cela prendra du temps, comme après le massacre de Munich. Mais nous les trouverons, où qu'ils soient. »
Comment le piège a-t-il fonctionné? Le Mossad a dupé l'organisation islamiste chiite en l'incitant à acheter des appareils piégés, d'abord des talkies-walkies, puis des bipeurs produits sous licence d'une société taïwanaise, Gold Apollo (mais sans que celle-ci soit au courant). Selon le Washington Post, c'est une ancienne agente commerciale de la compagnie, qui s'était établie à son compte et avait acheté la licence, qui a proposé au Hezbollah, en 2023, le modèle AR-924, rustique et solide. Ce qu'apparemment elle ignorait, c'est que ces équipements étaient fabriqués en réalité par le Mossad en Israël, pourvus de batteries scellées bourrées d'explosifs semble-t-il indétectables, même aux rayons X. Ils étaient dotés d'une fonctionnalité terrible: pour débloquer certains messages cryptés, les destinataires devaient utiliser leurs deux mains simultanément. Le 17 septembre, des doigts de militants ont été ainsi arrachés, des mains mutilées... Une minute plus tard, un signal électronique envoyé de Tel-Aviv faisait exploser les milliers de bipeurs qui n'avaient pas encore été pris en main. En plus d'une accumulation de sociétés écrans, en Hongrie, en Bulgarie et sans doute ailleurs, les Q du Mossad - du nom du bricoleur des films de James Bond-ont bidouillé des talkies-walkies chargés d'explosifs grâce auxquels les Israéliens captaient une bonne part des communications des hommes du Hezbollah. Le lendemain, c'était à leur tour d'exploser.
Panique. Un expert partageant bien des secrets sur les opérations clandestines israéliennes explique au Point que les explosions ont atteint ce que les mi litaires appellent « l'effet recherché: « Le Hezbollah a eu besoin de moyens de communication passifs, non détectables, non localisables. Les bipeurs ont neutralisé de 2000 à 3000 cadres intermédiaires, ont provoqué la panique dans leurs rangs. Les priver de moyens de communication imposait qu'ils se rapprochent de Hassan Nasrallah... » Jamais une opération de ce type n'avait été conduite. Mais elle a permis de préciser puis de confirmer la localisation du chef du Hezbollah. Et enfin de le tuer, le 27 septembre, sans trop se soucier des effets adjacents. Notre expert poursuit: « Les Israéliens ont construit des modèles de ciblage reposant sur l'intelligence artifi cielle. Si la cible est de haute valeur [High Value Target, en abrégé HVT, disent les espions, NDLR), ils acceptent que les dégâts collatéraux, donc sur des civils, soient relativement importants. Pour atteindre Nasrallah, ils ont visiblement tué beaucoup de monde. Un acteur des guerres de l'information contemporaines ne peut que le constater: « Dans les conflits technologiques d'aujourd'hui, on peut tenter de se protéger de l'autre en utilisant des moyens de communication dégradés, mais les vulnérabilités demeurent. Dans la logique de techno-guérilla, le détournement des technologies civiles ne réduit pas les vulnérabilités. C'est une confirmation qui va sans doute désinhiber des acteurs de la guerre et bouleverser les règles éthiques. »
Infiltration. Les bipeurs piégés ne sont pas une nouveauté conceptuelle. L'innovation réside dans l'association de ces outils low-tech à des milliers de cibles. De très longue date, Israël s'est fait une spécialité de ces chevaux de Troie de l'ère de l'information. Le principe: trouver un moyen pour fournir à un adversaire des équipements qu'il croit exempts de toute intervention extérieure, et qui sont en fait piégés. Un interlocuteur nous confie qu'un exemple de piégeage du Mossad pourrait concerner un site de lancement spatial: « Une pièce piégée a été introduite et, au moment du décollage, boum! La fusée est détruite et tout le monde est tué autour. » Il se trouve que, en août 2019, les Iraniens rencontrent un sérieux problème: pour la troisième fois, une fusée devant décoller de leur centre spatial Imam Khomeini, dans le nord de l'Iran, explose sur son pas de tir. Jusque-là, rien que de très banal, de tels accidents arrivent. Ce qui l'est moins, c'est que Donald Trump, alors en poste à la Maison-Blanche, diffuse sur Twitter une image satellitaire américaine classifiée montrant les effets de l'accident, en précisant dans son message: «Je présente mes meilleurs vœux à l'Iran et lui souhaite bonne chance pour déterminer ce qui s'est passé sur le site. » Curieuse formulation, convenons-en... Notre spécialiste n'est pas loin de penser que le Mossad pourrait, déjà, s'être introduit dans la boucle. Aucune puissance n'est à l'abri de ces chevaux de Troie. Trump s'est montré très réceptif aux avertissements de son appareil d'espionnage sur les risques posés par les pièges technologiques. C'est très précisément ce que les Etats Unis ont souhaité éviter dès sa présidence, en interdisant et en faisant interdire par leurs alliés, dont la France, l'usage des relais de communication des téléphones portables 5G et d'Internet fournis aux opérateurs înternationaux de télécommunications par la firme chinoise Huawei. Objectif de cet embargo, portant également sur l'expotation vers la Chine de processeurs de conception américaine: éviter que cette entreprise ne place dans ses équipe ments des mouchards et autres systmes d'espionnage qu'il serait impossible de repérer. Comme le précise le responsable du service de sécurité de l'un des plus gros opérateurs français de télé communications, transfuge des armées: « Pour savoir si de tels dispositifs espions ont été introduits dans les installations qui nous sont fournies, il faudrait les décortiquer jusqu'au niveau moléculaire. C'est pratiquement impossible, donc on s'en passe. » Pour les remplacer par des systèmes américains, dont la sécurité n'est pas vraiment mieux garantie au regard de l'indépen dance technologique française et européenne, soupire notre interlocuteur!
De la même manière qu'Israël s'est infiltré dans la livraison de bipeurs piégés au Hezbollah, d'autres équipements, voire des matériaux achetés par les cibles elles-mêmes, ont été livrés après avoir été chargés d'explosifs. L'un des derniers assassinés en date sur la très longue liste des adversaires de Tel-Aviv fut Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas qui avait monté l'opération du 7 Octobre. A Téhéran, le 31 juillet, il est tué par une explosion dans l'appartement mis à sa disposition au sein d'une résidence huppée ultrasécurisée, réservée aux caciques des gardiens de la Révolution islamique. La déflagration est énigmatique, car aucun système aérien, missile ou autre, n'a été détecté. Le New York Times révèle, dès le lendemain, que le dispositif explosif avait été introduit à l'avance dans le logement, en profitant d'une faille dans la sécurité de la résidence. Laquelle? Le mystère de meure. La guerre secrète est faite d'opportunités... Les autorités israéliennes l'ont dit et répété depuis des décennies: l'Iran n'est pas seulement leur cible en tant que parrain du Hamas et du Hezbollah, il est aussi dans le collimateur en raison de ses progrès vers la possession de l'arme nucléaire. Dans le contexte actuel, cet impératif demeure aussi prioritaire qu'en juin 1981, quand les avions de Tsahal avaient détruit, lors de l'opération Opéra, la centrale nucléaire vendue par la France à l'Irak.
Créativité. Le Premier ministre de l'époque, Menahem Begin, avait défini le principe qu'on appelle depuis la « doctrine Begin » : «Jamais nous ne permettrons à un ennemi de développer des armes de destruction massive contre le peuple d'Israël. Le Mossad n'a rien lâché sur ce point. En matière de guerre secrète, le maître mot demeure l'imagination. A Téhéran, en 2020, il avait eu recours à une méthode d'assassinat ciblé jamais mise en œuvre auparavant ni reprise depuis: un système de visée à distance, comprenant un fusil de haute précision de calibre 7,62 mm, a été placé au bord de la route dans un véhicule banal. 11 a frappé l'un des principaux responsables du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh. A distance, celui- ci a été identifié à coup sûr dans sa voiture et deux balles ont été tirées à travers son pare-brise. Le Mossad avait conçu cette opération en accord avec les services américains et le patron du Mossad, Yossi Cohen, l'avait présentée en personne au président Trump. Que les Iraniens aient retrouvé le poste de tir et aient pu le décortiquer ensuite n'est pas un problème. En matière d'opérations secrètes, un modus operandi n'est pas utilisé une seconde fois. Et si l'opération est bien préparée, ses exécutants ont déjà pris le large lors de la réalisation de « l'acte final ». Un officier français de haut rang, qui fut longtemps en relation professionnelle avec les services israéliens, ne tarit pas d'éloges sur leur méthode: « Au sein du Mossad, une équipe de brainstorming travaille en permanence à des opérations futures, en associant des experts de la collecte du renseignement, des opérationnels de terrain et des spécialistes techniques. Ils sont extrêmement imaginatifs, n'ont pas de limitation concernant les dégâts collatéraux. »
Contrôle. En 2006, la constellation de satellites espions Ofek détecte un bâtiment étrange dans le désert syrien. Bachar el-Assad construit alors dans le plus grand secret à Al-Kibar, près de Deir ez-Zor, une réplique de la centrale de production de plutonium de Yong-byon, en Corée du Nord. Selon différentes sources américaines et israéliennes citées en 2022 par le chercheur Eric Raharimbolamena, deux opérations d'infiltration vont alors permettre de récupérer des preuves de la nature militaire de l'installation: l'ordinateur d'un officiel syrien en visite à Londres en 2006 a été équipé, à son insu, d'un logiciel espion permettant de le surveiller à distance. Et, quelques mois plus tard, celui d'Ibrahim Othman, alors chef de la mission syrienne à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), à Vienne, est piégé lors d'une infiltration d'agents du Mossad à son domicile. Des photos de l'intérieur du bâtiment y sont découvertes, qui ne laissent aucune place au doute. Un interlocuteur nous a assuré que, déjà, le Mossad avait réussi à faire installer par les Syriens des équipements piégés à l'intérieur du bâtiment. Le 7 septembre 2007, une opération aérienne d'envergure détruit l'installation. Fin de la parenthèse nucléaire syrienne.
Israël est une démocratie. Les services secrets n'y détiennent pas le pouvoir. Ils sont les instruments d'une volonté politique légitime, issue du suffrage des électeurs. A l'issue d'un processus licite que le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, contrôle, leurs actions ne sont pas engagées sans avoir reçu un ordre d'exécution. Elles s'inscrivent dans un cadre stratégique et dans une logique qu'on peut contester, mais qui n'en demeure pas moins cohérente. Un acteur de la communauté française du renseignement nous le confirme: « Toutes les opérations sont issues d'une coopération entre les moyens techniques, les moyens humains, les réseaux. Elles se montent sur le temps long. Il est inconcevable à mes yeux que l'opération des bipeurs ait été conduite rapidement. Elle a non seulement nécessité de s'introduire dans les canaux d'approvisionnement, mais aussi de pénétrer des fidélités, de retourner des gens, de connaître parfaitement les circuits, puis de coordonner le tout. » La manière de les conduire peut se discuter. Mais, si les actes de guerre des services israéliens ne sont généralement pas revendiqués, ils ne sont pas démentis non plus. No comment demeure le maître mot de telles opérations, que leurs promoteurs dans tous les pays du monde, y compris la France, estiment permises par l'article 51 de la charte des Nations unies, qui autorise explicitement le droit pour les États de recourir à la légitime défense.
Impasse. Un ex-cadre du renseignement français que nous avons interrogé est très inquiet de l'évolution globale de la situation dans cette partie du monde. Il estime qu'il faut voir plus loin que les coups portés dans la bataille: « De telles opérations peuvent être des succès, elles ne font pas nécessairement gagner la guerre. Les Américains ont dépensé en Afghanistan des centaines de milliards de dollars et des moyens techniques d'espionnage gigantesques, et ça n'a rien changé. Et je crois que les Palestiniens tiennent tellement à leur terre que, à un moment donné, ils y arriveront. Yitzhak Rabin l'avait compris, mais il a été assassiné. Les services de renseignement israéliens et tous les cadres que j'ai rencontrés m'ont toujours dit que la solution, n'est pas de les flinguer, c'est de faire deux États. Les chefs des services l'ont dit: pour sortir de l'impasse, il faut négocier. Un ami du Mossad me faisait observer que, après soixante-dix ans de guerre et deux massacres absolus, Français et Allemands ont bien fini par se réconcilier! Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire avec les Arabes? »