La tolérance et l'ouverture étaient en pleine progression dans les pays musulmans
De vieux stéréotypes hantent à nouveau le Moyen-Orient. Le plus grand massacre de civils israéliens depuis la création de l'État, perpétré le 7 octobre, a été suivi d'un autre massacre de civils palestiniens. Les Etats-Unis, qui ont financé, armé et défendu Israel, suscitent à nonveau la colère. Il en va de même pour ses alliés occidentaux. Ensemble, ils sont accusés d'avoir facilité le pilonnage de Gaza et le déplacement de sa population. Une trêve, qui a débuté le 24 novembre (jusqu'au décembre, a permis la libération de 81 otages et de 240 déterous pulestiniens, ndt).
Cette guerre qui horrifie le monde musulman
La violence a réduit à néant les efforts déployés récemment pour améliorer les relations dans la région. Les porte-drapeaux de l'islam l'Arabie saoudite sunnite et l'Iran chilte avaient commencé à surmonter leurs divisions sectaires. En plus de s'accepter mutuellement, les États musulmans se mettaient également à reconnaitre l'État juif. Depuis 2020, quatre Étars arabes avaient adhére aux accords d'Abraham, normalisant ainsi leurs relations avec Israël. Pautres, dont l'Arabie saoudite, étaient sur le point de suivre.
Aujourd'hui, la guerre à Gaza radicalise er horrifie le monde musulman. Après des années de négligence, les Palestiniens ont attiré l' attention du monde entier sur leur sort. Le Hamas peut y voir une sorte de succès. Mais nombreux sont ceux qui reprochent au groupe terroriste islamiste d'avoir allumé les flammes israéliennes de l'enfer. Les retombées montrent que les musulmans se trouvent à un moment critique de l'évolution de leur foi. De vastes transformations religieuses, politiques et sociales bouleversent le Moyen-Orient et ses 400 millions d'habitants. La question est de savoir si l'atraque du Hamas ne va pas inverser cette révulution en attisant les braises de l'islamisme.
La ferveur anti-israélienne et anti-occidentale risque d'être ravivée à la source.
Dépolitisation et assouplissement de l'islam
Pour comprendre pourquoi une telle issue serait si néfaste, il suffit de constater combien l'attitude des musulmans à l'égard de la religion a évolué au cours des années qui ont précédé les artentats du 7 octobre. La pratique religieuse est passée d'une mobilisation politique pour le salut de la communauté, comme le pronent les islamistes, à une quête plus personnelle de spiritualité. Il en résulte que, pour de nombreux masulmans, l'islam s'est de plus en plus dépolitisé.
Cette tendance est évidente en Iran. Depuis la révolution de 1979, le pays est dirigé par un religieux chiite. Le pays se définit comme une république islamique et officiellement, 99,5% de ses 89 millions d'habitants sont musulmans. Mais en 2021, un sondage en ligne réalisé par Gamaan, un groupe de recherche néerlandais, révélait qu'environ la moitié des 50000 Iraniens interrogés déclaraient avoir quitté leur religion ou en avoir changé. Ils étaient moins d'un tiers à se présenter comme chiites, le courant musulman dominant. Malgré l'interdiction. du prosélytisme, l'intérêt pour les religions non musulmanes du pays, telles que le zoastrisme et le bahaisme, monte en flèche.
Les chrétiens évangéliques d'Iran affirment que le christianisme y progresse plus rapidement que dans n'importe quel autre pays. L'Iran est "la première société post islamique", estime Shahriar Ahy, un expert du pays.
Au cours des dernières années, dans l'ensemble du monde musulman, les religieux, autrefois intouchables, ont été critiqués pour leur cupidité er leur hypocrisie. Les allégements fiscaux, les attributions de terres et les vidéos de relations homosexuelles ont suscité l'indignation dans des pays comme l'Iran, l'Irak et le Pakistan. Certains théologiens ont tenté de s'adapter soit par conviction, soit pour rester convaincants. Au Maroc, Taha Abderrahmane, sans doute le philosophe le plus influent du monde musulman, a fait la synthèse entre l'humanisme et le code éthique de l'islam.
Aspiration nouvelle à la tolérance chez les élites
Les institutions autrefois en phase avec l'islam, comme la famille royale saoudienne, se sont assouplies. Le prince héritier du royaume, et dirigeant de facto, Mohammed ben Salmane, a renoncé à l'alliance de deux cent cinquante ans de sa famille avec les adeptes d'Ibn Ahdelwahhab, un théologien fondamentaliste du XVIII siècle. Il s'est également fait proclamer "mujaddid", ou "rénovateur de la foi", en 2018. Selon une enquête réalisée l'année dernière par le chercheur américain James Zogby (fondateur du Arab American Institute, ndt), plus de deux tiers des jenues adultes du Moyen-Orient out déclaré souhaiter que les institutions religieuses "se modernisent".
La tolérance religieuse a largement progressé dans les pays musulmans. Au cours de la dernière décennie, plus d'une douzaine d'entre eux ont accueilli le pape François. L'Egypte, les Emirats arabes unis (EAU) et le Maroc ont rénové des synagogues ou en ont construit de nouvelles. En Irak, un centre de dialogue interconfessionnel a ouvert ses portes en face du sanctuaire le plus sacré du chiisme à Nadjaf.
Les réformes sociales ont accompagné l'essoufflement de la ferveur islamiste. En Arabie sacudite, la pression est venue du sommet, mais de nombreux citoyens l'ont accueillie favorablement. Aujourd'hui, les mosquées rivalisent avec les concerts de stars, les festivals de cinéma et les rencontres sportives pour attirer l'attention du public. Les hommes et les femmes ne sont plus séparés dans les universités, les bureaux et les restaurants, Les nécessités économiques ont également poussé les femmes à occuper des emplois traditionnellement masculins, qu'il s'agisse de garder le bétail ou de conduire des taxis. En parallèle, le Parlement tunisien annulait en 2017 l'interdiction faite aux femmes musulmanes d'épouser des hommes non musulmans, interdiction fondée sur la charia.
La gronde du peuple contre l'effondrement économique
D'autres changements sont encouragés par les populations musulmanes, mais non par les élites. L'Iran a connu des manifestations massives pour les droits des femmes l'année dernière; le régime a tue 500 personnes en représailles. Les taux de divorce dans les pays du Golfe, autrefois conservateurs, dépassent désormais ceux de nombreux pays occidentaux. Les difficultés économiques ayant contraint les couples à retarder leur mariage, les relations sexuelles avant mariage sont devenues plus fréquentes dans la région, selon les sociologues.
L'islam politique s'est essoufflé au cours d'une décennie où les normes sociales et culturelles se sont de plus en plus mondialisées. En 2011, il a prospéré pendant le printemps arabe. Mais en 2019, les manifestants en Algérie, en Iran, en Irak, au Liban et au Soudan réclamaient un État séculier (n'appartenant à aucun ordre religieux, ndt). En 2021, les Marocains ont voté contre un Premier ministre islamiste et son parti.
Ce rejet de l'islam politique reflète le manque d'efforts déployés par ses adeptes pour lutter contre le profond malaise économique dans les pays où ils étaient au pouvoir. En Egypte, à Gaza et en Tunisie, les revenus se sont effondres sous leur régne. Le chômage a explosé et les investissements étrangers ont chuté. Idlib, redoute djihadiste dans le nord-ouest de la Syrie, est l'une des provinces les plus pauvres du pays. Les islamistes n'ont pas toujours été à l'origine de ce malaise. Mais ils avaient promis "l'islam est la solution". Tel n'est pas le cas.
L'islamisme radical en voie d'essoufflement
Dans des pays comme l'Égypte, la puissance militaire a chassé les islamistes du pouvoir. (La déception populaire qui a suivi montre que certains les ont peut-être regrettés.) En Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les Frères musulmans, le plus ancien mouvement islamiste au monde, ont été interdits. L'année dermère, la Tunisie a emprisonné Rached Ghannouchi, l'islamiste qui occupait le poste de président du Parlement du pays. L'ostentation religieuse a également suscité l'hostilité des gouvernements. En septembre, l'Égypte a interdit dans les écoles le niqab et le fait de se couvrir le visage.
Le djihadisme violent a décliné en même temps que l'islam politique. A partir de 2001, les gouvernements occidentaux ont mené une "guerre contre le terrorisme". Deux décennies plus tard, les attentats "spectaculaires" perpétrés dans une grande partie du monde sont considérés comme appartenant au passé. En Syrie et en Irak, une coalition dirigée par les Américains a détruit le califat de l'Etat islamique (Daech), un territoire de la taille de la Grande Bretagne qui abritait et entraînait des dizaines de milliers de combattants. Depuis 2019, les attaques djihadistes en Syrie sont passées de plus de 1000 par an à une centaine.
D'autres mouvements islamistes sont devenus plus modérés pour survivre. C'est le cas de la branche syrienne d'Al-Qaïda. Pendant des années, le Hamas, du moins en apparence, a semblé faire partie de ce club. Il a mis fin à ses attentats suicides en Israël et a publié en 2017 une nouvelle charte dépouillée de l'antisémitisme manifeste de la version précédente. Beaucoup de femmes gazaouies ont retiré leur voile. II est ironique qu'Israël, dans le but de diviser les Palestiniens, ait en fait soutenu l'un des derniers bastions islamistes de la région et ait appris à vivre avec sa domination. Le déchaînement du Hamas dans le sud d'Israël a toutefois brisé toute illusion de coexistence possible.
Le djihadisme renaîtra-t-il de ses cendres ?
Comment l'islam politique évoluera-t-il en réponse à la guerre de Gaza ? Il est possible qu'une nouvelle génération d'extrémistes émerge. Les difficultés économiques, la mauvaise gouvernance et le despotisme pernicieux constituent un terrain fertile pour son retour. La Libye, le Liban et le Yémen sont déjà des États défaillants. Les pays les plus peuplés du Moyen-Orient, l'Égypte et l'Iran, sont tous deux économiquement instables.
La guerre de Gaza "risque d'être le bouche-à-bouche qui ressuscitera les Frères musulmans", déclare Ahmed Abu Douh, un analyste égyptien de Chatham House, think tank britannique. Sans gouvernement, le Hamas pourrait faire encore plus de ravages. À la périphérie de l'islam, les feux idéologiques brûlent sans s'éteindre. Les djihadistes prospèrent en Afghanistan et dans l'est de la Syrie lorsque les Kurdes se retirent dans leurs casernes. Ils contrôlent une grande partie du Sahel et s'infiltrent dans d'autres régions d'Afrique. "Il est trop tôt pour célébrer la fin du djihadisme", déclare Rajan Basra, du Department of War Studies de Londres.
Les gouvernements du Moyen-Orient tentent d'étouffer toute résurgence. De nombreux dirigeants musulmans considèrent qu'un renouveau de l'islamisme constitue une menace pour eux-mêmes autant que pour l'Occident. Ils peuvent même soutenir l'objectif d'Israël de détruire le Hamas, sans approuver les moyens employés. Aucun pays ayant récemment normalisé ses relations avec Israël ne les a rompues, ni n'a appelé les États-Unis à quitter ses bases régionales. La plupart des États du Golfe ont interdit les manifestations et les sermons de solidarité avec les Palestiniens. Même le Qatar, protecteur du Hamas et d'autres causes islamistes, a proposé d'expulser les islamistes si son allié, les États-Unis, le lui demandait. L'Iran et son axe de résistance se sont également détournés du combat et ont laissé le groupe se battre seul. Cependant, il serait erroné de confondre silence et acquiescement. "Il faut se méfier de l'eau qui dort, déclare Ali Bakir, expert en islam politique auprès de l'Atlantic Council, un groupe de réflexion américain. Elle peut annoncer l'explosion à venir." L'islamisme a l'habitude de renaître de ses cendres. Beaucoup se sont réjouis de la mort du djihadisme après l'assassinat d'Oussama ben Laden en 2011. Pourtant, deux ans plus tard, Daech déferlait sur le Moyen-Orient.
Gaza, et après?
Le renversement du Hamas à Gaza peut apporter une accalmie à court terme, mais avec le temps, il risque d'essaimer ses idées et ses militants à travers le Moyen-Orient. L'islamisme lui-même pourrait évoluer vers un mouvement moins sectaire au fur et à mesure qu'il se répand, peut-être en rassemblant les adeptes sunnites et chiites, mais son militantisme pourrait s'intensifier. "Le monde rêve s'il pense que le moment islamiste est passé, déclare Andrew Hammond, de l'université d'Oxford.
Pour que l'islam politique reste relativement tranquille, il faudra combler le fossé entre Israël et les Palestiniens. Les régimes musulmans de la région devraient s'attaquer d'urgence aux maux socio-économiques dont se nourrissent les islamistes. Les États pétroliers du Moyen-Orient peuvent se permettre un contrat (social, ndt) qui offre la liberté individuelle plutôt que politique. En revanche, les plus pauvres d'entre eux ne sont pas en mesure de financer la protection sociale qui sous-tend ce contrat. Pourtant, l'enfermement des islamistes radicaux ne compensera en rien cet état de fait. L'islam a souvent prospéré dans un monde multiconfessionnel. Il peut le faire à nouveau.